Comment les tsars de Russie réagissaient-ils face aux épidémies mortelles?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Trois souverains, trois époques, et leurs approches de la lutte contre le choléra et la peste ont été bien différentes.

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Alexis Ier : a sauvé sa personne, sa famille et l’armée

Lorsque le 18 mai 1654, Alexis Ier s'est engagé avec son régiment dans la guerre russo-polonaise, tous les haut placés de la Douma et de la cour ont accompagné le tsar de 25 ans pour sa première campagne. Certains avaient probablement peur de mourir, car le tsar s’apprêtait à capturer Smolensk, mais ils ne savaient pas encore que la mort ne viendrait pas à eux, mais à ceux qui étaient restés à Moscou, une épidémie de peste y ayant commencé.

Apparue de nulle part, la maladie s’est rapidement propagée en ville – fin juin, plus de 30 personnes était déjà mortes dans la cour du boyard Vassili Cheremetiev, parti au combat.

La panique et la fuite de la ville ont alors débuté – que faire exactement, personne ne le savait. Les institutions de l'État ont été fermées et ce sont les boyards Mikhaïl Pronski et Ivan Khilkov qui sont restés aux rênes de la cité.

Le tsar était terrifié. Pour lui, élevé dans la piété et la dévotion, le fléau semblait être « une visite de Dieu », une punition pour quelques péchés inconnus. En juillet, l'épidémie s'était déjà complètement installée – ceux qui avaient fui Moscou l'avaient propagée dans toute la Russie centrale. Le tsar a ordonné à ses sœurs, à la tsarine Maria, ainsi qu'à son nouveau-né le tsarévitch Alexis, de quitter le Kremlin pour rejoindre la laure de la Trinité-Saint-Serge. Ils ont emporté avec eux les icônes de Notre-Dame de Kazan et de Serge de Radonège car comme tout le monde, la famille souveraine croyait que ces objets saints les protègeraient contre l’infection.

Mais déjà à la fin du mois d'août, alors que les gens succombaient en masse à Moscou, ces reliques ont dû être ramenées en ville, beaucoup considérant que la peste cesserait une fois les icônes revenues à leur place. L’épidémie ne s’est pas arrêtée, mais le patriarche Nikon, sur ordre du tsar, s'est joint à la famille d’Alexis pour « la sauver de la peste ».

Le tsar lui-même, en tant qu'homme instruit, a compris la nécessité de limiter la propagation de l'épidémie. Aux barrages routiers, l’ordre a été donné de forcer tous ceux qui se déplaçaient à faire demi-tour, ainsi que d'attraper et d'exécuter les contrevenants lorsqu'ils essayaient de contourner ces filtres. À Moscou, le Kremlin s’est vu dans l’obligation de fermer ses portes parce que presque tous les streltsy étaient morts. De plus, des individus infectés continuaient à contourner les postes de garde. Ils ne pouvaient pas le faire uniquement dans la direction de Smolensk – ici, derrière la ligne de quarantaine, se trouvaient le tsar et son armée, ce qui impliquait une intransigeance stricte et la présence de plusieurs cordons.

Le souverain s'inquiétait surtout des pièces de monnaie destinées à payer les soldats, qui pouvaient être contaminées et donc infecter tous ses hommes. Alexis a par conséquent demandé à ce que l'argent soit lavé, et seulement ensuite distribué.

Des mesures de confinement ont également été observées à l'encontre de la famille du tsar. Le 7 septembre, alors que la tsarine avec le bébé et les sœurs du tsar étaient sur les berges de la Nerl, une lettre a été envoyée à Moscou de leur part au boyard Mikhaïl Pronski avec l'ordre de cesser toute correspondance avec eux pour éviter une contamination par courrier.

Lorsque la famille impériale se déplaçait d'un endroit à un autre, la route devant elle était parcourue, en veillant à ce qu'il n'y ait pas de pestiféré. Sur le chemin du monastère de Kaliazine, l’on a ainsi appris que la veille, un cercueil contenant le corps d'une noble femme morte de la peste avait traversé la route. L’ordre a donc été donné de remplir le carrefour de bois de chauffage sur 20 mètres dans toutes les directions, de brûler soigneusement la terre et de l'emporter. Ce n'est qu'après que la famille a poursuivi leur voyage.

