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Toutes les maisons d'édition soviétiques appartenaient à l'État et n’importe quel texte devait subir une censure préalable avant d'être imprimé. Elle était réalisée par le Département de la littérature et des éditions (Glavlit), une sorte de « Ministère de la Vérité » du roman 1984 de George Orwell.
Sous Staline, une œuvre accidentellement rendue publique pouvait être considérée criminelle post factum, ce qui pouvait avoir de lourdes conséquences pour l'auteur et le censeur. Cependant à cette époque, selon de nombreux écrivains, les conditions de publication étaient plus claires et dans des cas extrêmes, le tyran lui-même s’occupait de la censure des textes de l'auteur controversé. Dans les années 1960, au contraire, l'arbitraire des censeurs allait jusqu’à l'absurdité, poussant les écrivains au désespoir.
Il y avait de nombreuses raisons pour lesquelles les livres n’étaient pas imprimés. Ils pouvaient, selon les censeurs, par exemple contenir une critique de l’URSS (quoiqu’allégorique et voilée), être insuffisamment patriotiques et ne pas correspondre aux valeurs du peuple soviétique. De plus, les livres ne devaient pas montrer une image positive de la religion et donner aux événements historiques une interprétation différente de celle prônée par les autorités. En outre, tous les écrivains qui quittaient l’Union soviétique étaient considérés comme des ennemis et des traîtres de la Patrie et leurs livres n'y étaient pas publiés non plus.
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Voici quelques-uns des chefs-d’œuvre littéraires ayant connu ce sort et qui n’ont pu être imprimés qu’à la veille de l'effondrement de l'URSS.
Jours maudits d’Ivan Bounine (écrit en 1918-2020, publié en URSS en 1988)
Quand la Révolution de 1917 a éclatée dans l'Empire russe, Bounine vivait à Moscou. Le futur premier Prix Nobel de la littérature russe n'a pas soutenu le coup d'État bolchevique. Il sympathisait avec l’Armée blanche et a même voulu se porter volontaire pour rejoindre ses rangs. En 1920, il a émigré en France.
Profondément choqué par l'horreur et les violences de la guerre civile russe, il a décrit ses impressions dans un journal intime. Sur la base de ces notes, il a ensuite donné naissance au célèbre livre Jours maudits. Publié en France dès 1925, il a été perçu comme « antisoviétique » en URSS, si bien que son impression était tout simplement impossible.
Après la mort de Staline, certaines des œuvres de l'écrivain ont été imprimées en petits tirages dans sa patrie, mais ses Jours maudits ont été interdits jusqu'à la Perestroïka et n'ont été publiés qu'en 1988 avec quelques amendements de censure. Le texte intégral est devenu disponible au public russe deux années plus tard.
Nous autres d’Evgueni Zamiatine (écrit en 1920, publié en URSS en 1988)
Le roman le plus connu de Zamiatine, la dystopie Nous autres, a eu une forte influence sur l’œuvre de George Orwell et Aldous Huxley. Leurs œuvres 1984 et Le Meilleur des mondes n’ont été écrites qu’après. Mais aucun d'eux n'a été autorisé à être publié en URSS.
Nous autres présente un État totalitaire, rappelant beaucoup le communisme de guerre, où la vie, même intime, est contrôlée par les autorités. Les censeurs soviétiques y ont vu une moquerie du système soviétique (et ont vu juste !), ainsi qu'une allusion désagréable aux événements de la guerre civile.
L’idée d’expulser du pays Zamiatine au sein d’un groupe d’autres écrivains antisoviétiques a alors été évoquée, mais au bout du compte il a été arrêté « jusqu'à nouvel ordre ». Grâce à des amis qui ont demandé sa libération au gouvernement, il a cependant pu sortir de prison au bout d’un certain temps.
Avant son arrestation, Zamiatine avait réussi à envoyer son manuscrit de Nous autres en Occident. Le roman a ainsi été publié aux États-Unis, puis en Europe. Pour cette « trahison », l’écrivain a été persécuté en URSS. En 1931, il a lui-même demandé à Staline l'autorisation de quitter le pays. Là encore, des personnes influentes sont venues à sa rescousse. Ainsi, Maxim Gorki, adulé par le petit père des peuples, a plaidé en sa faveur, si bien que Zamiatine a été autorisé à quitter le pays. De 1931 jusqu'à sa mort, en 1937, Zamiatine a vécu à Paris. Nous autres ne sera publié en URSS qu'en 1988.
