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Le 7 juin 1976, le Time Magazine a annoncé les résultats du Jugement de Paris : un panel d'éminents juges a estimé que deux vins californiens avaient surpassé leurs concurrents français – chose inédite à une époque où les vins californiens étaient généralement rejetés par les amateurs de ce breuvage.
Or, ils ne savaient pas que le vigneron était un Russe, venu en Californie dans le seul but de créer les meilleurs vins des États-Unis et du monde entier.
Une guerre perdue
André Tchelistcheff – l'homme derrière les deux lots gagnants – est un individu au destin tragique, mais grandiose. Sa vie est l'incarnation même des années turbulentes de la Russie du début du XXe siècle.
Né en 1901 dans une noble famille sur le domaine de cette dernière près de Kalouga, Tchelistcheff a bénéficié de tous les plaisirs de l'éducation de la haute société : vie sur le domaine, études dans une école à Moscou, rencontres intellectuelles et sociales à la capitale, Saint-Pétersbourg. Fils du président de la Cour suprême de la Russie tsariste, l'avenir du jeune Tchelistcheff aurait certainement été parfaitement structuré si la Révolution russe n'avait pas eu lieu en 1917.
Néanmoins, cette célèbre famille aristocrate est devenue l'une des principales cibles des bolcheviks : le domaine des Tchelistcheff a été attaqué et saccagé. Leurs chiens de chasse ont été pendus aux arbres qui menaient au domaine, mais la famille a pu s'enfuir grâce aux nombreuses relations du père.
Le jeune André a obtenu de ce dernier la permission de s'engager dans l'Armée blanche et a été envoyé pour combattre les Rouges en Crimée. Blessé, Tchelistcheff a miraculeusement survécu grâce à un soldat cosaque, qui a chargé son corps inconscient sur son cheval, puis l’a mis en sécurité.
Après la défaite finale de l'Armée blanche lors de la guerre civile russe, André a fui la Russie avec d'autres troupes. Il a travaillé comme mineur en Bulgarie, avant d'avoir la chance de commencer des études d'agriculture et de viticulture à l'université de Brno, en Tchécoslovaquie, malgré son penchant initial pour la médecine.
Diplômé, André a ensuite poursuivi des études de microbiologie et de fermentation à l'Institut national agronomique et à l'Institut Pasteur, en France. Le choix de ce cursus s’avèrera par la suite crucial.
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L'entreprise de la prohibition
Dans les années 1930, l'industrie vinicole californienne était en grave déclin après treize ans de prohibition aux États-Unis. Pour survivre, certaines caves ont eu recours à la production d'additifs au tabac, ce qui a endommagé les fondations sur lesquelles la grande viniculture pouvait être développée. Au lendemain de cette période d’interdiction, les vins doux étaient les plus demandés par les consommateurs de vin américains peu sophistiqués.
L'industrie vinicole californienne était dominée par un homme nommé Georges de Latour. Originaire de France, de Latour était venu aux États-Unis en 1883, avait acheté des hectares de terre et une maison dans la Napa Valley, en Californie, et avait commencé à planter des cépages fins, dont le Cabernet Sauvignon, le Pinot noir, le Riesling gris et d'autres.
Heureusement pour les Français, son vignoble et ses relations dans le monde du vin ne se sont renforcés que pendant la prohibition, car il a obtenu un fort soutien de l'Église catholique, à laquelle il fournissait des vins pour les cérémonies sacramentelles.
En 1938, après l'abrogation de la prohibition aux États-Unis, de Latour, âgé de 78 ans, est retourné dans sa France natale à la recherche d'un vigneron qui porterait son prospère vignoble à un tout autre niveau. Le professeur Paul Marsais, de l'Institut Pasteur, lui a alors désigné son meilleur élève : un Russe du nom d'André Tchelistcheff.
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Nouvelle vie en Californie
Impressionné par le riche et influent vigneron – « un gentleman impeccablement vêtu d'un beau costume fait à Londres, les ongles polis, avec une expression de confiance en soi et de respect de soi extraordinaire » – Tchelistcheff a accepté l'offre de de Latour et s'est installé en Californie.
Dans la Napa Valley, il a néanmoins été désagréablement surpris par le processus peu sophistiqué de production du vin par rapport à la France, où il avait étudié.
« À Beaulieu, il a été choqué par la température élevée des caves. Il est passé de barrique en barrique, trouvant les vins de dessert acceptables et les vins secs médiocres. Les procédés de vinification étaient au mieux primitifs. Beaucoup de raisins utilisés étaient des cépages à haut rendement et à gros grains. Il a trouvé une chimie négligente et des vins vinaigrés. Le minuscule laboratoire rudimentaire a choqué ce chercheur méticuleux habitué aux expériences et aux contrôles en France où la technologie, bien que très commerciale, était également très exigeante », a écrit Mark, le petit-neveu de Tchelistcheff, à propos de la première impression de son oncle sur Beaulieu, le célèbre vignoble de de Latour.
L'ampleur des efforts de Tchelistcheff pour réinventer le vin californien est difficile à surestimer : le Russe a introduit la fermentation à froid des blancs et des rosés, a été le pionnier du contrôle de la fermentation malolactique dans les rouges. De plus, il a entrepris le remplacement total des tuyaux, des valves et des pompes obsolètes pour éliminer les fortes concentrations de métaux dans les vins.
Tchelistcheff a été un pionnier de la viticulture aux États-Unis, aidant les professionnels locaux à identifier les zones de leur pays qui étaient les meilleures pour la culture de certains types de raisins : il a par exemple recommandé que le Pinot Gris soit planté dans l'Oregon et le Cabernet Sauvignon dans l'État de Washington.
Tchelistcheff a pris sa retraite de la désormais célèbre BV – la Beaulieu Vinery – en 1973, à l'âge de 72 ans. Expert accompli, récompensé par de nombreux prix dans le secteur vinicole, il a ensuite été consultant et a encouragé une nouvelle génération de producteurs américains.
Entre autres, Tchelistcheff a été le mentor de MaryAnn Graf, la première femme vigneronne des États-Unis, qui ne manquera pas, au cours d'une interview accordée au magazine Wines & Vines, de souligner le caractère hautement exigeant de l’homme, ainsi que son intarissable énergie et son enthousiasme débordant.
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