Immolation d'Avvakoum par Grigori Miassoedov (1897)
Service de presseEn Bouriatie, région russe proche du lac Baïkal, la majorité de la population parle une langue proche du mongole et est bouddhiste. Mais elle abrite également des villages russophones et, si vous vous y rendez un jour de fête, vous verrez des femmes habillées de robes ornées de broderies et dont les vêtements ont parfois jusqu’à 200 ans. Le paysage change même avant d’entrer dans le village : de vastes champs de blé remplacent en effet les pâturages et terrains vagues
Ces territoires appartiennent aux « vieux croyants » (« staroobriadtsy » en russe), également appelés « semeïskie ». À la fin du XVIIesiècle, ils ont fui le « Raskol » (« Schisme », réforme de l’Église orthodoxe russe) en Pologne, avant d’être exilés vers la frontière de l’époque avec la Chine suite à la prise d’une partie de la Pologne par l’empire russe, et ce afin de peupler et de défendre le territoire.
Le Schisme de l’Église orthodoxe russe s’est produit à cause de la volonté du patriarche Nikon de mener plusieurs réformes : célébrer le culte selon les anciennes traditions byzantines, uniformiser le clergé, se débarrasser des rites artificiels ayant perdu leur sens et renforcer l’importance de la prière. Au XVIIe siècle, la Russie était officiellement chrétienne depuis déjà 600 ans. Durant cette période, une multitude d’erreurs de retranscription se sont introduites dans les livres religieux. De plus, peu de prêtres retransmettaient un message précis ou comprenaient tout ce qu’ils disaient.
La réforme de l’Église était nécessaire, mais l’intransigeance de Nikon pour la mener a engendré un schisme. Beaucoup de prêtres et de laïques avaient du mal à comprendre certaines modifications. Pourquoi la « Rus sainte », qui avait connu les invasions des Tatars et des Polonais et survécu aux souffrances, devait s’adapter aux acquis grecs alors que toute la hiérarchie orthodoxe grecque se trouvait à cette époque sous la domination des sultans ottomans ? Les « raskolniki » (« schismatiques ») sont ainsi devenus des « vieux croyants ».
Comme souvent dans les guerres religieuses, les différences de positions ont entraîné violences et incompréhensions. Fallait-il faire le signe de croix avec deux ou trois doigts ? Écrire Issous ou Iissous (Jésus en russe) ? Quelques lettres utilisées comme symboles de croyance, mais pour lesquelles certains étaient prêts à quitter le pays, se battre ou brûler sur le bûcher. Être un « raskolnik » était devenu un crime, et les délateurs récupéraient souvent les biens des condamnés
Parallèlement aux persécutions, les « raskolniki » se sont eux-mêmes séparés en plusieurs cultes et mouvements. La principale question était « où trouver les popes ? ». Les prêtres orthodoxes devaient être nommés et se trouver dans une hiérarchie dirigée par un évêque ou un autre membre du clergé. Pendant longtemps, il n’y a pas eu d’évêques chez les « raskolniki », et donc personne pour désigner les popes. Une partie des « raskolniki » a résolu ce problème de manière radicale en refusant carrément les sacerdoces et les popes (devenant ainsi les « sans prêtres »). D’autres ont accepté des prêtres, nommés par les évêques ayant adopté la réforme, mais qui s’étaient tournés vers le schisme. Plus tard, il a été possible de créer certaines hiérarchies de « vieux croyants ».
Les « sans popes » se sont aussi divisés selon différents principes, tels que les rites de l’église par exemple. Sans prêtres, personne ne peut baptiser, enterrer ou marier. Ces fonctions étaient donc parfois remplies par des citoyens respectables comme c’était le cas dans d’autres mouvements protestants. D’autres « sans popes » refusaient tout simplement les rites définis, en particulier ceux du mariage. Et pas de mariages, pas d’enfants : comment en effet donner naissance à un bébé dans le péché ? En outre, ces rites existant depuis des siècles, ils avaient du mal à enfreindre ces principes.
