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À l’été 1909, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a entrepris un long voyage dans le nord russe. Il y est retourné en 1916, lors de sa dernière expédition avant de quitter la Russie en 1918. Ses photographies d’époque montrent des églises et des chapelles en bois, qui ont depuis presque toutes disparu.
Un monument perdu
Il a notamment photographié deux grandes églises en bois à Petrozavodsk, aujourd’hui la capitale de la république russe de Carélie. L’une d’elle était l’église des Saints Pierre et Paul. Considéré comme une église ou une cathédrale selon les sources, ce sanctuaire a été construit au XVIIIe siècle sous le règne de Pierre le Grand.
Des légendes locales affirment que c’est Pierre lui-même qui l’a conceptualisée, et le dévouement de l’église aux Saints Pierre et Paul est une référence évidente aux saints-patrons de l’empereur. Qu’il l’ait conceptualisée lui-même ou pas, il est probable que Pierre ait soutenu la construction de cette église comme une affirmation de la présence russe dans cette zone frontalière stratégique contestée par la Suède. Petrozavodsk (dont le nom signifie « l’usine de Pierre ») a en effet été fondée en 1703 pour produire le fer nécessaire à la nouvelle marine russe pendant la grande guerre du Nord, qui a opposé les empires russe et suédois de 1700 à 1721.
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L’église des Saints Pierre et Paul a été détruite par la foudre en octobre 1924, et la photographie de Prokoudine-Gorski, datant de 1916, est la meilleure image qu’on ait de ce monument perdu. Son design vertical distinctif est basé sur la conception traditionnelle d’églises « à plusieurs niveaux », constituées de niveaux octogonaux ascendants.
L’église des Saints Pierre et Paul arbore également des éléments du baroque pétrovien, comme la haute flèche et la présence de balcons qui permettaient d’admirer le lac Onega depuis l’église. Celle-ci avait été rénovée en 1784, et des détails néoclassiques ainsi qu’un bardage blanc avait été ajoutés.
Un lieu sacré
Bien que l’église de Petrozavodsk n’existe plus aujourd’hui, on peut encore trouver des églises à plusieurs niveaux dans le nord russe. L’un des exemples les plus impressionnants de ce type d’architecture est l’église du prophète Élie du village de Tsypino, dans la région de Vologda. Construite en 1755, elle a récemment fait l’objet d’une restauration.
Ce monument remarquable, en bois, est situé près de l’un des lieux les plus culturels et spirituels de Russie, le monastère de Ferapontov, qui est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO pour ses magnifiques fresques du XVIe siècle. S’il n’est pas certain que Prokoudine-Gorski ait visité ce lieu, on sait en revanche qu’il s’est rendu (et a photographié en détail) le monastère Saint-Cyrille-Belozersk et le celui de la Résurrection de Goritsy, qui se trouvent tous les deux à seulement quelques kilomètres de là.
J’ai eu la chance de voir l’église avant et après sa restauration. Je suis tombé dessus en juillet 1999, alors que la forêt autour des ruines en bois était en train d’être dégagée. J’y suis retourné 15 ans plus tard, en juin 2014, quand l’église était entièrement restaurée.
Aujourd’hui, le village de Tsypino est très petit, mais il existe au moins depuis le XVIe siècle. À la fin du XIXe, Tsypino était le centre d’une paroisse agricole florissante de plus de 20 villages. Il se trouvait, à l’époque, à côté du « pogost de Tsypino », constitué de l’église du prophète Élie et d’une église de briques construite en 1800 avec des autels dédiés à Saint Georges et à Démétrios de Thessalonique. Tout le territoire du pogost, comprenant les maisons paroissiales et le cimetière, était entouré d’une clôture de bois peinte en blanc.
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L’église du prophète Élie a été construite en rondins de bois et consacrée en 1756. Sa forme haute et spacieuse était composée de trois niveaux octogonaux ascendants sur une base elle aussi octogonale, à partir de laquelle partaient les quatre branches de la croix. La branche Est contenait l’autel principal, tandis que la branche Ouest servait d’entrée.
La structure de base de l’église était entourée au nord, au sud et à l’est par une galerie surélevée par des rondins de bois, que l’on peut voir sur mes photographies de 1999. Le design de l’église était une merveille d’ingéniosité et d’harmonie esthétique, et était mis en valeur par le cadre idyllique du lac d’Élie.
