Les explorations russes d’Erwann: Kyzyl, ou lorsque la Russie devient centre de l’Asie

Erwann Pensec
En République de Touva, dans le Sud de la Sibérie, il serait aisé de se croire, à tous les égards, dans un pays à part entière. Tout y est différent: religion, langue, paysages, architecture. Partons aujourd’hui pour cette région isolée, l’une des plus singulières mais aussi des moins prospères de Russie.
Tandis que défilent les courbes rebondies des monts Saïan, en Sibérie méridionale, le couvert forestier laisse place à de chauves hauteurs. Après 14 heures de route depuis Krasnoïarsk, dans une atmosphère de bout du monde, mon bus parti la veille s’approche enfin de Kyzyl, capitale du Touva.
Cette république méconnue, aux portes de la Mongolie, constitue l’un des recoins les plus reculés de Russie. En plus de n’être pas reliée au réseau ferroviaire national, jusqu’à fin 2018, aucune liaison aérienne directe avec Moscou ne permettait de s’y rendre.
En toute honnêteté, le Touva jouit d’une sombre renommée. Il clôture, de loin, le classement général des régions russes pour la situation socio-économique, avec les pires taux de criminalité, de pauvreté, de qualité et d'espérance de vie, et l’un des moins bons en termes de chômage et d’alcoolisme.
Motivé par des années de désir de découvrir cette terre mystérieuse toutefois réputée pour ses paysages époustouflants et sa culture si distincte, c’est donc non sans une certaine appréhension que je me lance dans l’exploration de son cœur névralgique, animé par quelque 120 000 âmes.
Ici, les visages arborent des traits asiatiques, tandis que le mien suscite la curiosité. En réalité, si en 1959 les Russes représentaient 40% de la population du Touva, ils n’étaient en 2010 plus que 16%, en raison de l’exil des Russes ethniques et du fort taux de natalité des Touvains.
Nombreux sont les témoignages de Russes quant à la difficulté de vivre dans cette région semblant en plein décrochage. Beaucoup ici ne maîtrisent pas ou peu le russe, notamment parmi les plus jeunes, son apprentissage se faisant souvent en touvain, tels des cours de langues étrangères.
Cette singularité, le Touva la doit à son histoire. Anciennement dominé par les nomades mongols, placé sous égide impériale chinoise de 1758 à 1912, et intégré à l’Empire russe, il a également connu l'indépendance, sous le nom de Tannou-Touva (1921-1944), avant d’être finalement rattaché à l’URSS.
Un passé mouvementé s’expliquant par l’emplacement de ce territoire. Kyzyl apparaît en effet comme le centre géographique du continent asiatique, une particularité célébrée par un élégant obélisque sur les berges du puissant Ienisseï, prenant sa source non loin.

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Au gré des rues, la symbolique asiatique est d’ailleurs omniprésente. Le shou, représentation graphique de la longévité, orne par exemple barrières, bancs et balcons, à l'ombre de toits aux extrémités recourbées, tandis que l’influence bouddhiste, religion ici dominante, se fait palpable.
Leur culture, les locaux en sont fiers, et le Musée national du Touva en est la preuve. Y sont exposées des reliques ancestrales et des œuvres d’art plus contemporaines, mais toujours inspirées par l’esprit des nomades, la liberté de la steppe et la sagesse des divinités.
Y sont également jalousement gardés d'inestimables trésors : des artefacts scythes découverts dans la « Vallée des tsars », site archéologique majeur du Touva. Ces bijoux en or datant d'il y a près de 3 000 ans sont d’un raffinement tel, que leurs techniques de création restent encore incomprises.
Mais plus qu'un riche passé, le Touva abrite aussi d’étourdissants paysages, marqués par un relief prononcé et l’immensité steppique. À 10 minutes du centre de Kyzyl s’ouvrent aux randonneurs d'infinies perspectives, un océan de monts et collines semblant fondre sous un impitoyable astre solaire.
Après avoir entrepris, par une chaleur étouffante, l’ascension du mont sacré Doguèè, s’offre à moi un spectacle inoubliable : Kyzyl s’étendant telle une oasis, tandis que dans mon dos, à flanc de montagne, figure le plus grand mantra bouddhiste au monde.
Comme ailleurs en Sibérie, le bouddhisme est ici fortement empreint de chamanisme, et alors que se dresse au sommet du Doguèè un mat auquel sont accrochées des centaines de drapeaux à prières, les sentiers sinuent entre les ovaa, de petites pyramides de pierres, honorant les esprits de la terre.
Sur l’un des monts voisins est en outre en cours l’érection d’une statue de Bouddha haute de plusieurs dizaines de mètres, qui veillera ainsi sur la capitale touvaine, bercée par le chant d’étranges et bruyants insectes volants.
Pas un arbre, pas une ombre, les environs de Kyzyl se présentent bruts et dénudés. Une allure simpliste qui n’est de poésie pour autant aucunement dénuée, l’œil se promenant entre l’horizon et les lignes arrondies de ces étendues qu’ont mille fois les nomades parcourues.
Assoiffé, mais comblé de sérénité, je regagne finalement la ville, où le départ se fait imminent. Dernier passage par la place centrale, bordée par une statue de Lénine, mais ayant en son centre un majestueux moulin à prières bouddhiste et un monumental théâtre semblant tout droit venu du Tibet.
M’apprêtant à monter dans le bus, je remarque un rapace perché sur le toit d’en face tourné dans ma direction. Est-il de ceux m’ayant accompagné tout au long de ma découverte de Kyzyl, planant à proximité de mon balcon d’hôtel ou au-dessus des crêtes lors de ma promenade en montagne ?
C’est ainsi sous l’œil bienveillant de ce gardien sacré que je quitte le Touva, dont on m’avait prédit l’hostilité, mais par lequel je me suis avéré enchanté. Aussi, baignées par des lueurs nocturnes envoûtantes telles des toiles de Roerich, ses montagnes me font-elles leurs adieux.

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