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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe permettant de réaliser des photographies en couleurs vives et détaillées. Inspiré par l'idée d'utiliser cette nouvelle méthode pour enregistrer la diversité de l'Empire russe, il a photographié de nombreux sites historiques au cours de la décennie qui a précédé l'abdication de Nicolas II en 1917.
La dernière expédition de Prokoudine-Gorski a eu lieu dans le Nord historique de la Russie à la fin de l'été 1916, alors que la Grande Guerre faisait rage en Europe. Son passage spécial en ces temps difficiles a été rendu possible par une commission d'État chargée de photographier la construction du chemin de fer au nord, le long de la mer Blanche, jusqu'au nouveau port de Romanov-sur-Mourmane (aujourd'hui Mourmansk), construit pour recevoir les fournitures militaires occidentales destinées aux armées russes aux abois.
La mer Blanche est la principale caractéristique géographique du Nord russe. Pendant des siècles, sa générosité naturelle a soutenu les âmes robustes prêtes à endurer son climat rigoureux. Sa côte occidentale rocheuse a donné naissance à des villages de pêcheurs qui ont assuré la subsistance des colons russes dans cette région d'importance stratégique.
L'itinéraire emprunté par Prokoudine-Gorski en 1916 passait à proximité d'anciens peuplements le long de la rive occidentale de la mer Blanche. Ma visite de cette région est survenue pas tout à fait un siècle plus tard, au cours des étés 2000 et 2001.
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Soroka : l'entrée de la mer Blanche
Parmi ces établissements côtiers figurait le village de pêcheurs de Soroka, fondé dès le XIIe siècle et situé dans l'actuelle République de Carélie. Son nom, lié au mot carélien signifiant « île » (« soari »), fait référence à son emplacement principal sur un archipel dans l'estuaire de la rivière Vyg.
Le village de Soroka a été photographié de manière évocatrice par Prokoudine-Gorski, en accordant toute son attention à son environnement aquatique. Parmi les points de repère visibles sur ses vues, l’on trouve deux églises en bois, l'une dédiée à la Trinité (1894) et l'autre aux Saints Zosima et Sabbatius (1913), fondateurs du grand monastère de la Transfiguration des Solovki, situé à proximité dans la mer Blanche.
Au début des années 1930, le village et sa gare ferroviaire ont joué un rôle important dans la construction du canal mer Blanche-Baltique, tristement célèbre pour son recours au travail forcé. En reconnaissance de sa position de terminus nord du canal, le nom de Soroka a été changé en Belomorsk (nom se référant à la mer Blanche) en 1938. L'année suivante, ses deux églises en bois ont été fermées par décret d'État et détruites peu après. En 2006, l'église des Saints Zosima et Sabbatius a été reconstruite dans le style de l'architecture en bois du XIXe siècle.
Virma : symbiose de la nature et de la foi
Bien que les églises originelles que Prokoudine-Gorski a photographiées à Soroka n’aient pas subsisté, il existe d'autres sanctuaires en bois dans les petits villages de cette partie de la côte ouest de la mer Blanche. L'un des plus lyriques est le village de Virma, daté lui aussi du XIIe siècle et situé dans des marais salants près de l'embouchure de la rivière Virma, à 30 km au sud-est de Belomorsk. Le recensement de 2010 a donné à Virma une population de 22 âmes, et ses quelques maisons en bois restantes semblent flotter dans le marais herbeux.
Comme d'autres villages de la partie occidentale de la mer Blanche, Virma a été pendant des siècles dans l'orbite du puissant monastère des Solovki. Bien que les relations entre les villages et ce dernier aient souvent été conflictuelles, les bourgades fournissaient des biens et de la main-d'œuvre, tandis que le monastère répondait à leurs besoins spirituels. Aujourd'hui encore, demeurent des traces de fondation d'une raffinerie de sel appartenant au monastère.
Le point de repère dominant de Virma est l'église du village, construite peut-être dès 1625 et reconstruite en 1759. Dédiée aux Saints Pierre et Paul, cette structure archaïque s'élève comme une forme organique vivante parmi les sapins et autres conifères qui encombrent l'étroit rivage.
L'église des Saints Pierre et Paul n'a pas de clocher. En revanche, en compensation, elle est couronnée d’un remarquable ensemble de cinq coupoles recouvertes de bardeaux de tremble argentés et surmontées de croix en bois. Cette couronne festive repose sur un toit cubique évasé caractéristique, également recouvert de bardeaux de bois.
Le toit repose sur le rebord d'une corniche en saillie qui protège les murs en rondins de la structure principale carrée de l'humidité excessive. Comme dans les meilleurs exemples d'architecture en bois du Nord, la fonction et la beauté coexistent ainsi en gracieuse harmonie.