Les « vieux croyants » étaient persécutés tant dans la Russie impériale que durant l’époque soviétique. L’exemple des « semeïskie », violemment chassés du territoire de la Biélorussie actuelle vers les bords du lac Baïkal (et qui ont conservé un russe très pur, les vêtements, les traditions et les chants du temps de Pierre le Grand, c’est-à-dire des XVIIe et XVIIIe siècles), est assez significatif, mais beaucoup ont fui d’eux-mêmes, que ce soit vers l’Oural, la Sibérie, les frontières ou même l’étranger. Des communautés de « vieux croyants » russes de différents courants se sont ainsi formées au Canada, aux États-Unis et en Amérique du Sud. La carte de leurs voyages est impressionnante : iils ont fui la région du Baïkal et le pouvoir soviétique pour aller en Chine, où ils se sont installés aux alentours d’Harbin, région qui était pratiquement une colonie russe avant la révolution et puis est devenue un centre de l’émigration russe. Après la Seconde Guerre mondiale, ils ont été chassés vers les États-Unis, voire l’Amérique du Sud. Des descendants d’émigrés « vieux croyants » qui ont quitté le territoire de la Biélorussie et de la Pologne orientale actuelles à la fin du XIXe siècle vivent d’ailleurs encore aux USA.
La fin du XIXe siècle en Russie a été synonyme de très forte croissance économique, et les vieux-croyants capitalistes restés au pays y ont contribué de façon significative. Mamontov, Morozov, Riabouchinski, Trétiakov (amateur d’art, philanthrope et mécène qui a fondé la galerie Trétiakov de Moscou) : ils sont tous les équivalents russes des Rothschild et Rockefeller.
Il est ici tentant de faire un parallèle avec le livre « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » écrit par Max Weber et de comparer les richesses des « vieux croyants russes » avec « l’acquisition juste et le salut à travers le travail » des protestants, erreur souvent commise. Car en réalité, la différence est très grande. L’argent des vieux croyants ne leur appartenait pas vraiment. Les communautés de différents rites ont formé une véritable économie parallèle, offraient des avances avantageuses, sans intérêts et même parfois sans rien demander en retour, aux personnes de la même croyance, tout en mettant en place ce qu’on appelle aujourd’hui des assurances sociales et œuvres caritatives. Chez les « vieux croyants », les entrepreneurs géraient les capitaux de la communauté, les faisant passer pour les leurs afin d’alléger l’imposition et d’éviter la pression fiscale et les prélèvements des autorités. Au début du XXe siècle, des capitalistes « vieux croyants » se sont sérieusement lancés en politique, tout en facilitant la vie des ouvriers de leurs usines et en essayant de faire adopter une législation du travail plus adaptée : cette « responsabilité sociale » faisait également partie de l’esprit de collectivisme des anciens orthodoxes. Parallèlement, des membres de clans financiers et industriels des vieux croyants se sont liés aux révolutionnaires en les finançant, et ce avant tout pour faire pression sur le gouvernement du tsar. Au début de la révolution en 1917, les vieux croyants étaient ainsi assez puissants pour avoir une influence sur le tsar.
Aujourd’hui, la Russie compte des centaines de milliers de vieux croyants, mais ils doivent faire face à de sérieux problèmes. Et ce sont les « sans popes » qui rencontrent le plus de difficultés : l’urbanisation met à mal leurs traditions et la transmission des règles de vie de génération en génération, l’absence de clergé et de hiérarchie n’aidant pas non plus à conserver la foi. Même le nombre de fidèles du plus grand courant non presbytérien, les « Pomors », chute significativement. C’est ce qu’indique le rapport du prêtre Ioann Sevastianov, membre de la communauté des vieux croyants de l’Intercession de la ville de Rostov-sur-le-Don. Les rites de sa communauté, qui accueille encore de nouveaux membres, se sont beaucoup mieux conservés. « Les +staroobriadtsy+ surmontent progressivement les frontières de ce ghetto qui leur a été imposé, se libèrent de toutes les pressions culturelles qui masquaient la Vérité et deviennent pour un grand nombre de gens un exemple de Véritable Église du Christ », explique le prêtre dans son rapport.
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