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44,8 millions, c’est le nombre de vues accumulées sur YouTube par Altyn, l’un des hits de l’année 2016 en Russie. Des chiffres honorables, mais somme toute largement dépassés par bien des artistes d’envergure. Néanmoins, leur ampleur se révèle lorsque précision est faite que la jeune Tatarka y rappe en tatar, langue comptant quelque 5,43 millions de locuteurs dans le monde. Un succès néanmoins loin de se limiter à la seule communauté tatarophone, comme en témoigne la quantité de commentaires en russe réclamant la signification des paroles. Un succès qu’elle rencontrera également, dans une moindre mesure, avec son deuxième single en tatar intitulé AU.
Tatarka - Altyn (langue tatare)
Pour bien comprendre ce phénomène, il est nécessaire de préciser qu’au cours des dernières années, la Russie a connu une rapide modernisation de son offre musicale, qui accusait un certain retard et proposait auparavant, il faut l’avouer, des œuvres pouvant paraître particulièrement kitches aux yeux des Occidentaux. Aujourd’hui, les artistes russes n’ont plus à pâlir face à leurs homologues internationaux, et ce, quel que soit le style musical analysé.
Tatarka - AU (langue tatare)
Or, plus récemment, cette tendance s’est également étendue aux compositions artistiques des ethnies minoritaires de cette vaste contrée, qui sont à leur tour entrées dans le XXIe siècle au travers de clips travaillés et de refrains entêtants, ne cédant aucunement face à Despacito. Un phénomène dont on peut se réjouir, les langues minoritaires étant, plus que le reflet de nos racines, avant tout des outils devant se montrer en mesure d’évoluer et d’être en accord avec leur temps pour perdurer.
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Rap iakoute et pop tatare
Ainsi, il y a peu encore, tandis que j’explorais la Sibérie et me trouvais à Oulan-Oudé, capitale de la République de Bouriatie, région bouddhiste à l’est du lac Baïkal, j’ai eu la chance d’assister à un concert gratuit donné sur la place centrale de la ville à l’occasion de l’anniversaire de la fondation de cette dernière. Il m’a alors été agréable de constater que les mélodies résonnant, en bouriate, tant sur scène que dans la bouche du public, celles de la chanteuse Mèdègma Dorjieva, étaient à mille lieues des chants traditionnels que l’on s’imagine habituellement à l’évocation des langues minoritaires. Son tout dernier clip, ci-dessous, surfant sur la mode du style rétro, en est d’ailleurs l’illustration parfaite (morceau d’ailleurs produit avec le soutien des autorités bouriates afin de promouvoir la langue locale).
Mèdègma Dorjieva - Namououkhan houni (langue bouriate)
En réalité, un tel constat peut être effectué aux quatre coins du pays, que ce soit au Tatarstan, avec par exemple Elvin Grey, dont les tubes accumulent les millions d’écoutes et les sonorités orientales.
Elvin Grey - Ouïlama da (langue tatare)
Ou en Iakoutie, où les artistes Jeedda et Ponsash nous ont récemment offert un excellent et aérien morceau de rap intitulé Tirèkh, après que Jeeda a proposé un an plus tôt un envoutant titre en collaboration avec le groupe de rock local Yï souola et la chanteuse pop iakoute Kounneï. Autre style, autre pépite, avec le talentueux KitJah, excellant tant dans le reggae que dans le rap.
Jeedda et Ponsash - Tirèkh (langue iakoute)
KitJah et Aïyllaana Semionova -Makhtanabyn (langue iakoute)
De retour en Bouriatie, l’on pourrait également citer Alihan Dze et Saryuna, qui ont, fin 2019, dévoilé leur nouveau hit Mend Amar, mêlant rythmes on ne peut plus modernes et esthétique traditionnelle, ou encore Miralza et Badma Khanda et leur futuriste clip Solongo. Sans oublier la rappeuse Wakka, et son Amlal fraîchement mis en ligne.
Alihan Dze et Saryuna - Mend Amar (langue bouriate)
Wakka - Amlal (langue bouriate)
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Moteurs de développement
Ce salut musical, les langues minoritaires de Russie le doivent à divers facteurs, au premier rang desquels figure la politique volontariste des autorités. Pour rappel en effet, les républiques de Russie, régions habitées généralement par des populations majoritairement ethniquement non russes, disposent du droit de choisir plusieurs langues officielles et jouissent d’une grande liberté quant à la promotion de celles-ci.
Miralza et Badma Khanda - Solongo (langue bouriate)
Ce cadre législatif semble être la clef de la survie des langues minoritaires. Pour preuve, le carélien apparait, parmi les langues d’ethnies titulaires d’une république (la Carélie, à la frontière finlandaise), à la fois comme la seule à ne pas posséder de statut officiel et comme celle ayant enregistré la plus considérable baisse de son nombre de locuteurs entre les deux derniers recensements, passant de 52 880 individus en 2002 à 25 605 en 2010, soit une chute de 51,58%.
Jeedda, Kounnèï et Yï souola - Koun koulouguè (langue iakoute)
Par ailleurs, le nombre de citoyens russes à maîtriser une ou plusieurs langues minoritaires demeure important. Quelque 4,28 millions de personnes à travers le pays parlent tatar (quand le nombre de Tatars est de 5,31 millions), tandis que 1,35 million sont aptes à communiquer en tchétchène (1,43 millions de Tchétchènes vivent en Russie), 1,15 million en bachkir (1,58 million de Bachkirs), 1,04 million en tchouvache (1,43 million de Tchouvaches), … Cela représente donc un vivier non négligeable d’artistes, capables de répondre à une demande soutenue, compte tenu du taux de pénétration de ces langues au sein des peuples concernés.
ACM - Tereton (langue altaïenne)
Autre caractéristique, secondaire mais jouant un rôle certain dans le succès des chansons en langues minoritaires : la multitude en Russie de labels musicaux et de maisons de production. Ces structures regroupant plusieurs artistes offrent à ces derniers une meilleure visibilité par le biais, notamment, d’une chaîne YouTube commune. L’on peut, entre autres, citer Noev Media en Iakoutie, Hollaback production en Bouriatie, ou encore Anaï-Khaak au Touva.
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Un succès à géométrie variable
Ainsi, s’il est heureux de voir que certains idiomes sont parvenus à se faire une place sur la scène musicale nationale, cette modernisation apparaît en vérité inégale et ne concerne pas l’ensemble des langues du pays. Certaines peinent en effet à suivre la cadence, faute de dynamisme suffisant. Un retard condamnant les langues les plus précaires à demeurer en marge des tendances artistiques actuelles et à se cantonner aux chants folkloriques.
KitJah - Ychygein (langue iakoute)
La dernière édition de l’Atlas des langues en danger, publiée en 2010 par l’UNESCO, comptabilisait près de 2 500 langues menacées à travers le monde, dont 140 en Russie (sur près de 200 existantes). Parmi ces dernières, 20 étaient d’ores et déjà considérées comme éteintes, 22 en situation critique, 29 sérieusement en danger, 49 en danger, et 20 autres étaient classées dans la catégorie « vulnérables ».
La musique, miroir de la capacité des langues à se réinventer, à vivre avec leur époque, au-delà des traditions, sera-t-elle donc le remède de ce patrimoine d’une richesse exceptionnelle ? Car ne l’oublions pas, lorsqu’une langue disparaît, c’est tout un peuple qui se meurt.
Dans cet autre article, nous nous penchions sur le cas d’une langue minoritaire, ayant étrangement réussi à se faire une place en Russie : le breton.