Interview: arrivé en Russie au début du confinement, ce musicien français n’en est jamais reparti

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Le pianiste et compositeur Nicolas Celoro a vécu à Paris, a écrit de la musique et s’est produit dans le monde entier. Jusqu’à ce qu’en 2020, il ne se rende en Russie pour donner des concerts. La pandémie a éclaté, les frontières se sont fermées et il a décidé d’endurer le confinement en Russie. Or, en dépit de cette période difficile, le Parisien s’est marié, a acheté une maison dans un village, a appris à skier... et s’est rendu compte qu’il ne voulait plus aller nulle part ailleurs.

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Le texte a été retraduit vers le français. La version originale et complète de l’article en russe a été publiée par Nation magazine.

En 2023, Nicolas a acquis une autre maison. Si la première, dans le village, fait office de studio de création, la seconde, à Souzdal, sert à recevoir des invités.

Non loin de la maison de ville se trouve un parc à chevaux. Et tout cela – les calèches et les phaétons qui parcourent Souzdal, le claquement des sabots, le carillon des cloches, les foules bruyantes de touristes – fait naître une nouvelle musique dans l’âme de Nicolas, admet-il.

« Souzdal est une ville très russe, originale et belle. Je suis heureux de vivre ici », déclare-t-il.

N’avez-vous pas des racines russes ? Vous avez un prénom très russe.

« Oh, c’est une question très personnelle, mais je vais y répondre. Quand ma mère m’attendait, elle lisait un roman : l’histoire se passait dans la vieille Russie, et le personnage principal s’appelait Nikolaï. Et en face de notre appartement à Lyon, il y avait un caviste qui s’appelait Nicolas. Et ma mère m’a raconté : elle regardait par la fenêtre, il neigeait, tout était blanc – et un camion avec des lettres énormes "Nicolas" a traversé cette toile. Vous comprenez ? Ma mère était poursuivie par ce prénom. (rires)

Je n’ai pas de racines russes : celles de mon père sont italiennes, celles de ma mère sont espagnoles. Et je suis né en France ».

Quand êtes-vous venu pour la première fois en Russie ?

« Oh, au début des années 1990. Je faisais mon service obligatoire sur le navire de guerre Jeanne d’Arc. J’ai été choisi pour être le pianiste du capitaine du navire et j’ai donné des concerts lors des escales. Une fois, nous avons fait escale dans le port de Vladivostok et j’ai donné des concerts au conservatoire de cette ville.

Récemment, j’ai de nouveau donné un concert à Vladivostok. Après le concert, on m’a dit que quelqu’un me cherchait : c’était un officier de la marine russe. Il m’a dit : "Nous nous sommes rencontrés lors d’un concert que vous avez donné il y a trente ans...". C’était incroyable ! Et c’était une grande joie de se revoir ».

Quels sont vos souvenirs de Vladivostok dans les années 90 ?

« Le centre était magnifique, avec une architecture comme en Europe, de grands immeubles. Mais une autre chose m’a surpris. Nous étions jeunes à l’époque et nous voulions nous amuser le soir. Nous sommes allés dans une discothèque où nous avons entendu de la musique américaine, et les gens dansaient comme dans n’importe quelle ville d’Europe ou d’Amérique. Comment est-ce possible ? Nous étions venus avec le désir de rencontrer une culture russe distinctive et, bien sûr, nous nous attendions à quelque chose de différent. Mes amis ont même demandé aux danseuses : pourquoi aimez-vous cela, vous avez pourtant une âme slave ? Et elles n’ont même pas eu l’air de réaliser ce que nous leur demandions.

Mais il y a eu un autre épisode. Dans le port, j’ai vu des jeunes femmes qui voyaient leurs hommes partir en mer. Elles les saluaient sur le rivage, puis elles se mettaient à chanter, et leurs voix se joignaient en chœur. C’était une belle mélodie, une polyphonie. Et très naturelle. Nous ne savions pas si elles l’avaient apprise à l’école ou si c’était spontané. Je ne sais pas non plus de quel type de chant il s’agissait, mais c’était très, très beau. Et c’était la culture russe à propos de laquelle nous avions beaucoup lu et entendu parler ».

Depuis trois ans que vous vivez ici de façon permanente, avez-vous réussi à mieux connaître le pays ?

« Oui, j’ai vu beaucoup de villes. Je suis allée en Sibérie et en Extrême-Orient, en Russie centrale et dans la partie la plus occidentale de la Russie.