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Cœur de chien de Mikhaïl Boulgakov (écrit en 1925, publié en URSS en 1987)
La plupart des œuvres pour lesquelles les lecteurs adorent Boulgakov ont été publiées après sa mort. Bien qu'avec des coupures et censurés, La Garde blanche et Le Maître et Marguerite ont fini par sortir dans la presse officielle pendant les années 1960, connues comme celles du Dégel. Mais en ce qui concerne sa nouvelle Cœur de chien, on a en réalité conseillé à l’écrivain de ne pas la soumettre à l’examen de l’organe de censure soviétique. Néanmoins, Boulgakov a décidé de montrer cette œuvre aux censeurs et sa publication a bien évidement été jugée impossible en raison de la satire politique qu’elle contenait. Dans Cœur de chien, l'écrivain établit en effet un parallèle entre un chien errant, qui se transforme en homme après une opération, et les classes sociales inférieures, qui ont pris le pouvoir dans le pays et terrorisent l'intelligentsia.
Le manuscrit a été confisqué en 1926, mais à la demande de Maxime Gorki, le texte a finalement été restitué à son auteur. Il n’a alors pas tardé à faire son apparition dans le samizdat, système clandestin de circulation d’écrits dissidents, devenant extrêmement populaire.
En 1987, la nouvelle a été publiée pour la première fois en URSS et, un an plus tard, une adaptation cinématographique est sortie sur les écrans du pays, un véritable hit.
Le Docteur Jivago de Boris Pasternak (écrit dans les années 1945-55, publié en URSS en 1988)
Ce roman, récit objectif de la Révolution de 1917 et de la guerre civile en Russie, est l'une des meilleures œuvres de la littérature russe du XXe siècle et pas seulement. Il a rapporté à son auteur le Prix Nobel et a en même temps provoqué sa persécution en URSS.
Après que tous les magazines littéraires soviétiques ont refusé de publier cette œuvre dans leurs pages, Pasternak a dû l’envoyer en Italie (récemment, des documents qui prouvent l'implication de la CIA dans sa publication dans les pays du camp socialiste ont été déclassifiés). Par la suite, Pasternak a été déclaré traître dans sa patrie et sa traque a commencé.
Le magazine moscovite Novy Mir, le plus important dans son genre en URSS, a publié une lettre ouverte accusant l’écrivain de diffamation de la Révolution d’Octobre, du peuple soviétique qui l’a rendue possible et de la construction du socialisme en URSS. Le prix Nobel lui ayant été décerné a alors été qualifié d’acte politique et, selon les rédacteurs « sincèrement soviétiques », aurait été lié au « tollé antisoviétique entourant l’œuvre » et ne reflétait donc guère « les talents littéraires de Pasternak ».
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La persécution de l’écrivain a pris une ampleur telle que même les prolétaires ordinaires l’ont rejointe. Sur fond d’interminables discours accusateurs lors des réunions du Parti, un aphorisme démontrant l'ignorance bolchévique est apparu : « Je n'ai pas lu Pasternak, mais je le condamne ». En conséquence, Pasternak a été contraint de renoncer au prix de peur d'être expulsé du pays.
Le Docteur Jivago n'a été publié en URSS qu'en 1988, et ce, ironie du sort, dans les pages de Novy Mir.
Le Livre noir de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg (écrit dans les années 1943-45, publié en Russie en 2015)
En tant que correspondant de guerre, Vassili Grossman a été l'un des premiers à visiter le camp d'extermination de Treblinka libéré par les soldats soviétiques. Son récit L'enfer de Treblinka est devenu le premier article sur les horreurs de l'Holocauste publié dans la presse soviétique, qui a également servi de témoignage lors du procès de Nuremberg.
Pour l'écrivain, le sujet de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale était particulièrement personnel – sa mère ayant été tuée par les nazis lors des exécutions massives dans la ville de Berditchev (en Ukraine soviétique). Avec un autre correspondant de guerre, Ilya Ehrenbourg, Grossman a rassemblé des documents sur la Shoah et ses observations dans Le Livre noir.
Cependant, les autorités soviétiques n'ont pas voulu le publier, ne souhaitant pas mettre en relief la souffrance particulière des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, on pensait que les crimes du Troisième Reich ne pouvaient être décrits que dans leur ensemble et pas par rapport à une ethnie précise de l’URSS.
