Gérard Krawczyk: «Le cinéma russe pour moi c’est de l’excès dans tous les sens»

Culture
MARIA TCHOBANOV
En prévision du 27e Festival du cinéma russe qu’accueillera du 19 au 24 novembre Honfleur pour distinguer les meilleures réalisations cinématographiques de l’année, le président du jury, le réalisateur, photographe et auteur Gérard Krawczyk a parlé dans une interview à Russia Beyond cinéma, Russie et famille – le thème fédérateur du programme de cette année - et a confié ambitionner de réaliser une œuvre portant sur trois époques de l’histoire de cette contrée.

Russia Beyond désormais sur Telegram! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr

Russia Beyond : La Russie n’est pas une Terra incognita pour vous, ce n’est pas par hasard que vous-vous retrouvez à la tête du jury de ce festival ?

Gérard Krawczyk : Je me suis rendu plusieurs fois en Russie pour présenter mes films. La première fois j’ai mis les pieds dans ce pays pour la promotion de Taxi 2 en 2000. Il y avait très peu de multiplex à ce moment et le cinéma français commençait à revenir petit à petit dans les salles. De grands changements étaient en train de s’opérer : c’était à la fois la Russie soviétique, que j’ai vue dans les films de l’époque avec mes parents, et une autre, différente, en train d’émerger, la Russie en devenir, d’une certaine manière.

J’y suis retourné plus tard, avec Taxi 3 ou 4, ensuite, avec Auberge rouge et Fanfan la Tulipe, et à chaque fois j’ai vu les changements. Le nombre de salles de cinéma augmentait en permanence. Mais ce qui était toujours formidable – c’est l’enthousiasme du public, je voyais de petites étoiles dans les yeux des spectateurs, mais aussi des gens qui opéraient dans d’autres domaines. Ils voulaient bâtir, construire, une énergie assez puissante se dégageait des gens que je rencontrais. Et j’ai même amené en été 2010 ma famille en Russie en vacances et on s’est promené dans le pays. C’était l’année où il y avait de gros incendies près de Moscou, c’était effrayant et impressionnant.

Lire aussi : Le cinéma russe à travers l’œil d'anciens présidents du Festival de Honfleur 

Quelle a été votre plus grande surprise à la découverte de la Russie ?

La plus forte impression que je ramène de Russie, plutôt ce qui me surprend, c’est que les enfants à l’école connaissent Alexandre Dumas, Victor Hugo et d’autres auteurs français mieux que les petits Français, c’est formidable. Et puis la manière très sensorielle des rapports entre les gens : les Russes vous prennent dans les bras, même si vous les connaissiez à peine. On a l’impression dans ces moments que chacun est prêt à donner sa chemise, presque sa vie, il y a quelque chose de fort, de chaleureux, que j’adore dans ces rapports et qui se perd ici parce que nous sommes trop individualistes.

Vous avez hérité d'une attitude particulière envers la Russie également de vos parents ?

Dans mon histoire familiale j’ai une arrière-grand-mère qui était de Kiev et j’ai des origines polonaises. Je pense que mes parents étaient assez admirateurs de l’Union soviétique : ils écoutaient les Chœurs de l’Armée Rouge, ils ont adoré le film de Kalatozov Quand passent les cigognes, que j’ai vu tout petit et aussi plus tard. Je trouve que ce film reste encore novateur dans sa forme, il a influencé beaucoup de cinéastes français et étrangers. Je n’ai pas encore eu vraiment d’occasion d’approcher de près les cinéastes russes contemporains, mais j’ai vu les films de Guerman, de Zviaguintsev et certains d’autres, qui sont sortis en France. Le cinéma russe pour moi c’est de l’excès dans tous les sens : les sentiments, les rapports humains, l’amour ou la haine, mais ce sont aussi des paysages, les chocs d’individus avec la société ou avec le pouvoir politique.

Comme tous les Français, j’ai des clichés sur la Russie, mais ce dont je suis sûr, et ce qui m’anime aussi, c’est que nos deux pays, nos deux peuples ont toujours eu un lien affectif, quel que soit le régime politique, depuis l’époque tsariste et jusqu’à aujourd’hui, même si aujourd’hui c’est un peu chaotique. On a toujours eu de la fascination les uns pour les autres : les Russes pour la France, pour l’art de vivre français. Les Français – pour la littérature, la danse, la musique, la poésie et plein d’autres choses.

Quand je suis allé en Sibérie avec Joël Chapron pour la semaine du cinéma français, une journaliste m’a posé la question sur ce que je pensais des sanctions. J’ai répondu : « Les gens du monde entier quelles que soit leur culture ou croyance religieuse, veulent la même chose – aimer, être aimés, manger à leur faim, pouvoir accéder à la connaissance, pouvoir être soignés, pouvoir fonder une famille, vivre en paix ». La journaliste m’a alors dit que je suis utopiste, et je prends ça comme un compliment. Je suis utopiste et j’espère le rester le plus longtemps possible.

