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En juin et juillet 1909, le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski a immortalisé un certain nombre de petites villes le long de la voie navigable Mariinski, dans le nord-ouest de la Russie. Initiée par Pierre le Grand pour relier Saint-Pétersbourg au bassin de la Volga, cette voie d'eau stratégique a été développée sous le règne de l'empereur Paul Ier (1796-1801), qui l'a baptisée canal Mariinski en hommage à sa compagne, l'impératrice Maria Feodorovna.
La ville de Vytegra, située sur la rivière du même nom, était un point important de l'itinéraire de Prokoudine-Gorski. Vytegra servait non seulement de centre administratif le long de la grande voie navigable, mais elle menait également à des points plus éloignés dans le vaste territoire du Nord russe. Pendant son séjour à Vytegra, Prokoudine-Gorski a photographié des exemples distinctifs d'architecture traditionnelle en bois dans les villages voisins d'Ankhimovo et de Paltoga. Comme le montrent mes publications sur ces villages, une grande partie de ce qu'il y a photographié n'existe plus ou a changé de manière significative.
Par exemple, en 1909, il a immortalisé la chapelle de Sainte Parascève d'Iconium dans le village de Materiki, autrefois situé sur le canal Mariinski, à quelques kilomètres au sud de Vytegra. Materiki et sa charmante chapelle ont été submergés après la guerre avec la création du réservoir de Belooussov (un maillon du canal Volga-Baltique). Heureusement, j'ai photographié des chapelles similaires plus au nord, par exemple dans le parc national de Kenozero, dans les environs de Plessetsk, dans la région d'Arkhangelsk.
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Un trésor caché
Dans mon souvenir, cependant, la chapelle la plus attrayante se trouve à près de 100 kilomètres au nord-est de Vytegra, dans le hameau de Fominskaïa, qui fait partie du plus grand village de Liadiny (officiellement appelé aussi Gavrilovskaïa), dans le district de Kargopol. Dans cette région, les villages peuvent être constitués de plusieurs hameaux reliés par une route ou un chemin.
J'avais vu la minuscule chapelle en rondins, apparemment dédiée à l'icône de l'Image miraculeuse du Sauveur, en 1998, alors que je photographiais l'ensemble de l'église de Liadiny, mais l'accès à la chapelle était, pour diverses raisons, étroitement surveillé par la communauté locale. Néanmoins, ma demande a été discrètement diffusée et, un soir, j'ai été convoqué par une vieille femme en fichu qui détenait la clé. J'ai compris la grande confiance qui m'était accordée, et lorsqu'elle a ouvert la lourde porte, j'ai eu l'impression de pénétrer dans une autre dimension.
Le petit intérieur était faiblement éclairé par la lumière des soirées estivales, mais l'explosion de couleurs était palpable. Même sans trépied, j'ai pu braquer l'appareil photo pour prendre quelques précieux clichés de l'espace.
Les couleurs chaudes provenaient principalement d'un plafond en bois composé de planches peintes rayonnant à partir d'un anneau central. Ce dernier contenait l'image du Christ, tandis que les planches restantes représentaient le Christ en croix, flanqué de Marie et de Jean-Baptiste, ainsi que des archanges et des évangélistes.
Cette chapelle montre un exemple simplifié d'un type de plafond peint connu sous le nom de « niébo » (« ciel ») qui est apparu dans un large territoire du Nord russe au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Un niébo beaucoup plus grand et plus complexe se trouvait dans l'église de l'Intercession à Liadiny (voir ci-dessous).
La chapelle était également remarquable pour les vêtements et autres articles textiles qui drapaient les côtés de l'intérieur sous le niébo. Dans le cadre d'une tradition populaire, ils servaient d'offrandes votives, de demandes de secours divin contre les maladies corporelles touchées par le tissu. En effet, l'Image miraculeuse du Sauveur (à laquelle la chapelle est dédiée) fait référence à un tel miracle de guérison.
Bien que la documentation sur la construction de la chapelle fasse défaut, il est probable qu'elle n'ait pas été construite avant la fin du XIXe siècle. Même pendant la période soviétique, lorsque le culte public était fortement restreint (voire carrément interdit), la chapelle a été protégée et utilisée par la communauté en déclin.
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Un ensemble imposant
Avant la période soviétique, néanmoins, le centre du culte se trouvait à Liadiny proprement dit, qui possédait l'un des grands monuments architecturaux du Nord russe. Bien que seule une partie de cette création ait survécu, j'ai eu la chance de pouvoir photographier l'ensemble à plusieurs reprises à la fin des années 1990, avant que la tragédie ne frappe au sens le plus littéral du terme.
L'ensemble de Liadiny se composait de trois parties : l'église de l'Intercession avec sa « tour-tente » élancée (achevée en 1761) ; l'église de l'Épiphanie voisine (1793), couronnée d'une panoplie de coupoles ; et un grand clocher construit en 1820. S’y trouvait également un cimetière entouré d'une clôture.
De tels complexes d'églises et de cimetières – souvent appelés « pogost » – n'étaient pas rares dans le Nord russe. Hélas, la plupart ont disparu depuis longtemps – les villages comme les églises.