En 1947, le livre a été imprimé aux États-Unis, en anglais. En russe, il ne l’a été qu'en 1980, en Israël, mais avec des coupures. La Russie n'a découvert le texte intégral du Livre noir que récemment, en 2015.
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Vie et Destin de Vassili Grossman (écrit dans les années 1950-59, publié en URSS en 1988)
L'histoire de la création de ce roman, largement basé sur la biographie de Grossman, ressemble à un blockbuster. Dans ses pages, l’écrivain témoigne de la bataille de Stalingrad, à laquelle il a assisté en tant que correspondant de guerre, ainsi que de la vie durant l’évacuation. Grossman y décrit également les répressions et comment les gens, même les proches, se détournaient de ceux étant tombés en disgrâce aux yeux du régime soviétique.
En URSS, la saga de Grossman, qualifiée aujourd’hui de « Guerre et Paix du XXe siècle », a été considérée comme nuisible sur le plan idéologique – elle comprenait trop de critiques du régime stalinien (l’écrivain a même comparé le Petit père des peuples à Hitler !). La publication du livre Vie et Destin a donc été interdite et l’appartement de l'écrivain a fouillé par des agents du KGB, qui ont saisi le dangereux manuscrit.
Heureusement, un ami de l'écrivain possédait une copie du texte et l'a transportée à l'étranger. Le roman a été imprimé en Suisse en 1980, tandis que dans la patrie de Grossman, il n’a vu le jour qu’en 1988, pendant la perestroïka. Le texte sans coupures a été publié en 1990.
En 2013, le FSB a transmis le manuscrit du roman au ministère russe de la Culture.
Lolita de Vladimir Nabokov (écrit en 1953, publié en URSS en 1989)
L'histoire d’amour interdit entre un homme adulte et une nymphette mineure a fait scandale dans le monde entier. Plusieurs éditeurs en France, en Grande-Bretagne et même aux États-Unis ont refusé de publier Lolita.
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En URSS, le livre de Nabokov n'avait aucune chance d'être imprimé non plus. Le père de l'écrivain était un opposant au régime bolchévique. Toute la famille de Nabokov a donc quitté le pays après la Révolution de 1917 et ses membres étaient considérés par les autorités comme des « traîtres ».
Cependant, les livres de Nabokov ont été publiés dans le samizdat et l’élite intellectuelle de l’Union soviétique les connaissait bien. Dans les années 1950-60, des œuvres de Nabokov, et surtout ses commentaires sur Eugène Onéguine, ont commencé à etre cités dans la presse officielle du pays.
Nabokov lui-même ne croyait pas que Lolita serait un jour publié en URSS. Dans l’introduction de la traduction russe du roman, qu'il a faite dans les années 1960, il a écrit : « Pour moi il est difficile d'imaginer un régime, libéral ou totalitaire, dans ma raide patrie, dans lequel la censure raterait Lolita ».
Le livre a néanmoins été publié dans le pays des Soviets, mais en 1989 seulement.
L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne (écrit dans les années 1958-1968, publié en URSS en 1989)
Grâce à Soljenitsyne, la presse officielle du pays a commencé à parler du Goulag – pendant de longues années ce sujet avait auparavant été un tabou. Pourtant, il était difficile de trouver une famille soviétique qui n’avait pas été affectée par les répressions staliniennes. Des dizaines de milliers de personnes ont été envoyées dans des camps, où les conditions de détention étaient très rudes. Les gens y souffraient de la faim, de maladies et d'un travail insupportable.
En 1968 le magazine littéraire Novy Mir a par miracle publié dans ses pages la nouvelle de Soljenitsyne Une journée d'Ivan Denissovitch. Elle était basée sur l'expérience personnelle de l’écrivain, qui a passé 8 ans dans un camp stalinien. Après sa libération, Soljenitsyne a consacré le reste de la vie à l'étude du système punitif soviétique : il a recueilli des informations sur les camps de tout le pays, décrit comment ils avaient été créés et qui y travaillait. Tout cela a ensuite été inclus dans L’Archipel du Goulag.
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Soljenitsyne était l'un des principaux dissidents soviétiques, combattant au nom de la liberté, adversaire de la censure. Les services spéciaux du pays le surveillaient de près et ont finalement trouvé le manuscrit de L’Archipel du Goulag, mais le livre avait déjà été publié à Paris en 1973. L’écrivain a été reconnu comme un traître, privé de citoyenneté et contraint de quitter l’URSS.
