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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe permettant d’obtenir une photographie détaillée aux couleurs vives. Sa vision de la photographie en tant que forme d’éducation et d’illumination s’est illustrée avec une clarté particulière à travers ses photographies de monuments architecturaux de sites historiques situés au cœur de la Russie.
Parmi les sites photographiés par Prokoudine-Gorski en 1912 figurait le monastère de l’Épiphanie de Goloutvine (connu après 1800 sous le nom de monastère de l’Épiphanie Staro-Goloutvine), près de Kolomna, à environ 115 km au sud de Moscou. Si les murs et les tours fantaisistes du monastère suggèrent que la forteresse jouait un rôle principalement ornemental, la petite ville voisine de Zaraïsk possède quant à elle l’une des forteresses médiévales les mieux conservées de Russie.
Sortir du rang
La région de Moscou englobe plusieurs villes historiques, mais Zaraïsk, située à 150 km au sud-est de la capitale, jouit d’un prestige particulier. De taille modeste (environ 20 000 habitants), elle est associée à trois personnages extraordinaires de l’histoire russe : un prince héroïque, Dmitri Pojarski, un sculpteur majeur, Anna Goloubkina et un grand écrivain, Fédor Dostoïevski.
Zaraïsk possède un autre trait distinctif : une forteresse en briques, ou kremlin, formidablement préservée. Bien que d’autres villes de la région telles que Kolomna aient restauré des fragments de forteresses plus grandes, Zaraïsk a réussi à préserver une enceinte fortifiée complète construite au XVIe siècle. Ses murs robustes ont été les témoins d’événements dramatiques à un moment critique de l’histoire russe du début du XVIIe siècle.
La première mention de Zaraïsk dans les sources médiévales remonte à 1146, un an avant la première référence à Moscou. À cette époque, elle s’appelait Ossiotr, du nom de la rivière Ossiotr, un petit affluent de l’Oka. Au début du XIIIe siècle, la colonie était connue sous le nom de Krasny, un mot qui signifie « rouge » aujourd’hui, mais qui voulait aussi dire « beau » dans la Russie médiévale.
Toutefois, cette réputation méritée n’a pas préservé Krasny (plus tard Zaraïsk) d’un cataclysme qui a frappé les terres russes : l’invasion des armées mongoles de Batu Khan à la fin des années 1230. Le destin de Krasny était intimement lié à celui de la ville florissante de Riazan, située sur la rivière Oka à environ 60 km au sud-est.
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Époque médiévale et fléau mongol
À cette époque, la Russie médiévale était divisée en plusieurs principautés concurrentes, caractérisées par des frontières changeantes et des alliances en constante évolution. Certaines principautés, comme celle de Riazan, ont été morcelées à la suite d’héritages. Selon certains récits, le prince Iouri, qui a gouverné Riazan de 1235 à 1237, a donné la petite région de Krasny à son fils Fiodor.
Les informations historiques fiables sont rares concernant cette période, faits et légendes étant souvent entremêlés. Début décembre 1237, les forces de Batu Khan se sont approchées de Riazan, qu’elles ont prise d’assaut et mise à sac après avoir vaincu les forces du prince Iouri. Le prince a lui-même été tué dans la bataille, vraisemblablement près de la rivière Voronej.
Ce récit, très résumé, a été richement élaboré dans un ouvrage intitulé Le Conte de la destruction de Riazan, attribué à un prêtre de l’église Saint-Nicolas de Zaraïsk, et connu à partir de versions des XVIe et XVIIe siècles. Dans ce récit, le prince Iouri envoie son fils Fiodor pour négocier avec Batu Khan, mais le chef mongol se montre intraitable.
Quand l’épouse de Iouri, Eupraxie, apprend la mort de son mari aux mains des Mongols, elle saute d’une tour avec son fils en bas âge, plutôt que d’être capturée par les Mongols. Selon certains récits, sa mort est survenue sur le site où l’église Saint-Nicolas de Zaraïsk verrait le jour par la suite.