À l'est se trouve une abside couronnée par un pignon en berceau, tandis que la partie ouest de l'église consiste en l'habituel vestibule bas qui pouvait être chauffé pour le culte pendant les longs hivers. Un petit porche couvert complète la conception linéaire. Lorsque j'y étais à l'été 2000, des services religieux occasionnels étaient assurés par un moine du monastère de la Transfiguration.
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Kovda : fusion de la terre et de la mer
Plus au nord, le long de la mer Blanche, les marais côtiers cèdent la place à des affleurements granitiques abrupts surplombant des baies et des criques. Dans ce cadre spectaculaire, à quelque 400 kilomètres au nord de Virma, se trouve le village de Kovda, doté d’une autre église en rondins miraculeusement préservée.
Kovda est situé près de la baie de Kandalakcha, un bras de la mer Blanche qui coupe la partie sud-ouest de la région de Mourmansk. La bourgade est perchée sur des falaises rocheuses au-dessus du point où la petite rivière Kovda se jette dans l’anse de Startsev.
En 2010, Kovda comptait officiellement 20 habitants, soit moins de la moitié de ce qu'elle était lorsque je m’y suis rendu dix ans plus tôt. Les maisons en rondins éparpillées que j'ai photographiées disposaient de jardins soigneusement entretenus, taillés à flanc de colline. Des cordes de poisson séché au soleil étaient suspendues le long des murs. Des granges en rondins et des saunas complètent le tableau dans ce paysage escarpé mais d'une beauté époustouflante.
Au début du XXe siècle, Kovda était un centre commercial animé, avec un poste de douane, une station de recherche biologique et un certain nombre de scieries – dont une anglaise et une suédoise. Des vestiges de ces entreprises subsistent dans les villages voisins de Lesozavodski (nom signifiant littéralement « scierie ») et Zelenoborski. L'achèvement du chemin de fer de Mourmansk, à l'intérieur des terres de la baie de Kandalakcha, a diminué l'activité de Kovda au profit de la ville ferroviaire de Kandalakcha, située à quelque 20 kilomètres au nord.
Malgré son déclin, Kovda a conservé son principal monument historique, la petite église en rondins Saint-Nicolas et son clocher adjacent. Une église existait sur le site dès le XVe siècle, mais la structure actuelle a généralement été datée du début du XVIIIe siècle, lorsque le clocher a également été érigé.
Récemment, cependant, il a été supposé que la structure de base de l'église de Kovda daterait de la fin du XVIe siècle, érigée suite à un raid suédois dévastateur sur le village. Si cette date était acceptée, l'église Saint-Nicolas serait la plus ancienne église en bois de la région de la mer Blanche.
Quelle que soit la date, le plan de la structure de base est simple, avec une abside contenant l'autel à l'est. La partie principale est de forme carrée avec un toit à double pente. Au sommet se trouve un inhabituel et massif bulbe surmonté d’une petite caboche supportant une croix.
L'entrée de l'église Saint-Nicolas se fait par un vestibule ajouté, apparemment au milieu du XVIIIe siècle, sur le côté ouest de la structure principale. Les deux éléments ne sont pas reliés structurellement dans cette conception archaïque. Le vestibule est plus large que l'élément central et construit en rondins plus épais. L'ensemble de l'église était auparavant entouré d'un cimetière fermé par une enceinte basse en rondins.
Comme la plupart des églises en bois, l'église Saint-Nicolas a au XIXe siècle été revêtue d'un bardage en planches, dont on peut voir des exemples sur les photographies de Prokoudine-Gorski dans toute la région. Le bardage a ensuite été retiré dans le cadre d’une tentative de préservation pendant la période soviétique.
Fermée en 1960, l'église de Kovda a finalement fait l'objet d'une restauration en tant que monument culturel dans les années 1990. Le clocher a été reconstruit sous une forme simplifiée, tandis que la restauration de l'église elle-même a commencé en 2003, bien qu'avec de fréquents arrêts et des disputes sur la forme appropriée à privilégier.
L'église Saint-Nicolas de Kovda est aujourd'hui recouverte d'un bardage artificiel, mais au début de ce siècle, j'ai pu photographier la structure originale en rondins. Outre l'église, le cadre physique de Kovda est une étonnante fusion spirituelle entre la terre et la mer.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre, ainsi que 13 albums d'épreuves par contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américain. Cette dernière a digitalisé l’œuvre de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Quelques sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américain. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
Dans cet autre article, William Brumfield vous emmène à la découverte des trésors de l’île Kiji, joyau du Nord russe.