Le fait même de parcourir le pays avec des concerts me permet de mieux comprendre ma propre vocation. Comment la poursuivre et y exceller. Donner aux autres ce qui ne m’appartient pas, mais ce qui passe à travers moi et finalement appartient à tous. C’est-à-dire comment servir la beauté. C’est quelque chose d’assez mystérieux, qui ne relève pas du domaine du bénéfice matériel concret. Car c’est la musique qui nous rappelle qu’en dépit de tous les problèmes, la vie est un don. Sans rapport avec un quelconque profit, la musique nous rend la vie plus facile.

Je suis également frappé par la chaleur et la réceptivité du peuple russe. Et je suis très heureux qu’en tant que musicien, je puisse leur apporter quelque chose.

En vérité, le fait que je sois resté en Russie est une providence, la Providence de Dieu. En 2020, je suis venu donner quelques concerts. Cela devait durer 15 jours, mais cela a pris un an et demi. Et ça a été une chance : en Russie, par rapport à la France, le confinement a été beaucoup plus doux. Il n’y avait pas d’amendes énormes, on n’avait pas besoin de demander la permission de sortir de chez soi pour aller faire les courses, et si on vivait à la campagne, on était libre de sortir tout court. Je me suis même produit ! Oui, devant une salle vide, mais j’avais des retransmissions en ligne. J’écrivais de la musique, j’apprenais à connaître la Russie... ».

La vie en Russie est-elle une mélodie de gamme majeure ou mineure ?

« Je pense que c’est les deux. Parce que c’est précisément là qu’il y a du mouvement. Tous les concertos de Rachmaninov commencent par une tragédie et se terminent par en majeure.

Chaque pays a sa propre vocation, son propre destin et certaines choses qu’il peut apporter aux autres. Par exemple, les peuples latins ont apporté quelque chose à la civilisation mondiale sur le plan de la rationalité, de la logique, de la clarté. La culture anglo-saxonne, en revanche, est liée au fait de faire plus de profit.

Mais si l’on regarde la civilisation russe, elle est particulière. Ici, nous sommes plus dans le registre de l’émotion que dans celui de la logique.

La civilisation russe n’est pas construite sur des notions de rentabilité, de sens pratique et de rationalité. L’âme russe est plus contemplative, elle a le désir inconscient et intuitif de ne pas trop s’écarter du développement naturel de l’homme ; elle garde en elle l’image du Christ, le lien avec le ciel et Dieu ».

De quelle manière la musique parvient-elle au compositeur Celoro en Russie ?

« De différentes manières. Mais il m’est arrivé de faire un rêve dans lequel il y avait une très belle musique. Incroyable – douce, gentille.... Je me suis réveillé, je me suis assis au piano, j’ai commencé à reprendre et à me souvenir de cette musique – et c’est ainsi qu’est née une chanson du cycle "Contes de la forêt russe".

Elle s’intitule "La nuit, les étoiles parlent à la forêt blanche". Lorsque je l’interprète, je vois la nuit, l’hiver, le ciel haut et les étoiles – tout cela se trouve dans notre village forestier.

L’hiver dernier, il a fait très froid à Souzdal, moins 30 degrés. Mais il y avait beaucoup de soleil, des dômes dorés, et ils étaient si brillants sur fond de neige... Des chevaux circulaient avec des traîneaux, il y avait beaucoup de touristes. Toute cette atmosphère joyeuse a éveillé en moi des sentiments que j’ai à nouveau exprimés en musique ».

J’ai écouté vos Contes de la forêt russe sur Internet. Je les ai beaucoup aimés et je suis d’accord avec les commentateurs : vous avez ressenti et transmis la vraie Russie.

« Pour les Contes, nous avons tourné dans la forêt qui entoure notre maison. Nous la montrons en automne, en hiver, au printemps... ».

Qu’est-ce qui distingue la forêt russe de la française ?

« Son caractère vierge. Ici, on peut se promener longtemps dans la forêt sans rencontrer âme qui vive.

Mais il y a autre chose. Je pense que le peuple russe, si je puis dire, est né avec la forêt. Chez les anciens peuples slaves, le matériau principal était le bois. Cela a rendu la civilisation russe moins rigide que celles où tout était construit en pierre ; il y a une certaine liberté, une certaine flexibilité. Je sais par expérience que la créativité elle-même devient différente lorsque l’on vit dans la nature, dans la forêt.

