Zlatooust, un grand centre métallurgique européen dans les montagnes de l'Oural

L'historien et expert en architecture William Brumfield analyse la dichotomie entre environnement naturel et paysage industriel.

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Zlatooust. Immeuble d'habitation (après-guerre), rue Karl Marx n°4

La ville de Zlatooust est située sur la petite rivière Aï, à environ 120 km à l'ouest de Tcheliabinsk. L'Aï est l'un des affluents les plus à l'est du grand bassin de la Volga ; par conséquent, Zlatooust est elle-même située juste à l'ouest de la frontière entre l'Europe et l'Asie.

Zlatooust. Vue de l'Observatoire vers le sud-est avec la cathédrale de la Trinité et l'étang de la ville sur la rivière Aï

En septembre 1909, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski (voir l'encadré ci-dessous) a visité la ville lors du premier de ses voyages dans les monts Oural. Voyageant avec le soutien logistique du ministère des Transports, il a réalisé des prises de vue allant de la nature s’étendant à perte de vue à d’énormes usines sur une vaste zone qui s'étendait de Perm, du côté européen de l'Oural, à Ekaterinbourg, puis à Tcheliabinsk du côté asiatique de l'Oural méridional. Ma propre visite a eu lieu en juillet 2003.

De l'or au fer

Zlatooust. Panorama d'usine depuis la colline Ourenga

L'intérêt de Moscou pour cette zone remonte à la dernière partie du XVIIe siècle, lorsque des rumeurs sur des gisements d'or ont engendré plusieurs expéditions parrainées par l'État jusqu'au début du XVIIIe siècle. Bien que la recherche d'or et d'argent ait échoué, les expéditions ont consolidé la présence russe dans une zone habitée par les peuples bachkire et tatar. (Un siècle plus tard, au début du XIXe siècle, d'importants gisements d'or seraient finalement été découverts près de la ville voisine de Miass, à environ 40 km au sud-est).

Immeubles d'habitation (après-guerre), rue Karl Marx n° 10, 8, 4

Une autre expédition, en 1741, découvrit de riches gisements de minerai de fer près du mont Kossotour, et le site fut choisi pour le développement d'une usine. Une décennie plus tard, un accord pour développer la zone a été signé entre l'État et Alexeï Mossolov, un entrepreneur de l'ancienne ville de Toula, qui a acheté le terrain aux Bachkirs.

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Résidence du directeur du district minier de Zlatooust (début du XIXe siècle)

Mossolov et ses trois frères (associés au sein d’une entreprise de Toula fondée en 1728) ont lancé le chantier de l’usine en 1754, année considérée comme l’année de fondation de la ville. Le nom de Zlatooust (« à la bouche d'or ») dérive du théologien byzantin Saint-Jean Chrysostome, dit « Bouche d'or » en raison de son éloquence rhétorique. Saint-Jean était particulièrement vénéré dans la famille Mossolov ; deux des frères d’Alexeï Mossolov ont été nommés Ivan en l’honneur du saint.

Vue de la colline Boutylovskaïa vers le nord-est. De gauche à droite : usine d'armements Prince Mikhaïl, Arsenal, cathédrale de la Trinité. Arrière-plan : grand pont Taganai (à gauche), colline Kossotour

Ces grands projets ont été interrompus par la mort d'Alexeï en 1755, et l'église n'a été achevée qu'en 1865. Les querelles entre les frères survivants ont entravé la construction de l'usine, et ce n'est qu'en 1760 que le nouveau propriétaire, Maxime Mossolov, a achevé la construction de base grâce au travail de serfs de ses domaines de la région de Moscou. La production de fer a commencé en 1761.

Usine d'armements de Zlatooust (XIXe siècle)

En 1769, l'usine de Zlatooust fut achetée par Larion Louguinine, un autre magnat des métaux de Toula, qui fit de Zlatooust le centre de ses vastes activités dans l'Oural méridional. Louguinine a considérablement augmenté la capacité de production de fonte brute, de fonte et de cuivre de l’usine.

Épicentre d’une rébellion

Musée de l’Arsenal. Exposition de sabres de Zlatooust et d’autres armes en acier froid

La production de toute la région a été rapidement interrompue par le soulèvement de Pougatchev, la plus grande révolte populaire de Russie avant le XXe siècle. Son nom vient de celui de son meneur, Emelian Pougatchev, un cosaque fugitif charismatique qui a uni des serfs mécontents et certains groupes cosaques, ainsi que des Bachkirs, des Tatars, des Tchouvaches et d'autres ethnies dont la terre avait été absorbée lors de l'expansion de l'Empire russe.

Pougatchev a fondé son autorité en affirmant être le tsar Pierre III, décédé dans des circonstances mystérieuses en juillet 1762, huit jours après un coup d'État qui avait donné le trône à sa femme, Catherine II (la Grande). La décennie qui a suivi le règne de Catherine a donné lieu à une expansion du servage, ce qui a alimenté un mécontentement croissant dans les campagnes. Pougatchev a proclamé la liberté pour les opprimés.

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Arsenal de Zlatooust

Les colonies d'usines du sud de l'Oural étaient particulièrement vulnérables en raison des conditions de travail difficiles des serfs d'usine, dont beaucoup étaient d'anciens paysans, et des Bachkirs. En décembre 1773, le complexe de Zlatooust fut attaqué par les Bachkirs et, pendant les mois suivants, l'usine a en fait travaillé pour Pougatchev ; mais il est vite devenu évident que la préservation de l’usine ne l’intéressait guère.

