Ces grands Russes ayant trouvé en la France leur dernière demeure

Natalia Nosova
Flammes de la Révolution et de la guerre civile, effondrement de l’Empire et émergence sur ses cendres d’un «colosse» totalitaire – le XXe siècle s’est avéré particulièrement turbulent et sanglant pour la Russie. Pris dans ce tourbillon de l’histoire, le pays a connu en près de sept décennies trois vagues d’émigration à l’issue desquelles des millions de ses ressortissants se sont retrouvés à l’étranger. Pour des milliers d’entre eux, c’est la France qui est devenue le dernier refuge...

Le prince Ioussoupov et son épouse, Irina de Russie

Près de 20 000 ressortissants de Russie gisent au cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois, non loin de Paris. Sous l’une de ces croix tombales reposent le prince Félix Ioussoupov, dernier représentant masculin de l’une des familles les plus riches et influentes de Russie, dont la fortune, dit-on, faisait pâlir celle de la maison impériale, et son épouse, la princesse Irina de Russie, seule et unique nièce du dernier empereur Nicolas II.

Félix Ioussoupov

L’hymen entre les représentants de ces deux grandes familles – dont les noms resteront à jamais gravés dans les annales de l’histoire de Russie – promettait de n’être que bonheur, cependant l’idylle relative (ternie par l’infidélité de Félix) n’a duré que jusqu’à ce que les historiens appellent « le premier coup de feu de la Révolution » – l’assassinat de Grigori Raspoutine, événement auquel le nom de Félix est d’ailleurs associé.

Tombé en disgrâce après le meurtre du favori de l’impératrice, Félix n’a évité l’échafaud que suite à l’implication dans le complot du grand-prince Dimitri Pavlovitch de Russie, cousin de l’empereur, et s’est vu condamné à l’exil.

Il ne sera autorisé à retourner dans la capitale qu’après la Révolution de février et l’abdication de l’empereur. Il ne regrettera jamais son geste et déclarera plus tard à un journaliste lui demandant si le meurtre du « starets » n’avait pas précipité la Révolutionque cette dernière avait eu lieu car il n’était pas « parvenu à tuer Raspoutine à temps pour l’arrêter ».

De retour à Pétersbourg, il ne la reconnaîtra pas : « La vie devenait de plus en plus insupportable. Toute le monde, même des personnes aisées, même ceux qui se considéraient conservateurs, était possédé par l’idée de la révolution », écrivait-il.

Une nouvelle révolution ne tardera pas à survenir et déjà en juillet qui suit Nicolas II et les membres de sa famille sont assassinés à Ekaterinbourg. Félix et Irina Ioussoupov quitteront leur pays le 11 avril 1919 à bord du HMS Marlborough – en compagnie de l’impératrice douairière Marie Fedorovna et d’autres représentants de la dynastie Romanov – n’important avec eux que deux tableaux de Rembrandt et des joyaux familiaux.

S’enchaînent Malte, le Royaume-Uni, puis la France où le couple décide de s’installer. La vie de luxe qu’ils ont eu l’habitude de mener reste vain mot. Dans un premier temps, ils continuent à se dédier aux œuvres charitables en aidant d’autres émigrés russes en France et lancent même une maison de mode et couture rue de Duphot appelée Irfé (en référence aux premières lettres de leurs prénoms). Si le bon goût et la réputation des Ioussoupov ont aidé ce projet à impressionner la société parisienne, il n’est guère utile pour améliorer leur situation financière, les forçant finalement à vendre leur maison dans le bois de Boulogne et à déménager dans un appartement rue Pierre Guérin, où ils passeront le reste de leurs jours.

Le prince a quitté ce monde en 1967 et sa fidèle compagne l’a suivi trois ans plus tard. Ils ont laissé derrière eux un seul enfant, Irina.

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Ivan Bounine, premier Prix Nobel de littérature russe

Ironie du sort – le premier écrivain russe à recevoir le Prix Nobel de littérature a appris cette nouvelle alors qu’il vivait depuis déjà 13 ans sur le sol français, à Grasse, loin de son pays natal.

« La maîtrise de Bounine est un exemple extrêmement important pour notre littérature, comment faut-il traiter la langue russe, comment voir le sujet et le représenter plastiquement. Nous apprenons de lui la maîtrise du mot, l’image et le réalisme », au sujet de ce poète, traducteur et prosaïque l’homme de lettres Alexeï Tolstoï.

Bounine commence à écrire très jeune – des poèmes, essais et portraits sortent de sa plume, et à peine âgé de 16 ans il termine son premier roman qui ne sera pourtant pas publié, ce qui ne décourage toutefois pas le futur génie. Il continue à écrire, mais ses premières œuvres ne suscitent pas beaucoup de résonance, alors que chaque publication d’auteurs tels que Gorki provoque une véritable tempête dans les milieux de la critique.