L’intérieur de l’église était centré autour d’une grande iconostase qui montait jusqu’à la voûte formée par les niveaux supérieurs de la structure. Quatre rangs d’icônes sacrées majestueuses surplombaient les croyants rassemblés dans le vaste espace central octogonal de l’église, dégagé de toute colonne.
De 1862 à 1895, le prêtre de l’église du prophète Élie était Ivan Brilliantov, dont deux des fils, Alexandre et Ivan, sont devenus des spécialistes de l’histoire russe. Ivan, en particulier, a joué un rôle important dans l’étude et la préservation de l’héritage artistique du monastère de Ferapontov. Les deux fils ont été victimes de la vague de répressions soviétique menée contre les historiens au début des années 1930.
Fermée en 1935, l’église du prophète Élie est petit à petit tombée en ruines. La coupole s’est effondrée en 1958, et les deux niveaux supérieurs ont fait de même peu de temps après. Les icônes avaient déjà été amenées au musée d’histoire local, à l’ancien monastère de Saint-Cyrille-Belozersk, dans la ville de Kirillov. L’église voisine de Démétrios de Thessalonique a été détruite pour en récupérer les briques, et la plupart des structures du pogost ont également été rasées.
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Ressusciter le passé
Ce monument de l’architecture russe a heureusement été documenté par différents photographes, et n’a donc pas sombré dans l’oubli. En 1995, un ordre présidentiel incluait l’église du prophète Élie dans la liste des monuments architecturaux d’importance nationale. Lorsque je l’ai photographiée à l’été 1996, les travaux pour dégager les ruines de la base de la structure envahies par la végétation venaient de commencer.
La restauration a réellement débuté en 2003 sous la direction d’Alexandre Popov, restaurateur professionnel utilisant des méthodes mettant l’accent sur les structures en rondins. La première mission des restaurateurs était de démonter totalement ce qu’il restait de la structure, puis de l’étudier. Après avoir analysé les traces sur les rondins originaux, ils ont conçu des haches allongées à lame étroite ressemblant aux outils utilisés lors de la construction de l’église au XVIIIe siècle.
La reconstruction du bâtiment, minutieuse et méthodique, par des artisans experts, a continué jusqu’à l’été 2009, où le monument a été rouvert au public. Tout comme au XIXe siècle, l’extérieur en bardage a été peint en blanc.
Ce revêtement était une pratique courante au XIXe et au début du XXe siècle. Après la guerre, les restaurateurs soviétiques ont mis un point d’honneur à retirer le bardage pour dévoiler l’apparence initiale des bâtiments. Une nouvelle approche de la restauration propose au contraire de restaurer le bardage si c’est possible. Certains argumentent que cela permet de conserver la structure en rondins qui se trouve dessous, mais cela cache également des éléments et techniques uniques, comme ceux que l’on voit sur mes photographies de 1999.
Le travail de restauration s’est ensuite poursuivi à l’intérieur de l’église du prophète Élie. En 2010, une reconstruction de l’iconostase de bois sculpté a été achevée, et des photographies des icônes originelles y ont été accrochées. Une partie de ces dernières est conservée au musée du monastère Saint-Cyrille-Belozersk. La galerie de l’église propose des expositions sur la région et sa culture traditionnelle.
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Cette magnifique église a depuis été rejointe par une petite chapelle en rondins qui a été amenée là depuis le village voisin de Pasynkovo. La chapelle, aux rondins rectangulaires liés les uns aux autres en queue-d’aronde, a été réassemblée en 2010 par une équipe de restaurateurs polonais.
Bien que le pogost de Tsypovo n’ait pas la gloire qu’il avait avant la Révolution, il a été ressuscité et représente un bel ajout aux chefs-d’œuvre que sont les monastères de Ferapontov et de Saint-Cyrille-Belozersk. La ville de Kirillov est maintenant le siège du quartier général du parc national du nord de la Russie, lié à des destinations touristiques telles que le lac Beloïe, la ville voisine historique de Belozersk et la station de ski Tsypina Gora.
Bien que les monuments russes en bois continuent de disparaître, l’église du prophète Élie de Tsypino est un témoignage frappant de ce que l’on peut réaliser en mélangeant documentation historique, expertise technique et soutien financier.
Au début du XXe siècle, le photographe Russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
Dans cet autre article, nous vous emmenions à la découverte de Torjok, joyau de la province russe.