L'ordre est temporairement revenu à Zlatooust avec l'arrivée, à la fin de mai 1774, d'un régiment sous le commandement du colonel Ivan Mikhelson. Ses troupes bien entraînées ont pu vaincre le gros des forces de Pougatchev au combat, mais elles n'ont pu réprimer les flammes de la révolte jusqu'à la défaite finale et la capture de Pougatchev à la fin août 1774. En effet, quelques jours après le départ de Mikhelson de Zlatooust, les forces dirigées par Pougatchev en personne sont entrées à Zlatooust à la fin du mois de mai, saccageant la ville en causant de nombreuses victimes, détruisant de grandes parties de l'usine et enrôlant de nombreux ouvriers.

« Trois générations ». A. P. Kalganov avec son fils et sa petite-fille à l'usine d'armement

Centrale industrielle

La mémoire russe a retenu pour toujours le traumatisme de cette énorme rébellion paysanne, durant laquelle des atrocités de masse ont été commises de toutes parts. Examinant les dégâts colossaux, Louguinine entreprit en novembre 1774 un coûteux effort de restauration qui aboutit à la reprise du fonctionnement des hauts fourneaux début 1776.

Bâtiment administratif de l'usine (XIXe siècle)

La main-d'œuvre se composait principalement de serfs amenés de provinces éloignées, mais Louguinine utilisait également des ouvriers sous contrat (dont beaucoup étaient des vieux-croyants orthodoxes) et acceptait également des serfs fugitifs d'autres usines. Ses usines étaient mieux gérées et les conditions se sont quelque peu améliorées. Zlatooust se développait en s’imposant comme un centre de production de métaux finis, y compris d’armements en acier laminé à froid.

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Incapables de gérer les finances de l’entreprise, les petits-fils de Louguinine ont loué l’usine au marchand moscovite Alexeï Knauf, qui est resté aux commandes jusqu’en 1811, date à laquelle l’usine de Zlatooust est devenue propriété du Trésor public. Peu de temps auparavant, Knauf avait conclu un contrat de gestion avec Alexander Eversmann, un métallurgiste prussien renommé, qui insistait pour recruter des spécialistes de la métallurgie et de l'armement de la ville de Solingen.

Cathédrale de la Trinité (démolie en 1933), vue sud-ouest. À droite: Chapelle Saint-Alexandre Nevski. Arrière-plan: Usine d'armement, Arsenal, colline Kossotour

Certains experts ont affirmé que le travail des maîtres armuriers russes était supérieur à celui des Allemands, qui étaient payés 10 fois plus. Quoi qu'il en soit, Zlatooust était devenu un grand centre européen de la production d'acier, statut symbolisé par les visites de deux empereurs - Alexandre Ier (en 1824) et Alexandre II (en 1857).

Le milieu du règne de Nicolas Ier a vu la construction de la majestueuse cathédrale de la Trinité (1837-1842), une structure néoclassique conçue par Adrian Malakhov, architecte en chef du district minier de l'Oural. L’une des photographies les plus spectaculaires de Prokoudine-Gorski montre la cathédrale étincelante située dans un cadre industriel sombre. Fermée en 1928 et utilisée à l'origine comme musée d'histoire, la cathédrale fut, hélas, démolie en 1933.

Entre passé puissant et avenir incertain

Église de l'Intercession de la Vierge (à droite), vue sud-est. Construite en 2001-03 comme baptistère de la cathédrale Saint-Séraphin de Sarov (en construction à gauche)

Vers la fin du XIXe siècle, le développement des sites de Zlatooust s'accélère avec l'achèvement en 1890 d'un chemin de fer partant de la ville de Samara sur la Volga via Oufa. La livraison ferroviaire de fioul et de charbon du Donbass a libéré les usines de la dépendance vis-à-vis des forêts, alors épuisées, pour répondre à leurs énormes besoins énergétiques.

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Une autre impulsion à l'expansion a eu lieu en 1891, lorsque Miass, située à proximité, a servi de point de lancement occidental pour la construction du chemin de fer transsibérien, qui s'étendrait sur 7 000 km jusqu'à Vladivostok. L'usine de Zlatooust a par la suite rempli d'importantes commandes de production de rails.

Au moment de la visite de Prokoudine-Gorski, Zlatooust comptait plusieurs églises orthodoxes ainsi qu'une église luthérienne et catholique pour sa communauté allemande. La plupart de ces structures ont été démolies pendant la période soviétique, mais de nouvelles églises orthodoxes sont maintenant apparues.

Mosquée Ikhlas, rue Anikeïev n°4

Fasciné par l’usine, Prokoudine-Gorski a photographié non seulement l’architecture de la ville, mais aussi des maîtres artisans au travail et des exemples d’armements du musée de l’arsenal. Ces portraits font partie de ses clichés les plus réussis.

Travaillant à pleine capacité pendant la Première Guerre mondiale, les sites de Zlatooust ont été pris entre des camps opposés au cours de la guerre civile russe. Malgré de graves perturbations, les usines ont retrouvé leur importance vitale durant les campagnes d'industrialisation soviétiques.

Maison en rondins, rue Skvortsov n°21

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Zlatooust a non seulement produit de l'acier spécialisé pour les besoins militaires stratégiques (roulements à billes, par exemple), mais a également servi de point de réinstallation pour les usines évacuées des régions occidentales de l'Union soviétique. Ces entreprises ont constitué la base de la croissance industrielle de la ville après la guerre, lorsque la majeure partie de la ville a été reconstruite. Ces changements sont évidents dans mes photographies de 2003.

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Les photographies de Zlatooust réalisées par Prokoudine-Gorski présentent des contrastes saisissants entre environnement naturel et paysage industriel, avec des usines crachant des panaches de fumée. Aujourd'hui, des défis écologiques planent sur la ville, alors même que les usines métallurgiques autrefois florissantes font face à un avenir très incertain.

Maison de marchands (XIXe siècle), rue Zlatooust n°29

Au début du XXe siècle, le photographe Russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

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