La véritable reconnaissance ne lui arrive qu’après la sortie de son recueil Automne, en 1901. Il perfectionne un style propre à lui, tout en restant fidèle aux traditions de la classique russe, et en l’espace de moins de dix ans se voit décerner à deux reprises le prix Pouchkine, la plus haute distinction littéraire dans la Russie tsariste.

Mais le vent de la Révolution s’empare du pays et chamboule la vie de l’écrivain. Issu de la noblesse appauvrie, Bounine ne voit pas d’autre alternative que l’immigration.

Peu avant de quitter sa patrie, il écrit dans Les Jours maudits : « Nos enfants, nos petits-enfants ne seront pas en état même de se représenter la Russie dans laquelle nous avons, à un moment donné (c’est-à-dire hier) vécu… ».

En France, il réside d’abord à Paris, mais c’est la Provence, dont le climat lui rappelle tant la Crimée bienaimée, qui conquiert son cœur. Il s’installe donc dans la villa Belvédère, près de Grasse, et ne passe généralement dans la capitale que quelques mois d’hiver.

Invité à déménager aux États-Unis il décline la proposition et reste dans l’Hexagone où il crée de grandes œuvres telles que La Vie d’Arseniev et Les Allées sombres. Mais la nostalgie pour la Russie le gagne, ce qu’il avoue dans une lettre à un ami moscovite. Suite à la sollicitation d’Alexeï Tolstoï, Staline soulève même la question du retour de Bounine en Russie, mais la Seconde Guerre mondiale ne tarde pas à éclater.

Après la fin du conflit, sort une loi autorisant le retour au pays des ressortissants de l’Empire russe et des personnes déchues de la citoyenneté soviétique vivant en France. Mais Bounine refuse de l’obtenir.

« Trop tard, trop tard... Je suis vieux, et de mes amis plus personne n’est en vie. De mes amis proches il ne reste qu'un seul Telechov, mais celui-là, je crains qu'il ne meurt avant mon arrivée. J'ai peur de me sentir comme dans un désert. (...) Et je me suis attaché à la France, je m'y suis habitué, et ce serait difficile pour moi de m’en défaire. Et prendre le passeport et ne pas aller, rester ici avec le passeport soviétique – pourquoi prendre le passeport pour ne pas y aller ? Comme je n'y vais pas, je vais vivre comme j'ai vécu, ce n’est pas la question de mes documents, mais de mes sentiments... ».

Comme les autres Russes de notre sélection, Ivan Bounine a trouvé son ultime refuge à Sainte-Geneviève-des-Bois, mais en mémoire de l’écrivain, un monument lui étant dédié a récemment été inauguré à Grasse.

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Andreï Tarkovski, grande figure du cinéma d’auteur

Stalker, Andreï Roublev, Miroir, L’Enfance d’Ivan – le nom de ces films est sans doute familier aux admirateurs de cinéma d’auteur des quatre coins du monde. « Dieu » du cinématographe, c’est ainsi qu’ont qualifié le réalisateur soviétique des personnalités du monde du Septième art telles que Daniel Boyle ou Lars von Trier. 

Et pourtant ce n’est point avec le cinéma que le futur génie voulait initialement lier sa carrière – après l’école il entre à l’Institut des langues orientales pour devenir arabiste, puis abandonne la faculté et part en tant que collecteur géologue en Sibérie. Son talent de réalisation ne se révèle que plus tard, alors que Tarkovski a 22 ans.

Aujourd’hui, alors qu’il ne se passe pratiquement pas une année sans que des rétrospectives de films de Tarkovski soient organisés dans des salles obscures de Russie, il est difficile d’imaginer à quel point sa carrière a été tragique sous les Soviets. La nouveauté de la vision présentée dans ses œuvres a été mal accueillie à l’époque. « La liberté de création existe chez nous, mais pas à ce point », a lancé à son propos Filipp Ermach, président du comité d'État de l'URSS pour le cinéma (Goskino). Pendant qu’en URSS il se voyait refuser le budget et que ses films interdits de projection et faisaient objet de la censure la plus stricte, en Occident il était déjà perçu comme un génie. Lion d'or du festival de Venise, prix de la critique internationale et prix spécial du jury à Cannes – telles sont les distinctions qu’il avait déjà à son actif à l’époque.

Parti travailler en Italie en 1982, il demande aux autorités soviétiques de proroger la durée de sa mission dans ce pays européen, mais se voit opposer un refus catégorique. Il travaille sur son avant-dernier film Nostalghia et réitère pourtant ses requêtes qui n’aboutissent toujours à rien. En 1984, ignorant encore qu’il souffre d’une maladie mortelle, il décide de ne pas rentrer en URSS.

Tarkovski continue à travailler en Europe, notamment en Suède, où il tourne en 1985 Le Sacrifice, qui sortira sur les écrans l’année suivante. Mais en décembre de cette même année le verdict tombe – cancer des poumons.

