Comment la Russie prérévolutionnaire intégrait-elle les étrangers?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Jusqu’à Pierre le Grand, il n’y avait pas de normes dans le droit russe qui définissaient clairement qui était un sujet du souverain russe et qui était un étranger. Cependant, en Russie, les étrangers étaient clairement visibles en raison de leur apparence et de leurs vêtements différents. Ainsi, même ceux d’entre eux qui connaissaient ou apprenaient le russe n’étaient jamais reconnus comme pleinement Russes.

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À partir de la fin du XVe siècle, lorsque la grande-principauté de Moscou a commencé à se constituer en État souverain, les étrangers venus d’Europe sont devenus de plus en plus nombreux, et il a fallu les prendre en compte d’une manière ou d’une autre et, surtout, les protéger. Ne connaissant pas la langue, mais surtout les coutumes russes, les étrangers pouvaient en effet devenir la proie des voleurs. Après tout, ils se rendaient en Russie pour des raisons commerciales, apportant avec eux de l’argent et des objets de valeur. Or, au XVIIe-XVIIIe siècle, dans la campagne russe, l’on pouvait facilement être tué pour un bon pantalon ou de bonnes bottes. L’État avait donc directement tout intérêt à assurer la sécurité des étrangers à l’intérieur du pays, faute de quoi ils cesseraient de voyager et les activités commerciales seraient réduites à néant.

La prise en compte des étrangers était également profitable : les droits prélevés sur les marchands européens en Russie étaient trois ou quatre fois plus élevés que les taxes imposées aux commerçants locaux. En outre, les Russes en général étaient très intéressés par le commerce, l’échange de connaissances scientifiques, la culture et l’art de l’Europe occidentale.

Au cours des XVIe et XVIIe siècles, malgré les guerres et les crises politiques, des militaires, des médecins, des artisans et des armuriers sont venus d’Europe en Moscovie. À partir du XVIe siècle, les étrangers entrant en Russie se sont vu délivrer des chartes de passage portant le sceau de cire rouge du tsar. Il fallait les obtenir au bureau de l’ambassade et ce n’est qu’après cela qu’il était possible de commercer ou de rendre des services.

À partir de 1649, l’État russe a commencé à surveiller de près ses propres citoyens : le Sobornoïé oulojénié (un code de lois) comportait un chapitre entier intitulé « Des chartes de passage vers d’autres États ». Désormais, toute personne voyageant « pour le commerce ou toute autre affaire dans d’autres États » devait le signaler : dans les villes provinciales, au voïevode (gouverneur), et à Moscou, au souverain lui-même, et recevoir une charte de voyage.

Voyager sans charte était un délit qui devait faire l’objet d’une enquête pour savoir si la personne complotait une trahison. Si cette dernière était découverte, le contrevenant était passible de la peine de mort. S’il s’avérait qu’il avait voyagé sans intention de nuire, il était fouetté – une punition sévère, après laquelle l’on pouvait rester mutilé.

Le baptême en guise de naturalisation

Les chartes de passage ne sont apparues qu’au XVIe siècle. Cependant, avant cela, il était déjà possible de faire la distinction entre les étrangers et les habitants locaux à l’intérieur du pays. D’abord par la langue, mais aussi par la religion. Il était d’usage de considérer tous les chrétiens orthodoxes, qu’ils soient Grecs ou originaires des Balkans, comme locaux sur la base de leur religion.

La plupart des étrangers – catholiques, luthériens et protestants –, même lorsqu’ils vivaient en Russie, souhaitaient préserver leur foi et leurs rituels, et s’installaient donc dans des slobodas (quartiers) spéciales. À Moscou, l’on trouvait ainsi les Staraïa et Novaïa Nemetskaïa sloboda (Vieux et Nouveau quartiers Allemands), où s’installaient les « Allemands » – terme qui ne désignait pas seulement les Allemands ethniques, mais en général tous ceux qui parlaient des langues étrangères (principalement européennes), car le mot « allemand » en russe est dérivé du mot « muet ». Bien entendu, le baptême n’était pas obligatoire, mais les autorités laissaient la protection contre la xénophobie russe à la conscience des étrangers eux-mêmes, comme si elles les encourageaient à se faire baptiser.

Il n’y avait pas de procédure formelle de naturalisation à l’époque d’avant Pierre le Grand, mais elle était justement remplacée par le baptême dans l’orthodoxie. Selon la règle générale, une personne baptisée dans la foi russe était autorisée à porter des vêtements russes et à quitter sa sloboda étrangère sans craindre d’être battue. Son ancien prénom était en outre remplacé par un nom orthodoxe (souvent similaire à son ancien prénom), il pouvait épouser une Russe et était progressivement assimilé à la population de Moscovie.