Y a-t-il une période ou un événement dans l’histoire de la Russie qui pourrait devenir le sujet d’un de vos films ?

Effectivement, sans dévoiler trop mon idée, j’avoue que j’ai un projet de film dont l’histoire s’étend sur trois époques – tsariste, soviétique et d’aujourd’hui, avec les personnages qui se retrouvent entre les deux pays, la Russie et la France. Ce film a une ambition d’être à la fois très populaire mais aussi de pouvoir être montré dans des festivals. Il est pensé comme une grande saga très ample qui parlera, à travers le lien entre la Russie et la France, de l’état du monde.

Autrement, je pense qu’il y a un film à faire sur une période assez proche, le moment où tout a basculé – la transition vers l’économie de marché. Comment se sont formés ces oligarques, comment ils ont surgi, c’est intéressant. On m’a raconté l’histoire des vouchers (bon d’échanges) qu’on distribuait à la population lors des privatisations des usines et des groupes industriels. Ce sont des épisodes que nous ne connaissons presque pas ici. Ce qui m’intéresse c’est ce qui s’est passé à ce moment précisément, j’aimerais bien trouver un livre, un roman en français qui en parle.

Lire aussi : Les sept meilleurs films consacrés à la réalité russe 

Que pensez-vous du thème central choisi pour cette 27e édition du festival ? Fait-il écho en vous? 

Je pense que le thème de la famille a toujours été un thème cinématographique ainsi que littéraire. Il y a eu des tas de livres, des tas de films sur les méfaits de la famille. La famille c’est un lieu de fabrication de toute sorte de névroses. Elle peut vous briser, comme elle peut vous catalyser, vous rendre meilleur. C’est le lieu de tous les possibles. Ça peut être un lieu formidable comme ça peut être un lieu terrible. En même temps, la famille, comme un voyant sur le tableau de bord, indique l’état de la société. Il y a des problématiques qui se dégagent. Comment aujourd’hui la famille s’inscrit dans un pays à forte dominante dans l’espace politique de la religion, par exemple ?

Personnellement ce que j’aime en France (j’espère que ça durera), c’est que c’est une république laïque et que normalement la religion est dans l’espace privé, donc la famille ne doit pas être assujettie à la religion. On sait qu’aujourd’hui tout cela est assez attaqué et assez fragile. C’est bien que les cinéastes s’emparent de cette thématique pour faire des films.

En même temps, la famille c’est comme des histoires d’amour – ça touche tout le monde. On peut s’y identifier. Donc oui, je trouve que c’est un thème très important.

Comment voyez-vous votre rôle dans ce jury ?

J’ai toujours considéré les concours comme étant l’occasion de mettre en lumière le cinéma. Je pense que quand on décerne le prix, ce n’est pas parce qu’un film est meilleur qu’un autre, c’est le film, que le jury a préféré, c’est objectif. Comme une personne, chaque film est singulier, on ne peut pas les comparer, c’est impossible. Ce n’est pas comme pour les Jeux olympiques : on attribue la médaille d’or, parce que l’athlète a couru plus vite que les autres.

Les prix permettent de créer un événement qui donne un coup de projecteur sur le cinéma, qui fait venir le public qui ne serait pas venu autrement. Dans notre cas, les gens vont voir les films russes, peut être ça va leur donner le goût du cinéma russe. Et peut-être quand dans les salles de cinéma en France les films russes vont sortir, ils viendront les voir, alors qu’avant ils n’y seraient pas allés. Je pense que donner les prix c’est un peu le prétexte pour faire la fête du cinéma et pour intéresser les gens. Je vis mon rôle très bien.

Quels sont vos critères pour que le film vous plaise ?

Il faut que le film nous touche. Je privilégie les émotions sous toutes ses formes. Si je n’éprouve pas d’émotion, je suis resté en dehors du film. Et moi j’ai envie d’être dans le film et d’être surpris. Dès que je commence à regarder et décortiquer comment c’est fabriqué, je n’y suis plus. Quand je suis embarqué, surpris, touché, je n’analyse pas du tout l’objet cinéma, c’est ça qui me plait.

Qu’est-ce que vous attendez de ce festival ?

Je suis très honoré par la proposition de présider le jury de ce festival. Je suis très heureux, comme un enfant au magasin de jouets : je verrai des films que je n’aurais jamais vus sans doute autrement. J’adore voir des films, même sans savoir à l’avance, quel est le sujet. J’attends de ce festival des rencontres avec des films, mais aussi avec ceux qui les ont faits – les réalisateurs et réalisatrices. Ce sont des rencontres cinématographiques mais aussi physiques. Le festival est un très bon moyen pour rencontrer les gens, échanger, c’est le plaisir de voir ce que font les autres.

Dans cette autre publication, retrouvez notre sélection des œuvres qui seront présentées lors de cet événement normand.