Certains fragments de cet ouvrage ont été publiés en Union soviétique en 1989. Le texte intégral du livre est quant à lui paru dans les années 1990 et après que Soljenitsyne a pu retourner en Russie, où la citoyenneté lui a été de nouveau accordée.
Le Vertige d'Evguénia Guinzbourg (écrit en 1967, publié en URSS en 1988)
L’écrivaine elle-même qualifie son roman de « chronique des temps du culte de la personnalité ». Comme de nombreuses œuvres littéraires révélant les horreurs du régime stalinien, elle a été publiée d’abord à l'étranger et n'est apparue en URSS qu'en 1988.
Guinzbourg a été arrêtée pendant la Grande Terreur et a passé 10 ans dans un camp de travail forcé de Sibérie. Son roman autobiographique raconte les passages à tabac pendant les interrogatoires, les procès falsifiés, et l’intimidation par l’arrestation de proches.
Elle décrit les dénonciations totales, lorsqu’une personne faisait une déposition concernant un voisin, en espérant se retrouver dans les faveurs de la police politique du NKVD, mais se retrouvait finalement elle-même en prison pour ne pas avoir suffisamment dénoncé ou parce que quelqu'un d'autre avait également envoyé des informations au sujet de sa vie privée aux services spéciaux.
>>> Femmes prisonnières du goulag, ou la souffrance sublimée
Guinzbourg nous amène ici dans une terrifiante prison pour femmes, où les hommes fonctionnaires tabassent leurs compatriotes avec une telle force qu’elles perdent la mémoire ou deviennent folles.
En 2009, la réalisatrice néerlandaise Marleen Gorris a tourné le film Dans la tourmente basé sur ce livre avec Emily Watson dans le rôle principal. Et depuis 1989, vous pouvez également assister à la pièce Le Vertige dans l’un des plus célèbres théâtres de Moscou, le Sovremennik.
La poésie de l'Âge d'argent (deux premières décennies du XXe siècle)
Le sort de nombreux poètes de cette époque s’est avéré triste. Le Parti communiste et le Glavlit leur ont exigé des vers patriotiques montrant l'héroïsme du peuple soviétique et la vie heureuse dans le pays. Tout autre élan lyrique n'était pas autorisé à être imprimé, étant perçu comme quelque chose d'hostile, de « capitaliste » et de totalement inutile pour les Soviétiques.
Les poèmes de Zinaïda Hippius et Dimitri Merejkovski, qui ont quitté le pays, ne pouvaient pas faire leur apparition dans la presse officielle. Ce n'est que dans les années 1960 que certains vers de Constantin Balmont et Marina Tsvetaïeva ont commencé à être publiés en URSS. Les œuvres littéraires de Nikolaï Goumilev sont quant à elles devenues disponibles aux citoyens soviétiques seulement en 1986. La première publication des vers du poète avant-gardiste Vladislav Khodassevitch, survenue en 1989, a de son côté été un événement sans précédent. Les autorités n'ont en outre pas imprimé de nombreuses œuvres du poète de la Russie paysanne Sergueï Essénine.
Les poètes ont été contraints d'écrire sans espoir d’être finalement publié, et il était dangereux de garder les manuscrits des vers. D'après la légende, après avoir écrit ses poèmes, Anna Akhmatova les aurait donnés à des amis pour qu’ils les mémorisent, puis les aurait brûlés. Ensuite, ils auraient à leur tour transmis leurs connaissances et les poèmes se seraient ainsi largement diffusés. De plus, des recueils de poésie ont été activement distribués dans le samizdat.
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De nombreux poètes de l'Âge d'argent ont été réprimés, mais les accusations n'avaient rien à voir avec leurs œuvres littéraires – ces gens appartenant l'élite intellectuelle de la société soviétique étaient soupçonnés de complots anticommunistes. Cependant, Ossip Mandelstam a souffert pour son épigramme sur Staline « Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds », où il qualifie le leader soviétique de « montagnard du Kremlin », faisant allusion à sa mauvaise éducation.
Le NKVD, puis le KGB, ont saisi des manuscrits, mais n'ont rien détruit. Tous les textes étaient stockés dans les archives des services spéciaux ou transférés dans des entrepôts bibliothécaires spéciaux, dont l'accès n'était autorisé qu'à un cercle restreint de personnes. De nombreuses œuvres conservées à l'époque ont par conséquent été restaurées et publiées après l'effondrement de l'URSS.
Dans cet autre article, nous vous présentons comment l’appareil de propagande de Staline effaçait ses ennemis des photographies.