Divine protection
La légende est en outre mêlée aux récits concernant l’icône miraculeuse de Saint-Nicolas de Zaraïsk (également Zarazsk), située à l’origine dans une église du Xe siècle dans l’ancienne ville de Chersonèse en Crimée et transportée en 1224 sur les terres de Riazan. En 1513, l’icône a été évacuée de Zaraïsk vers la grande forteresse voisine de Kolomna en raison d’un raid des Tatars de Crimée, mais l’église Saint-Nicolas est restée associée à l’icône miraculeuse. Bien qu’aucun bâtiment de cette période n’ait survécu dans la ville, Zaraïsk et son icône miraculeuse étaient très connues en Russie après l’invasion mongole.
En 1480, Moscou met officiellement fin au joug mongol, mais les terres du sud de la Moscovie étaient de plus en plus vulnérables face aux raids des Tatars de Crimée qui recherchaient esclaves et butins. Rien que durant la première moitié du XVIe siècle, 43 incursions de grande ampleur en provenance de Crimée y ont eu lieu.
En réponse à la menace venue de Crimée, le tsar Vassili III (1479-1533) a lancé une campagne visant à renforcer les frontières sud au moyen d’une ligne fortifiée (zassetchnaïa tcherta) ponctuée de villes fortes telles que Toula et Kolomna. Une avancée stratégique majeure s’est produite en 1521, lorsque la principauté de Riazan a été complètement absorbée par la Moscovie. Peu de temps après, les travaux de construction d’un kremlin de brique et de calcaire ont commencé au centre de Zaraïsk.
Visites d’Ivan le Terrible
Construit entre 1528 et 1531, le kremlin rectangulaire de Zaraïsk est un joyau de l’architecture russe. Ses imposants murs de briques sont renforcés par quatre tours d’angle, ainsi que trois tours-portes. La forteresse a mené à bien sa mission en repoussant plusieurs attaques des Tatars de Crimée, dont une dans le cadre d’une invasion majeure menée par le célèbre khan de Crimée Devlet Ier Giray en 1570.
Signe de son importance, le tsar Ivan IV le Terrible a visité Zaraïsk à quatre reprises. Bien que la menace des Tatars de Crimée ait diminué après leur défaite écrasante face aux forces moscovites lors de la bataille de Molodi (1572), le kremlin de Zaraïsk serait impliqué dans une autre série prolongée de conflits au début du XVIIe siècle.
Le Temps des troubles
La mort du tsar Boris Godounov en avril 1605 et le meurtre de son fils et de sa veuve en juin 1605 ont privé la Russie de successeur clair au trône. Le pays déjà exténué s’est donc enfoncé dans un cataclysme national connu sous le nom de Temps des troubles, mêlant guerre civile et lutte dynastique, qui n’a pris fin qu’après l’arrivée au pouvoir de la dynastie Romanov en 1613.
Une grande partie de la Russie européenne a été dévastée par des factions belligérantes qui comprenaient des Polonais, des Lituaniens et des Suédois. Le désastre a été aggravé par des bandes armées rebelles, ainsi que par des Russes alliés à des prétendants au trône se présentant comme le tsarévitch Dmitri, le dernier fils d’Ivan le Terrible, mort à l’âge de huit ans dans des circonstances mystérieuses.
Au sein de ce désarroi et de cette confusion, Zaraïsk a été occupée à partir de 1607 par divers groupes, et en 1608 a été prise par les forces polonaises dirigées par Alexander Lisovsky, qui soutenait l’imposteur Faux Dmitri II. Les tentatives des patriotes russes de reprendre la ville ne réussirent qu’en juin 1609 et en 1610, et le commandement du kremlin de Zaraïsk fut confié au prince Dmitri Pojarski (1578-1642), originaire de la région de Souzdal.
Tout au long de l’année 1610, le prince Pojarski a réussi à repousser les forces fidèles à Faux Dmitri II ; au début de l’année 1611, lui et ses troupes de Zaraïsk ont marché sur Moscou, occupée par les Polonais, dans le cadre de la première milice populaire. Blessé et confronté à une baisse de ses ressources, Pojarski s’est retiré dans son domaine jusqu’à ce que l’on apprenne la formation d’une seconde milice populaire, dirigée par Kouzma Minine de Nijni Novgorod. Avec le soutien proclamé de Minine, le prince Pojarski a pris le commandement de la nouvelle milice et, en août 1612, a expulsé les forces polonaises de Moscou, ouvrant ainsi la voie au jeune Michel Romanov (1596-1645) qui prendrait le pouvoir et deviendrait le premier tsar Romanov en 1613.
