Les stéréotypes de la femme russe à travers les âges: pourquoi étaient-ils nécessaires?

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Croyez-le ou non, le stéréotype de la femme russe mince, blonde et portant du rouge à lèvres ainsi que des talons hauts n’a pas toujours été répandu à l’étranger. Mais quand et comment nos femmes ont-elles échangé leur apparence de travailleuses agricoles costaudes pour leur image actuelle? Et à qui doit-on ces clichés?

Quelles sont les premières images qui vous viennent à l’esprit lorsque vous pensez à une femme russe en 2019 ? L’on vous pardonnera d’imaginer une femme fatale de grande taille surveillant religieusement son régime alimentaire et dégustant des cœurs d’hommes au petit-déjeuner. Nous avons la nouvelle guerre froide à remercier pour cela, le look d’espionne sensuelle du KGB étant de nouveau à la mode.

De nombreuses enquêtes menées au cours des 10 dernières années suggèrent que nous privilégions les femmes grandes et minces à la beauté irréelle, telles que le mannequin Natalia Vodianova ou la chanteuse pop Vera Brejneva.

Natalia Vodianova (à gauche) et Vera Brejneva (à droite).

D’ailleurs, voici notre plus grande star internationale de musique techno, Nina Kraviz, qui s’est fait un nom dans le monde entier tout en écartant le sexisme et la misogynie. Aujourd’hui, il est ainsi difficile d’être une jolie Russe sans être la cible de critiques affirmant que vous devez votre succès à votre physique avantageux.

Cependant, à l’apogée de l’Union soviétique, les Russes eux-mêmes n’avaient aucun scrupule à décrire leurs femmes comme des moissonneuses-batteuses collectant inlassablement et efficacement le blé, toujours prêtes à « travailler et à défendre » la nation.

Cela signifie-t-il que, jusque l’avènement de la période de la glasnost (« transparence »), dans les années 1980, nos femmes ressemblaient toutes à des individus masculins conduisant des tracteurs ? Pas vraiment. Les gens se disputent tout le temps à ce sujet : l’image de la « babouchka » (grand-mère) aux grains de beauté disgracieux, sourcils touffus et à la voix rauque est souvent évoquée pour indiquer ce que l’Occident pensait alors de nous.

D’un côté, les Américains se moquent toujours de leurs propres stéréotypes caricaturistes à notre propos à travers la culture populaire, en particulier dans les dessins animés. Mais soyons réalistes : il existe des normes de beauté et ensuite des perceptions culturelles. Cette dernière dimension est complètement distincte et a tendance à colorer de manière humoristique et très trompeuse la vision que les gens ont de la première.

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L'une des caricatures les plus drôles que nous ayons vues durant l'époque moderne est sans doute le personnage de Fran Stalinovskovichdavidovitchsky (oui, c'est son nom) de la comédie Dodgeball ! Même pas mal ! (2004), incarnée par Missi Pyle, qui ne ressemble aucunement à cela dans la vraie vie. Observez donc son grain de beauté et sa musculature, il est fort à parier qu’il s’agisse d’une caricature de la femme russe. Elle travaille même pour une centrale nucléaire !

Les publics les plus jeunes croient que l’Occident a toujours insisté à dépeindre nos femmes telles de vieilles, laides et grasses créatures ou des chevaux de labour, capables d’affronter un ours lors d’un combat à main nue. Mais les Russes n'étaient à cet égard que trop heureux d’obéir : nous nous sommes nous-mêmes fiés à cette image. Assez souvent, les stéréotypes culturels d’un autre peuvent n’être qu’une version bâtarde de votre propre perception de vous-même. Or, nous avons été très monolithiques dans notre représentation des femmes en Union soviétique à l'époque de Staline, jusque dans les années 1970.

Pourtant, des peintres comme Koustodiev avaient toujours montré que la beauté russe reposait sur des centaines d'années d'obésité et de rondeurs censées symboliser la richesse dans un pays féodal pratiquant l'esclavage. Les riches apparaissaient ainsi dodus, avec un teint de pêche, tandis que les pauvres arboraient des traits masculins ... Regardez simplement la statue L’Ouvrier et la Kolkhozienne à Moscou : impossible de savoir lequel des deux personnages est la femme tant que vous n'avez pas remarqué la jupe !

Et encore, ce n’est qu’un angle de vue. Tout au long du XIXe siècle et jusqu'à la Révolution de 1917, les femmes russes étaient décrites comme les personnages de Tourgueniev (expression si souvent utilisée qu’il s’agit aujourd'hui d’une expression littéraire), ou comme la pâle Sonia Marmeladova de Crime et Châtiment de Dostoïevski, ou encore la frêle Natacha Rostov dans Guerre et Paix de Tolstoï. Cela dépend donc de la période que vous analysez ou du public auquel vous souhaitez vous adresser.

Les Soviétiques ont toutefois ultérieurement pris cette image et l’ont étouffée avec une représentation de la femme-machine agricole, noyant la beauté énigmatique de la femme russe et sa qualité d’être distinct et délicat sous l’idéologie masculine du collectivisme. Notez ici qu’il ne s’agit pas de savoir quel sexe dominait l’autre, mais plutôt du bolchevisme soviétique exigeant des caractéristiques masculines pour paraître ferme et convaincant. Les hommes sont physiquement plus costauds et les femmes devaient donc être dépeintes de la même façon.

