Dans une récente publication, nous avons expliqué qu’en réalité, le mot « bistrot » n’avait pas été apporté en France par les Russes en 1812, bien qu’un mythe bien ancré affirme le contraire. Parallèlement, il existe dans la langue russe plusieurs mots qui, considère-t-on, « sonnent français » et qui se seraient enracinés dans la langue de Pouchkine après la campagne de Russie. Or, ces informations sont également erronées. Nous vous expliquons pourquoi.
« Chval’ »
En russe, le mot « chval’ » est employé pour désigner une personne sans valeur, un rebut de la société.
La légende entourant l’origine de ce mot est assez absurde - elle affirme qu’il provient du français « cheval ». Lorsque la Grande armée fuyait la Russie, des officiers français affamés, dont les rations étaient épuisées depuis longtemps, étaient prêts à manger de la charogne, avance cette version. Ils cherchaient donc des chevaux morts sur les bas-côtés des routes et, dans leur quête, ils s’adressaient, sales et en lambeaux, aux paysans russes en répétant le mot « cheval ». C’est ainsi que ce mot serait entré dans la langue, devenant un synonyme de « rebut ».
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Mais cette légende ne résiste pas à la critique : d’abord, il est difficile d’imaginer des paysans russes dialoguer avec des officiers français. Compte tenu des conséquences de la campagne napoléonienne, le peuple était extrêmement hostile envers l’ennemi et aurait plutôt attaqué les restes de l’armée croisés sur son chemin.
Qui plus est, le mot « chval’ » avait fait son apparition dans la langue bien avant le XIXe siècle. Il s’agit d’un dérivé du verbe « chit’ » (coudre) qui désigne différents fils, chiffons et patchs à jeter toujours présents dans l’atelier du tailleur. Avec le temps, il a commencé à être utilisé pour désigner les bas-fonds de la société.
« Charomyjnik »
Quel lien peut-il exister entre cette suite de lettres et la langue de Molière ? En Russie, on considère qu’il existe une consonance entre ce mot et « cher ami ». D’après la légende, ces mêmes officiers français affamés battant en retraite à travers les plaines enneigées s’adressaient aux paysans russes à qui ils demandaient grâce en prononçant : « Chers amis ! ». Les paysans, affirme cette thèse, ont alors commencé à traiter ces militaires mendiant si humblement après avoir tenté de conquérir leur pays de « charomyjnik », mot signifiant en quelque sorte « mendiant tordu ».
Toutefois, ce mythe est également infondé. En russe, il existe une expression obsolète et sortie de l’usage « на шаромыгу » (« na charomygou »), qui signifie « gratuitement ». Elle a notamment été utilisée par Nicolas Gogol dans sa pièce Le Revizor et on peut également la trouver dans les lettres d’Alexandre Pouchkine. L’expression est dérivée de l’ancien mot russe « шарма » (« charma », gratuitement). Rien à voir, donc, avec les soldats français et les paysans russes…
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« Chantrapa »
Après la défaite de Napoléon, les officiers français (toujours eux) ne sont pas tous rentrés en France. Si certains d’entre eux ont été capturés, d’autres, craignant d’être traduits en justice après la Restauration, ont tout simplement refusé de retourner dans leur pays natal.
Ils ont donc été nombreux à devenir enseignants dans les familles de la noblesse russe et même directeurs des théâtres de serfs que les nobles aimaient organiser dans leurs domaines. Et c’est dans ces faits que plongent les racines du troisième mythe : on considère qu’en sélectionnant les paysans pour la chorale, les tuteurs français disaient : « chantera pas » en commentant les dispositions vocales de certains candidats. En conséquence, ce mot est entré dans l’usage pour désigner les personnes incapables et ternes.
Cependant, les théâtres de serfs n’étaient pas si nombreux dans la Russie du XIXe siècle pour que ce mot puisse devenir si familier. La plupart des propriétaires étaient pauvres et payaient à peine leurs impôts, les théâtre en question étant donc réservés à l’élite.
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Quant à l’origine du mot « шантрапа » (« chantrapa ») il est possible qu’il s’agisse d’un dérivé du mot tchèque ancien « šаntrосh » (menteur, trompeur). Ce mot était courant dans les villes russes de Tcherepovets, Iaroslavl, Veliki Oustioug et vu que les paysans locaux n’avaient aucune notion de français, le mythe sur l’origine du mot en question semble infondé.
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