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C’est de cette manière que Nikon et les proches du tsar ont échappé à la peste. En novembre et en décembre, l'épidémie a commencé à faiblir à cause du froid, mais le tsar n’a regagné la capitale qu'en février 1955, après des expéditions de reconnaissance approfondies et une longue attente. La scène qui s’est offerte à lui était terrible. La tour Saint-Sauveur se dressait sans cloche, l'horloge s’était arrêtée – dans un incendie que personne n'avait pu éteindre, la cloche était tombée. Il y avait de la neige vierge dans de nombreuses rues : « les routes étaient couvertes de neige et n’y figuraient aucunes traces de passage, sauf celles de chiens », a écrit le patriarche Nikon à propos de cette époque.

Le tsar est entré au Kremlin en toute hâte, discutant avec le patriarche. Les streltsy balayaient alors la neige devant lui avec de larges balais. Le souverain débordait de calme et de piété, comme il convenait en présence du chef orthodoxe, mais par la suite, toute sa vie, Alexis a eu peur de la peste et des épidémies. En témoignent d’ailleurs les « cornes de licornes » qu’il s’est mis à acheter (il s’agissait en fait de défenses de narvals), car leur poudre protégeait soi-disant contre la maladie.

Catherine II : a agi en tant qu'épidémiologiste en chef

Sous Catherine II, la peste est apparue en Russie dans la seconde moitié de 1770, amenée du front de la guerre avec l'Empire ottoman. L'impératrice, qui deux ans plus tôt avait été vaccinée contre la variole, savait bien sûr à quel point les maladies de masse étaient dangereuses.

Le plus étrange est néanmoins que personne n'a réagi au rapport du lieutenant général Christopher von Stofeln, commandant des troupes russes en Moldavie et en Valachie, sur la propagation de la peste dans la ville de Focșani, remis à Saint-Pétersbourg le 8 janvier 1770. Probablement espérait-on que la peste resterait là-bas, les Russes y étant de toute manière tués par balles. Après trois autres rapports, von Stofeln a finalement reçu l'instruction d'isoler les troupes de la population locale, mais en mai, le commandant a envoyé ses derniers rapports – il mourra avant l’avènement du mois de juin.

La peste a fait rage au sein des troupes tout l'été. En août 1770, Voltaire lui-même, inquiet, a écrit à Catherine que ses troupes étaient épuisées par la peste. Le 27 août, l'impératrice a donc ordonné au gouverneur général de Kiev, Fiodor Voïkov, d'organiser une quarantaine à la frontière. Le 19 septembre 1770, le gouverneur général de Moscou, Piotr Saltykov, a quant à lui reçu l'ordre de créer un poste de quarantaine à l'avant-poste de Serpoukhov. Les mesures préventives consistaient à traiter par fumigation les vêtements et les objets en les faisant passer au-dessus du feu ; la quarantaine ne durait souvent que deux jours, et les courriers de l'armée vers Saint-Pétersbourg n'étaient pas retardés de plus de trois heures. En bref, l'impératrice a opté pour des mesures insuffisantes, tandis que les autorités locales n'osaient rien faire à son insu et, en général, semblaient sous-estimer la situation.

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En novembre, des zones de quarantaine étaient déjà établies sur toutes les routes menant à Moscou, mais il était trop tard. En décembre, la peste faisait irruption dans la ville. « Toutes les précautions possibles ont été prises », a écrit Saltykov à l’impératrice, ne précisant néanmoins pas lesquelles. Catherine a par conséquent dû se remettre en question. Elle a alors ordonné de ne laisser ouvertes que quelques entrées de la ville, de brûler dans les rues et sur les places du genévrier, et de déterminer les prêtres déjà infectés par la peste pour qu’ils s’occupent de l’accompagnement spirituel des mourants. Mais il était hors de question de ne pas prononcer l’office des morts, et cela a été l'une des raisons pour lesquelles la maladie s'est encore plus propagée.

Le 7 février, Saltykov a déclaré que « tout danger de maladie contagieuse était passé », mais à ce moment, de nouvelles poches de peste sont apparues. Catherine a donc cessé de se fier aux rapports de cet homme et a continué de donner des instructions : détruire les objets contaminés, créer des cimetières spéciaux pour les pestiférés à l'extérieur de la ville... Le 31 mars, les entrées et sorties de la cité ont été interdites. Les Moscovites devaient donc s’approvisionner de la manière suivante : des marchés étaient installés à la périphérie de la ville, où un feu brûlait entre les vendeurs et les acheteurs, on parlait à distance et l'argent était trempé dans du vinaigre. Ces moyens ont permis d’empêcher la propagation de la peste, au moins dans les régions du Nord.