Sur la base de quels droits les étrangers vivaient-ils dans l’Empire russe ?

Pierre le Grand a facilité l’entrée des étrangers en Russie en 1702. Il a ordonné de fournir des chevaux de remplacement et des moyens de transport à tous ceux qui franchissaient la frontière russe pour rejoindre l’armée russe. Il était également spécifié : « qu’aucune entrave ou perturbation ne devait être causée aux officiers qui arrivaient, mais qu’au contraire, que devait leur être accordée toute la bonne volonté nécessaire aux services ». Une totale liberté de religion leur était alors garantie : il n’était pas obligatoire de se convertir à l’orthodoxie pour entrer en service.

Le Collège secret du Conseil militaire a par ailleurs été créé pour juger les étrangers afin qu’ils ne le soient pas selon les lois russes. Pierre garantissait que les étrangers seraient en outre autorisés à quitter le service lorsqu’ils le souhaiteraient et mentionnait séparément que « les marchands et les artistes qui ont l’intention d’entrer en Russie doivent être accueillis avec toute la faveur possible ».

Après avoir vaincu la Suède lors de la grande guerre du Nord, Pierre a fait de nombreux prisonniers étrangers, qui n’étaient pas tous désireux de rentrer chez eux. C’est pourquoi, en 1721, il a rendu possible pour la première fois l’accès à la citoyenneté russe non pas par le baptême, mais par un serment volontaire.

En 1747, un texte uniforme du serment a été adopté : « Je soussigné, ancien sujet de <tel souverain>, promets et jure à Dieu tout-puissant d’être un serviteur fidèle, bon et obéissant et de rester à jamais soumis au tout-lumineux souverain <nom du tsar russe> et de ne pas me rendre à l’étranger et de ne pas entrer au service de l’étranger ». Il est resté tel pendant tout le XVIIIe siècle.

Paul Ier a ensuite supprimé le mot « serviteur » du texte du serment, mais a en même temps ordonné d’instaurer une surveillance secrète de tous les étrangers. Et à partir de 1807, les étrangers qui n’étaient pas devenus sujets n’avaient plus le droit de faire partie des guildes marchandes, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient pas devenir de grands hommes d’affaires. Il leur était seulement possible de commercer, de travailler et de rendre des services.

En 1826, Nicolas Ier a quant à lui simplifié l’accès à la citoyenneté : le serment pouvait désormais être prêté devant le conseil provincial du lieu de résidence, sans qu’il soit nécessaire de se rendre dans la capitale. Cependant, pendant longtemps, jusqu’en 1864, les étrangers naturalisés ne bénéficiaient pas des mêmes droits que les sujets « de naissance ».

Et qu’en est-il du baptême orthodoxe lors de la naturalisation ? Il n’est resté obligatoire que pour les personnes de sang royal ayant épousé des tsars russes. Ainsi, Sophie d’Anhalt-Zerbst a été baptisée dans l’orthodoxie sous le nom de Catherine (Ekaterina) Alexeïevna (future Catherine II), parce qu’elle était l’épouse de l’héritier du trône de Russie, le futur Pierre III. Ce dernier n’était d’ailleurs pas non plus Russe – il s’appelait Karl Peter Ulrich à la naissance, mais il a été baptisé dans l’orthodoxie, car il a hérité du trône impérial.

Le cas des minorités ethniques : un entre-deux

Outre les étrangers, la Russie comptait de nombreux habitants qualifiés d’étrangers en raison de leur appartenance ethnique différente : Bachkirs, Kirghizes, Kalmouks, Samoïèdes, Bouriates, Iakoutes, Tchouktches et autres.

La Russie a tenté de christianiser ces peuples, mais sans succès : certains représentants ont été baptisés dans la foi orthodoxe, mais la plupart d’entre eux ont conservé leur propre foi et leurs traditions. Le gouvernement a donc décidé de laisser à ces « étrangers » leur système de gouvernance clanique d’origine et leur droit coutumier. Ils ont également été exemptés de certains devoirs, de la conscription militaire, de certains types de sanctions pénales, etc., tout cela afin de les maintenir dans la subordination et de ne pas provoquer de conflits religieux et ethniques.

Toutefois, parallèlement, les ethnies telles que les Tatars, les Tchouvaches, les Maris, les Mordves, les Oudmourtes, les Ijoriens, les Caréliens et les Vepses, qui vivaient au centre et à l’ouest des terres russes, ont été « intégrées » dans le système général d’administration dès l’époque de Pierre le Grand, payaient des impôts et s’acquittaient de certains services. Avec le temps, l’orthodoxie s’est largement répandue parmi eux.

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