Dans l’ensemble de Liadiny, la grande église de l'Intercession était utilisée pour le culte d'été, tandis que l'église de l'Épiphanie, plus basse et plus facile à chauffer, servait en hiver. Avant la construction de la deuxième, l'église de l'Intercession possédait un autel au rez-de-chaussée compact qui pouvait être utilisé durant la saison froide.
En été comme en hiver, illuminée par le Soleil ou la neige soufflée par le vent, la forme de l'église de l'Intercession produisait un impact visuel inoubliable. Recouverte d'un bardage de planches foncées, la structure de solides rondins de pin s'élevait jusqu'à une coupole et une croix à son sommet. À l'intérieur, la chapelle du rez-de-chaussée renfermait deux colonnes massives en rondins qui soutenaient le plancher de l'espace de culte principal situé au-dessus.
Un aperçu des cieux
Un escalier étroit monte vers cet espace principal, et la première impression est celle de murs propres et blanchis à la chaux dans le vestibule. L'effet était d'autant plus stupéfiant lorsque l'on se tournait vers l’iconostase aux couleurs vives et le niébo peint qui surplombait l'espace de culte dans une combinaison ingénieuse d'art et d'architecture traditionnelle.
Les poutres sont inclinées vers le haut et forment un cadre squelettique autoportant entre les murs et l'anneau au centre. Les panneaux peints en forme de triangles étroits sont posés sur le cadre sans attaches. La tension et la gravité maintiennent les panneaux en place.
La région de Kargopol possède des exemples encore plus grands de plafonds peints de ce type, comme l'église de l'Épiphanie à Ochevensk, mais le « ciel » de Liadiny était l'œuvre d'art la plus brillante. Ses 12 longs panneaux triangulaires représentaient les quatre évangélistes (Matthieu, Marc, Luc et Jean) et sept des huit archanges orthodoxes : Michel, Gabriel, Raphaël, Uriel, Jéhudiel, Barachiel et Selaphiel. Le panneau principal situé au-dessus du centre de l’iconostase représente la Crucifixion, avec Marie et d'autres personnages au pied de la croix et Jérusalem en arrière-plan.
Les archanges Michel et Gabriel sont peints avec une aura de beauté particulièrement riche. L'archange Raphaël est accompagné du garçon Tobias tenant son poisson – une légende juive tirée du livre apocryphe de Tobie et connue dans la peinture de la Renaissance.
Dans l'anneau central se trouve une représentation de la Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Les douze séraphins situés aux extrémités des triangles sont peints avec des masques féminins attrayants. Cette expression artistique festive et personnelle a été attribuée à un peintre d'icônes actif à Kargopol dans les années 1760.
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La tragédie
Le 5 mai 2013 – le matin du dimanche de Pâques – l'église de l’Intercession a été frappée par la foudre pendant un violent orage. La chaleur de l'incendie qui en a résulté était si intense que le clocher autoportant voisin a de lui-même pris feu. Heureusement, des camions de pompiers de Kargopol (à quelque 37km) sont arrivés à temps pour protéger l'église de l'Épiphanie.
Les dizaines de photographies – intérieures et extérieures – que j'ai prises avec la coopération du Musée d'histoire locale de Kargopol ont été archivées dans ma collection à la Galerie national d’art et constituent un témoignage complet de ce chef-d'œuvre. Elles sont complétées par des photographies prises lors d'une visite à l'été 2014.
Quant à l'église de l'Épiphanie adjacente, la plupart de ses œuvres d'art intérieures ont été perdues ou endommagées pendant la période soviétique. Après l'incendie, les travaux de restauration se sont accélérés, comme le montrent mes photographies. Le plafond de son vaste porche semi-circulaire, peint d'une voûte étoilée magique, est particulièrement intéressant.
Les deux églises de Liadiny se complétaient parfaitement, la silhouette basse de l'église de l'Épiphanie « hivernale » et ses coupoles s'opposant à la tour audacieuse de l'église de l'Intercession. Le haut clocher, avec son toit conique en pente au-dessus de la galerie des cloches, servait de médiateur entre les deux églises et les croix du cimetière.
Aujourd'hui, le village de Lyadiny (Gavrilovskaïa) survit avec une population d'environ 60 habitants à l'année. Bénéficiant d'une route bitumée vers Kargopol, il voit plus de résidents en été. L'école locale abrite un musée informatif sur la vie de la bourgade.
Un grand nombre de maisons en bois solidement construites – certaines avec des granges attenantes – ont été abandonnées dans un schéma de perte de population longtemps typique de la campagne du Nord. L'élevage laitier est encore possible, mais la vie est ici difficile. Il faut espérer que Kargopol continuera à soutenir ce village qui contenait un trésor inestimable de la culture russe traditionnelle.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour prendre des photographies en couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l’Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918 pour finalement s’installer en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre, ainsi que 13 albums de tirages contacts. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américain. Cette dernière a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l’a mise en libre accès pour le public au début du XXIe siècle. Quelques sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l’historien de l’architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès américain. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d’articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux et les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
Dans cet autre article, William Brumfield vous emmenait à la découverte de Miass, une ville née de l’or de l’Oural.