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Certains avancent que l'entière image des femmes russes en tant que moissonneuses-batteuses a disparu avec la fin de la guerre froide. C’est-à-dire qu’ils pensent que Hollywood et l’Occident en général n’ont cessé de se moquer de nous que lorsque nous nous sommes tournées vers l’américanisation et l’économie de marché. Il s’agit d’un raisonnement erroné. Bien avant la fin de la guerre froide, les Américains et les Britanniques nous avaient déjà fait de nombreuses faveurs en présentant des femmes soviétiques, qu’elles soient agents de terrain ou scientifiques nucléaires, très sexy : regardez littéralement tous les films de de la saga James Bond produits dans les années 60 mettant en scène une Soviétique !

En réalité, une grande partie de ce que l’on a pu voir sur grand écran au cours des 100 dernières années est la vérité. « Alors où est le problème ? », me demanderez-vous.

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Eh bien, le problème réside dans le fait que cette représentation se montre souvent anachronique de par sa conception, et régulièrement pour des raisons politiques. Prenez le film Red Sparrow (2018) avec Jennifer Lawrence, qui incarne une frêle ballerine obligée de devenir espionne sexy pour le KGB afin d'attirer les méchants hors de leur cachette. On pourrait penser que ce genre de vision exagérée d'un lieu froid et peu accueillant pour les femmes serait derrière nous, mais Hollywood doit encore s’appuyer sur des femmes russes fragiles pour décrire l’horrible lieu d’où elles s’échappent et, à la fin, qu’elles surmontent. Jusqu'à ce que la Russie cesse d'être l'ennemi n°1 des États-Unis (et donc d’Hollywood), ces exagérations continueront par conséquent de se produire.

Anna(2019), film de Luc Besson, vient tout juste de sortir en salles aux États-Unis. Surprise, surprise, son intrigue s’articule autour d'une autre séduisante agent travaillant pour le KGB, ayant passé la majeure partie de sa jeunesse à être giflée par des hommes et qui, cinq ans plus tard, affronte aisément 20 hommes au corps à corps dans un restaurant moscovite des années 1990.

Oksana Boulgakowa, dans son article "Vogue russe" en Europe et à Hollywood : La transformation des stéréotypes russes dans les années 1920, se réfère au réalisateur germano-américain Ernst Lubitsch pour étayer ses propos. Après avoir sorti son film Le Patriote en 1928, ce dernier a confié : « Nous ne pouvons montrer la Russie que dans un "style russe", car sinon, cela semblerait peu convaincant et atypique. Si nous montrons Saint-Pétersbourg telle qu'elle est, le public non russe ne nous croirait pas et dirait : "Ce n'est pas la Russie, mais la France." ... Nous ne sommes ni historiens ni biographes, nous avons affaire avec l'imagination et les sentiments du public ».

De plus, selon Boulgakova, les réalisateurs russes exilés de l’Union soviétique ont suivi la même logique. Et c'était très différent des émigrés russes consciencieux. Contrairement à ce dernier groupe, les cinéastes ne se souciaient pas de la fidélité de leurs représentations, ni de la construction de ponts entre immigrants à l’étranger. Ce qui les intéressait n’était autre que le succès de leurs œuvres.

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Un peu plus tard, à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, nous avons commencé à voir quelque chose de radicalement différent : une ère de tentative d’amitié russo-américaine, alors que le monde était obligé d’œuvrer ensemble contre l’Allemagne nazie. Les historiens sont divisés quant au fait de savoir si cette période devrait être étudiée dans le contexte de la période suivante de confrontation qu’a été la guerre froide, c’est-à-dire comme une sorte de préambule aux représentations ultérieures des Soviétiques à Hollywood , ou si elle devrait plutôt être considérée comme un épisode à part entière. Dans les deux cas, Raïssa Sidenova, dans son essai intitulé Mère Russie et ses filles : Représentations des femmes soviétiques dans le cinéma hollywoodien, 1941-1945, estime que cette période mérite une attention particulière.

Rappelez-vous comment nous avons mentionné que l'image soviétique de la femme était, pour les Russes eux-mêmes, axée sur quelque chose de rude et de masculin ? Dans cette optique précise, la féminité a joué un rôle crucial en inversant la coopération entre Américains et Soviétiques en temps de guerre.

« La féminisation de l'image russe », comme l'appelle Sidenova, a en réalité été reconnue comme un outil de propagande par l'administration de Roosevelt. « Ces films revisitaient les représentations cinématographiques précédentes de la Russie et du peuple russe, souvent rudes et masculinisées, et offraient une image plus sympathique et féminisée, montrant au public la nécessité de collaborer avec l’État communiste, ainsi que la loyauté et la fiabilité des Soviétiques ». Sidenova mentionne des films tels que Mission à Moscou (1943), L'Étoile du Nord (1943), Song of Russia (1944) et Jours de gloire (1944), qui présentent tous « des portraits de Russes bienveillants et reflètent le tournant dans la perception américaine du personnage russe, passant de masculin et agressif à féminin et ayant besoin de protection ».

Cependant, il est intéressant de noter que si dans Red Sparrow et Anna (ou même l'agent Natalia Romanoff de la série Avengers de Marvel) utilisent la même supercherie visuelle, en présentant les femmes russes comme frêles, ces dernières apparaissent également comme redoutables voire mortelles. Ceci est bien sûr crucial pour le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ces productions occidentales semblent en effet conseiller au spectateur de se méfier de la Russie qui se fraye un chemin dans vos bonnes grâces de par son charge et qui vous tranchera la gorge une fois votre dos tourné.

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