Mais dans Moscou, de juillet à novembre 1771, la plus terrible des épidémies a eu lieu. « De nombreux cadavres gisaient dans les rues : les gens tombaient morts ou les dépouilles étaient jetées hors des maisons. La police n'avait pas assez d’hommes ni de moyens de transport pour transporter les malades et les morts, si bien que les cadavres restaient souvent dans les maisons pendant 3-4 jours », a écrit Johann Lerhe, un médecin étranger. En septembre 1771, a éclaté la Révolte de la peste, lorsque des citoyens ont tué le métropolite Ambroise, qui avait ordonné le retrait d’une icône populaire pour éviter tout attroupement et donc un risque supplémentaire de contamination. Saltykov a alors fuit la ville, accompagné de nombreux hauts dignitaires, et c’est donc le général Piotr Eropkine qui a eu la charge d’y maintenir l'ordre. La rébellion a dû être réprimée à l'aide de troupes.

Après cet épisode, Catherine II a envoyé un être cher combattre la peste à Moscou, Grigori Orlov, son favori. Celui-ci a agi de manière rationnelle, en réunissant un conseil de médecins spécialistes et en suivant leurs instructions. En avril 1771, la ville a été divisée en parties clôturées, et la maladie a pu être progressivement isolée – mais une aide précieuse a à nouveau été apportée par le froid. Catherine s’est montrée exceptionnellement satisfaite du succès d'Orlov et a ordonné de placer sur l'arc de triomphe de Tsarskoïé Selo l'inscription « Par Orlov, Moscou est débarrassée du malheur ».

Au total, plus de 60 000 personnes sont mortes uniquement dans la région de Moscou pendant l'épidémie, dont l'achèvement complet n'a été annoncé qu'en novembre 1772.

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Nicolas Ier : a personnellement calmé ses sujets

Lorsqu’une épidémie de masse s'est pour une troisième reprise emparée de la Russie, elle est à nouveau apparue sur les fronts militaires du Sud et a cette fois réussi à atteindre Saint-Pétersbourg, malgré les quarantaines imposées par le ministre de l'Intérieur, le comte Zakrevski, et ayant paralysé le commerce russe.

La cour impériale, située à Peterhof (car durant l’été), s'est immédiatement confiné dans la quarantaine la plus stricte, l'impératrice Alexandra Fiodorovna en étant à son dernier mois de grossesse. Comme l'a rappelé la fille de l'empereur, la grande duchesse Olga, « personne n'avait le droit d'entrer à Peterhof. Les meilleurs fruits de cet été particulièrement chaud ont été jetés, ainsi que la salade et les concombres ».

En juin 1831, environ 3 000 personnes sont mortes à Saint-Pétersbourg en deux semaines. La quarantaine a été introduite dans la ville, mais la situation s'est envenimée en raison de rumeurs de complots portant sur un empoisonnement massif et un ennemi intérieur.

« En m'approchant de Piat Ouglov [nom officieux d’un carrefour célèbre de la ville], j'ai été soudainement arrêté par un employé d'une petite boutique, qui a crié que j'avais jeté du poison dans son kvass, placé dans un seau à la porte », a témoigné un homme du nom de Sokolov, traducteur. La foule a exigé qu'on le fouille à la recherche d'une fiole, le dépouillant et s’apprêtant à le tuer, mais Sokolov a été sauvé par un officier qui a dispersé la populace à l’aide de son sabre.

Ce même mois, dans la même atmosphère, la foule a commencé à piller l'hôpital de choléra près de la place Sennaïa ; plusieurs médecins et un fonctionnaire ont alors trouvé la mort. La place avec les révoltés a en conséquence été encerclée par des régiments de la Garde, et l’empereur en personne s’est déplacé depuis Peterhof.

Alexandre Bachoutski, alors adjudant du gouverneur général de Saint-Pétersbourg, a rédigé : « L'empereur s’est levé, a jeté son manteau poussiéreux, s’est signé devant l'église, a levé la main en l'air et, l'abaissant lentement, a prononcé en traînant la voix : "À genoux !" ». Un autre mémorialiste, le poète Vassili Joukovski, a transmis ses mots : « Ne vous prosternez pas devant moi, mais tombez à genoux, adorez le Seigneur Dieu, demandez pardon pour les graves péchés que vous avez commis hier. Vous avez tué un fonctionnaire qui servait vos semblables... Je ne reconnais pas de Russes en vous. Une grande épreuve nous a été envoyée : la maladie ! Il fallait prendre des mesures pour enrayer sa propagation : toutes ces mesures ont été prises sur mon ordre. Vous vous plaignez donc de moi : eh bien, me voilà ! Et je vous ordonne d'obéir ».