Fortification fiable
Alors que le pays pansait ses plaies au XVIIe siècle, Zaraïsk a continué à servir de forteresse, repoussant un dernier raid de Crimée en 1673. En 1681, l’église Saint-Nicolas a été reconstruite pour devenir la cathédrale du kremlin. La forteresse contient également la cathédrale de la décapitation de Jean-Baptiste, reconstruite selon le projet de Constantin Bykovski en 1901-04.
La croissance modeste de Zaraïsk aux XVIIIe et XIXe siècles se reflète dans les monuments qui nous sont parvenus tels que l’église de l’Annonciation et l’église d’Elie-le-Prophète, ainsi que des maisons de marchands et des rangées commerciales néoclassiques. En 1779-1780, Zaraïsk a obtenu un nouveau plan général, qui s’inscrivait dans un projet visant à améliorer l’apparence des villes de province sous le règne de Catherine la Grande. Au début du XIXe siècle, Zaraïsk est devenue un centre local du commerce de céréales, mais les grands axes routiers qui ont vu le jour ont contourné la ville.
Le lien avec Dostoïevski
Cette modeste ville marchande de province était toutefois connue de Fédor Dostoïevski, qui passait par Zaraïsk pour se rendre dans le domaine familial voisin (ce thème sera exploré dans un article distinct destiné à cette série).
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Zaraïsk possède une rue qui porte le nom du grand écrivain, et bien que la ville n’apparaisse pas dans son œuvre littéraire, elle faisait partie de son réseau de souvenirs du cœur de la Russie. La tombe de sa mère bien-aimée, Maria Dostoïevski, se trouve dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste du kremlin de Zaraïsk.
Au tournant du XXe siècle, Zaraïsk allait inspirer l’artiste Anna Goloubkina (1864-1927), la première femme russe à atteindre une grande renommée en tant que sculpteur. Née à Zaraïsk dans une famille de dissidents orthodoxes connus sous le nom de Vieux Croyants, Goloubkina a été en grande partie éduquée à domicile. Encouragée par un professeur de Zaraïsk, elle est partie étudier à Moscou en 1889.
Ses études se poursuivent à Saint-Pétersbourg et à Paris, où elle travaille comme assistante d’Auguste Rodin en 1897-1900. De retour à Moscou en 1901, Goloubkina a reçu d’importantes commandes, dont la frise La Vague qui surplombe l’entrée du Théâtre d’art de Moscou, conçu par le célèbre architecte Fiodor Schechtel.
L’époque soviétique et au-delà
Après la révolution de 1917, Goloubkina a continué à travailler comme sculpteur et enseignante à Moscou, mais sa santé s’est détériorée. Gravement malade, elle est retournée à l’été 1927 dans la maison familiale de Zaraïsk, où elle est restée jusqu’à sa mort le 7 septembre. En 1974, cette maison du début du XIXe siècle a été transformée en musée à sa mémoire.
Pendant l’ère soviétique, Zaraïsk est restée une petite ville provinciale avec quelques petites usines. Début de décembre 1941, la ville a été menacée lors de l’attaque allemande contre Moscou, mais l’ennemi a été repoussé plus tard au cours de ce même mois dans le cadre d’une grande contre-offensive soviétique. Riche en associations avec l’histoire et les arts, Zaraïsk est aujourd’hui confrontée au défi de préserver son patrimoine historique avec des ressources limitées.
Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a élaboré un procédé complexe permettant d’obtenir une photographie très détaillée aux couleurs vives. Entre 1903 et 1916, il a parcouru l’Empire russe et réalisé plus de 2 000 photographies via ce processus, qui impliquait une triple exposition sur plaque de verre. En août 1918, il quitte la Russie et finit par s’installer en France, où il retrouve une grande partie de sa collection de négatifs sur verre, ainsi que 13 albums de tirages contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la Bibliothèque du Congrès (États-Unis). Au début du XXIe siècle, la Bibliothèque du Congrès a numérisé la collection Prokoudine-Gorski et l’a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Plusieurs sites Web russes présentent désormais des versions de la collection. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d’une période de travail en Russie, à partir de 1970, Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d’articles juxtapose les clichés des monuments architecturaux réalisés par Prokoudine-Gorski avec des photographies prises par Brumfield des décennies plus tard.
Dans cet autre article, admirez Saint-Pétersbourg immortalisée au temps des tsars par les photographes d’autrefois.