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« Automne 2004. Il pleut. Tatiana Bakaltchouk, professeur d'anglais, traverse Moscou en transports en commun – métro, bus, 10 minutes à pied – pour récupérer un nouveau colis de 20 kilos de vêtements en provenance d'Allemagne », c'est ainsi qu'en 2012 commençait le texte sur la future milliardaire et propriétaire du site de vente en ligne Wildberries, qui a commencé son activité alors qu'elle était en congé maternité, et qui deviendra en 2021 la femme la plus riche de Russie.
En termes de croissance d'activité durant l’année de pandémie, elle est arrivée en deuxième position parmi les milliardaires du monde. Elle est ainsi devenue la seule femme chef d'entreprise à entrer dans le classement des 50 personnes les plus fortunées de tous les temps en Russie. Un cas absolument unique pour le pays : une femme qui, sans expérience, sans soutien de l'État, sans capital initial et sans partenaires puissants, a créé une entreprise mondiale, a survécu à plusieurs crises financières et fait aujourd'hui concurrence à Amazon. C'est ainsi que l’on a longtemps parlé de Bakaltchouk.
En réalité, son histoire est bien plus complexe et ambiguë. Alors, comment est-elle vraiment devenue la femme la plus riche de la contrée ?
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En 2004, Tatiana a donné naissance à son premier enfant, et presque immédiatement après, elle a décidé de fonder une entreprise. Avant son congé maternité, elle avait travaillé comme professeur d'anglais, tandis que son mari Vladislav était radiophysicien. C'est ce que disait la légende.
Son choix d’activité s’est arrêté sur la vente en ligne. Tatiana a en effet décidé de revendre en Russie des vêtements des catalogues allemands populaires Otto et Quelle. « Il n'y avait aucune possibilité d'investir de l'argent : il y avait juste de quoi développer un site web », racontait-elle. Et, en tant que tel, un véritable marché en ligne n'existait alors pas en Russie : seuls les petits appareils électroniques, les articles ménagers et les livres – en bref, les choses qui ne nécessitaient pas un essayage et un examen détaillé – étaient vendus sur Internet. Avant Wildberries, les vêtements n'étaient pratiquement jamais vendus en ligne.
Au début, c’est l’appartement familial qui a fait office de bureau, qui était ainsi littéralement rempli de cartons de marchandises. Tatiana a été à la fois la première opératrice, livreuse, administratrice, et propriétaire de l'entreprise.
Ses proches ont cependant tenté de dissuader la jeune mère : personne ne commanderait des vêtements sur Internet, il faut les essayer. Mais Bakaltchouk a parié sur le fait d’avoir supprimé le prépaiement (auparavant, le marché en ligne en Russie ne fonctionnait que sur ce principe) et fixé une majoration unique pour tous. Cela a suffi pour que l'entreprise se développe de plus en plus vite.
En l'espace d'un an, elle a loué un véritable bureau et a commencé à se développer activement. En plus des vêtements en provenance des catalogues, le magasin s’est mis à proposer de grandes marques européennes. Elle a parallèlement offert à des proches des postes de subordonnés : « J'ai appelé ma sœur cadette, puis la collaboratrice [de mon mari] Vlada. Mais il y avait de plus en plus de commandes et nous ne pouvions pas faire face, alors nous avons fait appel à nos connaissances, à nos parents. Mon père était déjà à la retraite, mais il a repris le travail lorsque nous avons enregistré la SARL. Ma tante est devenue comptable. Presque toute la famille est venue à la rescousse ».
« À l'origine, Wildberries avait l'idée de construire l’entreprise comme une famille : de nombreux cadres supérieurs ont grandi au sein de l'entreprise », observe Alexandre Ivanov, président de l'Association nationale du commerce à distance.
L'étape révolutionnaire suivante a été la livraison gratuite et les points de vente avec cabines d'essayage dans tout le pays, ce que personne en Russie n'avait jamais fait auparavant. Grâce à cela, Wildberries a commencé à se développer plus rapidement que le marché. En 2015, ses revenus s'élevaient à 29,5 milliards de roubles, en 2019 – à 117 milliards de roubles. Dans le même temps, Tatiana Bakaltchouk est restée l'une des femmes d'affaires les plus secrètes de Russie et s'est montrée extrêmement réticente à s’entretenir avec la presse. Jusqu'à récemment, personne ne savait comment elle, une femme sans expérience dans le domaine des affaires, avait réussi à bâtir un empire en ligne aussi complexe et prospère.
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« Je n'ai pas de diplôme en mathématiques ou en économie, je ne calculais rien à l'avance. J'ai juste eu l'idée et je l'ai lancée », aime à répéter Tatiana. Cependant, comme les journalistes l'ont découvert en 2020, un plan existait bel et bien, et l'histoire de la « femme sans expérience » n’est rien d’autre qu’un charmant conte de fées.