Ici, en Russie, j’ai également écrit le cycle "Chansons du Donbass". Je terminais "Contes de la forêt russe", je devais me dépêcher, mais soudain Katia, ma femme, m’a montré une vidéo du Donbass. Elle pleurait, et il y avait tant de douleur et de chagrin dans ces pleurs que je me suis assis et j’ai écrit ce que je ressentais. Dans cette musique, on peut entendre la mort, la tragédie, mais aussi l’espoir de la lumière.... J’ai déjà joué une fois avec "Chansons du Donbass" à Moscou, mais il y aura d’autres concerts avec ce programme ».

Vous étudiez beaucoup le russe ?

« Non, malheureusement. Je sais que je ne le parle pas très bien, mais je ne peux pas faire beaucoup de progrès, je n’ai pas le temps d’étudier. J’ai étudié seul, à partir de livres. Ce n’est pas très sérieux, mais c’est suffisant pour avoir une conversation ».

Qu’avez-vous appris à faire dans le village russe ?

« Je sais déblayer la neige, couper du bois, allumer le poêle. Je peux faire quelques réparations, mais je préfère faire appel à un spécialiste ».

Quelles autres choses importantes se sont produites en Russie au cours de ces trois années, en dehors de la nouvelle musique ?

« Nicolas a appris à skier !, s’exclame Ekaterina, son épouse, en riant. Je lui ai acheté des skis avec bâtons et chaussures pour son anniversaire. Nous nous sommes préparés et sommes partis. Je pensais qu’il n’y avait rien de difficile, mais Nicolas n’a même pas fait trois mètres – il est tombé trois fois, s’est énervé et est rentré à la maison. Je me suis dit que c’était fini. Le cadeau était un échec. Mais le lendemain, il s’est porté volontaire pour réessayer. Nous avons traversé les bois, sur une longue distance. Et le jour suivant, nous sommes allés dans un village voisin – 20 km aller-retour ! Maintenant, il glisse tout seul.

Nous avons également connu un moment difficile : Nicolas ne voulait pas conduire d’ateliers. Et j’ai vu plusieurs fois des gens avec des enfants venir le voir après un concert et lui demander : écoutez, mon enfant a été traumatisé par son professeur, il ne veut plus pratiquer. Mon mari a accepté – et j’ai vu comment les enfants changeaient autour de lui. Sentant sa gentillesse, ils se détendent et tout s’arrange. Et les rencontres avec les jeunes musiciens provoquent des émotions positives chez Nicolas lui-même.

Je lui ai donc proposé : "Pourquoi ne pas essayer ?". Il n’en reste pas moins que la méthodologie rigide de notre enseignement musical pose problème. Les écoles européennes sont plus douces, où toute réussite d’un élève est soutenue et valorisée.

Il y a eu un cas comme ça : Nicolas a été appelé dans une école de musique. On avait choisi sept enfants pour le rencontrer, et on avait dû leur monter la tête avant. Une petite fille d’environ sept ans entre dans la salle. Elle s’assied. Ses mains tremblent, ses oreilles bougent, ses dents claquent. Et elle se met à jouer, toute crispée. Nicolas s’assoit sur la chaise derrière elle. La fillette termine et il applaudit à tout rompre : "Bravo ! Bravo ! Bravo !". L’enfant se retourne et le regarde avec de grands yeux : "Sérieusement ? Vraiment ?". Et Nicolas sourit : "C’est très bien. Mais montre-moi encore, c’est un sujet très intéressant... Enregistre-toi sur un dictaphone, écoute-toi de l’extérieur... Réfléchis à la trame musicale". L’enfant s’est décongelé. Mais les enseignants n’étaient pas très contents ». (Rires)

Êtes-vous devenu un peu Russe au fil de ces trois ans ?

« Je ne sais pas. Il y a une partie de la culture russe en moi, je me sens très proche d’elle. Mais je ne me suis pas posé la question ».

Katia, qu’en pensez-vous ?

« Bien sûr, Nicolas a changé. Ses amis, lorsqu’ils regardent ses photos, disent qu’il ressemble déjà à un batiouchka [prêtre] russe. (Rires) Et il a aussi développé un avos [un concept abstrait de russe proche de la fatalité] : il sait remettre les choses à plus tard, s’éteindre et dormir. Ce n’était pas le cas en France : il était constamment sous tension, il devait faire ceci – il travaillait la nuit. Mais maintenant, il marche beaucoup, il réfléchit beaucoup, et c’est bien. Mais un musicien, c’est de la concentration et du travail. C’est pourquoi je suis là pour lui rappeler qu’il doit se remettre au travail ».

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