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Plusieurs discours impériaux ont été prononcés devant le peuple ce jour-là, à différents endroits de la place Sennaïa et de la capitale. À chaque fois, Nicolas s'est appuyé sur le fait que son frère aîné, Constantin, une semaine auparavant, le 15 juin 1831 à Vitebsk, avait lui aussi succombé du choléra, n’y ayant résisté qu’une journée. L'empereur était de toute évidence encore sous le choc de cette perte, ce qui donnait de la crédibilité à ses paroles. Le choléra était une réalité, pas une conspiration. Le grand et menaçant empereur (sa taille était de 2,10 mètres, plus grand encore que Pierre le Grand), qui possédait également un remarquable don d’orateur, a ainsi été capable de retourner la situation dans la ville. Comme le rappelle le chef des gendarmes Alexandre de Benkendorf, « le même jour, il a fait le tour de la ville et de toutes les troupes... Partout il s'est arrêté et a adressé quelques mots aux supérieurs et aux soldats, partout il a été reçu avec des cris de joie, et son apparition a provoqué partout le silence et le calme ».

Bien sûr, des incidents isolés ont eu lieu, mais la situation générale après l’intervention de l'empereur s'est considérablement normalisée. Le tsar lui-même prenait des précautions – pendant l'épidémie de choléra, après chaque déplacement, il se lavait soigneusement, changeait complètement de vêtements et n'allait qu'ensuite voir ses proches ou vaquer à ses affaires.

Cependant, en septembre, c’est à Moscou que le choléra est apparu. « Je viendrai partager avec vous les dangers et les épreuves », a déclaré Nicolas au gouverneur général de Moscou, le Prince Dmitri Golitsyne, avant de se rendre dans l’ancienne capitale, où il est resté plus d'une semaine. « Tous sont touchés par la magnanimité du souverain et par son courage de venir ici, a écrit Alexandre Boulgakov, fonctionnaire de Moscou, à son frère. Je suis en train de mourir – je veux voir le tsar au moins de loin ; s'il ne neigeait pas, j'irais au Kremlin pour observer avec le peuple ».

Au Kremlin, le 29 septembre, l'empereur a prié avec le métropolite Filaret de Moscou pour se débarrasser de l'épidémie, devant une foule nombreuse. Une folie en termes d'épidémiologie. « Pourquoi permettre les attroupements au Kremlin ?, s’est indigné ce même Boulgakov. J'ai vu le cortège de là, et le peuple, bien sûr, environ vingt mille personnes. Après tout, cela revient à communiquer, à répandre la maladie ! ».

Toutefois, aucune propagation fulgurante ne s’est produite suite à cela, mais les fonctionnaires et les médecins sont devenus plus rapides, Nicolas ayant visité des institutions et des hôpitaux, où il s'est audacieusement rendu dans les salles de traitement du choléra et a parlé avec les patients. Les malades étaient ramassés dans les rues, tout comme les vagabonds et les ivrognes qui, au gré de leurs errances, propageaient l’infection. L'empereur, quant à lui, a reçu plusieurs marchands influents. « Selon les rapports, le choléra a privé la Russie de 20 000 personnes ... J'ai été moi-même auprès des étals de pommes, les fruits sont nocifs maintenant, j'ai suggéré de suspendre temporairement le commerce », a déclaré l'empereur. Il a ainsi veillé à ce que, au moins sur les marchés, les gens ne s’attroupent pas. Les marchands se sont exclamés que cela les ruinerait, mais l'empereur a donné l'ordre au gouverneur général d'allouer des fonds pour leur soutien.

Des mesures de désinfection ont en outre été prises dans le palais où séjournait le tsar. Tous ceux qui entraient dans l’édifice étaient obligés de se verser du chlore sur les mains et de se rincer la bouche avec. Pendant ce temps, tout Moscou veillait au bien-être de l'empereur ; chacun de ses maux de tête et indispositions, surtout après les repas, suscitait un tas de rumeurs et d'angoisses. Pourtant, le souverain assistait à de nobles soirées et dîners et conversait avec l'aristocratie locale, se moquant même du choléra. « Il serre froidement la main à la peste », c'est ainsi qu’Alexandre Pouchkine a décrit l’intrépidité de l'empereur dans son poème Héros, signé « le 29 septembre 1830. Moscou », bien que le poète ait été à l'époque en quarantaine à Bolchoïé Boldino.

Le 7 octobre, Nicolas est reparti pour Saint-Pétersbourg, après avoir respecté une quarantaine de trois jours à Tver. L'hiver approchait et l'épidémie de choléra à Moscou a commencé à décliner.

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