Lorsque Tatiana a décidé de créer sa propre entreprise, son mari Vladislav Bakaltchouk était en réalité déjà un entrepreneur expérimenté, et non un simple radiophysicien. Le site web de la boutique en ligne Wildberries, pour lequel il y avait prétendument tout juste suffisamment d'argent, a été réalisé par la société dont il était propriétaire. Vladislav s'est lancé dans les affaires à la fin des années 1990 : au début, il faisait du commerce d'ordinateurs, puis il a créé le fournisseur d'accès à Internet UTech, et encore plus tard, le fournisseur iFlat. Des sources de l'entreprise affirment que c'est lui qui prenait les décisions clés au sein de Wildberries. Parmi les parents de Vladislav se trouve en outre Ion Bakaltchouk, un résident d'Israël ; il travaille depuis vingt ans pour la société internationale d'informatique Matrix Global Services en tant que directeur des ventes stratégiques et parmi ses clients figurent le ministère israélien de la Défense ainsi que l'état-major des forces armées du pays.
Bakaltchouk est elle-même d'origine coréenne (son nom de jeune fille est Kim). Sa sœur Marina (Kim), qui a également travaillé chez Wildberries, cite parmi ses proches la nièce de Sergueï Tsoï, vice-président de la société d'État pétrolière Rosneft, tandis que les journalistes qualifient l’épouse de ce dernier, Anna Kim (en Russie, elle est une chanteuse populaire connue sous le pseudonyme d'Anita Tsoï) d'« amie de la famille du dirigeant de Rosneft, Igor Setchine ». La sœur cadette de Iouri Tsoï (neveu de Sergueï Tsoï), Ekaterina, a par ailleurs soutenu le projet de partenariat de Wildberries, et une autre parente de Bakaltchouk, Nadejda Vorontsova (Tsoï), a reçu une subvention d'État de 150 millions de roubles pour le gérer.
Sergueï Tsoï et Anita Tsoï
Anatoli Lomokhov/Global Look PressDans le même temps, Tatiana Bakaltchouk, avant même le lancement de Wildberries, selon les sources, vendait des vêtements de seconde main en provenance d'Europe dans un centre commercial de la capitale. Le magasin se positionnait alors comme un point de vente disposant de 1 000 modèles de vêtements d’occasion.
Les Bakaltchouk nient que les familles Tsoï et Kim aient été de quelque manière que ce soit impliquées financièrement dans le développement de leur entreprise. Néanmoins, dans une interview récente, Tatiana a admis : « L'histoire d'une femme qui s'est faite toute seule dans le monde des affaires est prisée comme modèle de rôle ». De plus, ce pari a été fait consciemment – lorsqu'ils ont engagé des professionnels des relations publiques.
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Les Bakaltchouk ont en effet décidé de faire appel à des spécialistes des relations publiques suite à des problèmes avec des fournisseurs. Des rumeurs circulaient alors, selon lesquelles Wildberries était en passe de faire faillite. Le responsable de l'un des principaux fournisseurs a témoigné : « Wildberries a rendu les gens accros aux rabais : personne n'achète rien au prix fort. Comme Offprice, mais en ligne. C'est le dumping qui leur a permis de doubler tout le monde. Mais ce dumping se fait à nos dépens ».
Il était par conséquent nécessaire d'adoucir l'attitude des fournisseurs, et les spécialistes des relations publiques ont donc décidé de positionner la société à travers une histoire profitable : une ancienne professeur d'anglais, qui a lancé son entreprise peu après la naissance d'un enfant (Tatiana aura trois autres enfants plus tard) et en a fait la société de commerce digital la plus prospère de Russie. Puis, un grand article sur Tatiana et son entreprise est paru dans Forbes – et ça a marché. L'information sur la femme d'affaires, discrète jusqu'alors, a attiré beaucoup d'attention, les journalistes se pressaient pour la rencontrer. Petit à petit, Bakaltchouk a ainsi commencé à participer à la vie mondaine.
Cependant, ce n'est pas la seule chose qui a contribué à la croissance de son capital et au fait que la fortune personnelle de Bakaltchouk ait dépassé le milliard de dollars en 2021. C'est en réalité sur les crises qu'elle a gagné son argent.
En 2009, l'entrepreneuse a signé son premier grand contrat direct avec un fabricant : Adidas, qui disposait de stocks importants dans ses entrepôts en raison de la baisse de la demande. Wildberries a ensuite contracté un prêt et acheté 3 000 paires du même modèle de baskets. Les « achats de liquidation » sont alors devenus un modèle commercial opérationnel – la société rachetait aux fabricants tout ce qui, pour une raison ou une autre, n'était pas vendu (pour cause de défauts, d'une mauvaise qualité ou d'une faible demande). Pour cela, des représentants se rendaient spécialement en Europe afin de dénicher des stocks bradés. Cela s'est accompagné d'une avalanche de commentaires de la part d'acheteurs russes mécontents de la qualité des marchandises, mais l'entreprise était toujours rentable.
La deuxième crise mondiale profitable à l’entreprise a eu lieu pendant la pandémie de coronavirus, lorsque le commerce en ligne s'est imposé dans le monde entier. Wildberries a alors embauché 15 000 personnes (à la fin du mois de mai 2020, l'entreprise comptait 53 000 employés permanents et temporaires), et a lancé ses ventes dans 9 pays de la CEI et d'Europe (dont la France). Grâce à cela, la fortune de Bakaltchouk a augmenté de 1200%, pour atteindre 13 milliards de dollars.
Le chiffre d'affaires des exportations de Wildberries a également augmenté de 89%. Parmi les principaux produits exportés de Russie figurent les masques médicaux, la pastila (confiserie traditionnelle russe) sans sucre, le beurre de cacahuète, les couches pour bébés, les t-shirts et le livre Une histoire de la Russie pour les enfants.
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