Le reste de ses jours, Tarkovski les passera à Paris, en France, où il s’est rendu sur l’initiative de l’actrice Marina Vlady et de son compagnon, le cancérologue Léon Schwartzenberg. Il s’installe dans un appartement rue Puvis-de-Chavannes, voie du 17e arrondissement de Paris qui arbore aujourd’hui une plaque commémorant  l’étoile inégalée du cinéma d’auteur russe. Il a quitté ce monde le 29 décembre 1986 et repose comme tant de ses compatriotes au cimetière Sainte-Geneviève-des-Bois, où il a d’abord été inhumé dans une tombe provisoire.

« À celui qui a vu l'ange », peut-on lire sur la pierre tombale, tandis que les sept marches l’ornant symbolisent ses sept long-métrages, qui continuent à inspirer des réalisateurs du monde entier.

D’ailleurs, c’est uniquement en apprenant que les jours du grand artiste étaient comptés que les autorités soviétiques ont autorisé son fils unique à sortir du pays pour lui faire ses adieux.

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« Demi-dieu » du ballet, Rudolf Noureev

Si vous visitez le cimetière de Sainte-Geneviève-du-Bois, une tombe couverte d’un tapis oriental brodé d’or attirera votre attention. Sous cette couverture de mosaïque gît le danseur étoile et chorégraphe Rudolf Noureev.

« Il voulait devenir un demi-dieu et ce demi-dieu engendré d’abord dans sa fantaisie s’est matérialisé et s’est mis à gérer ses actes et aspirations », disait son ami de jeunesse Tamara Zakrajevskaïa, citée dans le livre Je mourrai demi-dieu.

Né en 1938 dans une famille tatare musulmane, Rudolf affiche depuis son plus jeune âge une passion pour la danse et se montre vraiment doué. Loué pour son talent, encore garçon il commence donc à songer à une carrière de danseur et à des études à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg).

Toutefois, de retour du front, son père apprécie très peu le penchant de son fils pour la musique et la dance et préfère le voir choisir un métier ouvrier – profession on ne peut plus masculine.

« Comme à la maison on m’a interdit de danser – et évidemment je ne pouvais pas abandonner la danse – j’ai été forcé d’entamer une vie remplie de mensonges », écrira-t-il plus tard dans son autobiographie, qui paraîtra un an après sa décision de ne pas retourner en URSS.

En dépit des obstacles, il entrera à l’Institut chorégraphique d'État de Leningrad (aujourd’hui, l’Académie de ballet Vaganova), puis sera admis au sein de la troupe du théâtre Kirov (Mariinsky).

Toutefois, trois ans plus tard, lors d’une tournée à Paris, Rudolf, déjà soupçonné d’homosexualité, reçoit l’ordre de renter d’urgence en URSS, ses sorties nocturnes ne passant pas inaperçues, alors qu’au programme de la troupe figurent encore des prestations à Londres. Déjà à l’aéroport, il effectue finalement son « grand saut vers la liberté » en s’adressant à deux agents de police, leur demandant l’asile.  

Dès le jour suivant, la future vedette mondiale du ballet était acceptée dans la troupe du marquis de Cuevas.

L'étonnante plasticité et la sensualité de ses interprétations l'ont amené à se produire dans les plus grandes compagnies de ballet du monde – le Ballet royal de Copenhague, l'Opéra de Vienne, le Royal Ballet de Londres... La danse de Noureev a changé l'attitude envers le rôle masculin dans le ballet à travers le monde – depuis, les danseurs évoluent à égalité avec les ballerines. Ce n'est pas sans raison que son duo avec Margot Fontaine a été reconnu comme le meilleur du XXe siècle.

Enfin, le jour est venu où les portes de l'Opéra de Paris se sont ouvertes devant lui – le lieu où, à une époque, l'art du ballet était né. À l'époque, Noureev avait 45 ans, l'âge auquel les danseurs prenaient leur retraite. Il sentait intuitivement que c'était une chance de commencer une nouvelle vie. À l'Opéra, il a alors à la fois été nommé aux postes de directeur, danseur et chorégraphe. 25 ans que cela ne s’était pas produit, depuis le départ de Serge Lifar!

Noureev a plus d’une fois eu des conflits avec les artistes français en raison de son style de gestion rigide, de ses fréquentes excursions lors de tournées régulières, et parfois, de son parti pris dans le choix des solistes pour un rôle particulier. Mais malgré son caractère difficile, en six ans de travail au sein de la compagnie, il a mis en scène 12 ballets et fait découvrir au monde des étoiles comme Élisabeth Platel, Monique Ludier, Isabelle Guérin, Manuel Legris, Charles Jude et Laurent Hilaire

Noureev est décédé en 1993 à Paris des complications du SIDA.

Dans cet autre article, découvrez ces adresses parisiennes qu’a côtoyées Lénine durant son exil.

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