Un été à la datcha: l’archétype de la dolce vita en Russie?

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MARGAUX D'ADHÉMAR
Par une soirée de juin, la MKAD (autoroute périphérique de Moscou) apparaît complètement engorgée tant de 4x4 Land Rover que de vieilles Lada. Des bouchons qui s’étendent bien au-delà de la capitale: 4 heures pour faire 87 km. Pas de doute: les Russes se ruent à la datcha.

À l’instar de la chapka-ouchanka, de la vodka et de la balalaïka, la datcha est un attribut indissociable de la culture russe. Fantasmée par les Européens, la datcha rêvée par les étrangers s’apparente souvent à une vieille isba en rondins, colorée et sculptée aux fenêtres, s’assimilant à celles des contes de Baba Yaga. Même si de telles maisonnettes existent toujours, cette romantisation de la datcha est bien loin de l’image que se font d’elle les locaux. Entre amour et haine, travail et repos, baignades et entretien quotidien : enquête sur les Russes et leur datcha.

La datcha, c’est bien plus qu’une simple maison de campagne – elle tient une place particulière dans le cœur des Russes. Lieu privilégié où la nature et l’homme ne font qu’un, c’est aussi là que toute la famille se retrouve, loin des « dela » (affaires), de la pollution et du vacarme de la ville. Si vous demandez à un Russe ce que représente pour lui la datcha, il est très plausible qu’il vous réponde : « La nature, l’air pur, l’enfance, les chachlykis (brochettes de viande au barbecue), la rivière, le potager et les parties de pêche ! ». Vous l’aurez compris, la datcha est un véritable art de vivre.

De Tchekhov aux datchnikis

Mais si la datcha est aujourd’hui l’apanage de la plupart des Russes, cela n’a pas toujours été ainsi. D’abord utilisées comme lieu de villégiature par l’intelligentsia, les datchas ont ensuite été distribuées par le pouvoir soviétique aux fonctionnaires d’État, puis, plus largement, aux citoyens soviétiques exemplaires, qui se voyaient attribuer « six centaines » (soit 600 mètres carrés) pour leurs bons et loyaux services rendus à l’Union soviétique. Est alors apparue une nouvelle espèce, les « datchnikis » (propriétaire de datcha).

Les adeptes de la datcha au XIXème siècle sont les aristocrates : on les retrouve chez Tolstoï dans Anna Karénine, mais aussi chez Tourgueniev et Bounine. Dans leurs lettres, des écrivains comme Pouchkine ou Dostoïevski décrivent un Saint-Pétersbourg déserté par ses habitants tant la chaleur estivale est insupportable en ville. « Pétersbourg est vide, tous sont à la datcha », écrit l’auteur d’Eugène Onéguine à sa femme le 8 Juin 1834.

On imagine alors aisément des prérévolutionnaires aux airs tchekhoviens, avec un monocle, un journal froissé et un chapeau de paille. On retrouve ces éléments dans le film de Nikita Mikhalkov Soleil Trompeur : la véranda, les sièges en osier, le samovar et le thé dans les tasses en porcelaine… C’est l’esprit primitif de la datcha, celui de la contemplation, du repos et de l’oisiveté. Cette oisiveté et insouciance sont la quintessence même de l’âme d’une datcha de type tchékhovienne : « Avouez que vous n’avez rien à faire dans le monde. Vous n’avez aucun but. Vous ne pouvez fixer votre attention sur rien ; (…) alors mieux vaut ne pas le faire à Kharkov, à Koursk, ou ailleurs, mais ici, au sein de la nature... C’est du moins poétique. L’automne est beau... Il y a ici des bois, des maisons de campagne à moitié écroulées, dans le goût de Tourgueniev… ». C’est ainsi qu’Astrov, personnage d’Oncle Vania, exhorte Elena Andreievna à rester à la datcha : après tout, à quoi bon partir d’un lieu si agréable pour aller faire la même chose ailleurs, c’est-à-dire, rien ?

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On est ici bien loin de la datcha soviétique. Alors que l’État a tenté d’abolir la propriété privée, une fois installés au pouvoir, les communistes ont construit des datchas pour leurs fonctionnaires. Ce privilège a ensuite été accordé au peuple afin qu’il cultive ses propres légumes, et , dans les années 70, dès le mois de mai, on pouvait voir de nombreux datchnikis foncer le vendredi soir à la datcha : c’était la fameuse « datchni sezon » (saison de la datcha). Devenues vitales pour la population dans les années 80-90, ces maisons secondaires et leurs petits « ogorod » (potagers) permettaient de nourrir toute la famille lors de ces années de pénuries et d’éviter les cinq heures de queue en ville pour trois concombres. On faisait des conserves de cornichons, de tomates et de légumes en tout genre pour l’hiver et « au cas où » : en ce sens, les Soviétiques parlent parfois de la datcha comme d’un « oreiller de sécurité ». Avoir une petite maison à la campagne était aussi une bonne alternative à la kommounalka (appartement communautaire), où les Russes vivaient les uns sur les autres. Une échappatoire, où libertés physique et morale étaient réunies : loin de la ville, on pouvait dire ce que l’on voulait et aller où l’on voulait, sans risquer d’être jugé ou regardé.

Avoir une datcha en URSS restait cependant un luxe : en témoigne une des répliques du célèbre film Moscou ne croit pas aux larmes : Lioudmila, travailleuse à l’usine de pain, apprenant qu’une de ses amies, Tonia, est partie à la datcha avec son fiancé électricien, s’exclame : « Et voilà, elle s’est faite aspirée par ce marais de bourges ! ».

Turquie VS. Datcha ? Le dilemme cornélien de la nouvelle génération

Dès le mois de juin et jusqu’en août, Varvara, 35 ans, va presque tous les week-ends à la datcha. « Une nécessité », selon elle : « Pourquoi rester enfermés avec les enfants dans l’appartement alors qu’il fait beau dehors ? Ici, on va et on vient dans le jardin. En ville, même les aires de jeux pour enfants sont dangereuses : il faut faire attention aux voitures qui parfois déboulent sur la chaussée… ».

Aujourd’hui, la datcha, c’est avant tout le repos et les beaux jours en famille. Plus question de potagers et autres labeurs. La nouvelle génération a été quelque peu traumatisée par les datchnikis des années 80-90 qui se tuaient à la tâche, passant leurs week-ends avec un tablier et une pelle. C’est précisément ce que tourne en dérision l’un des groupes soviétiques les plus populaires en Russie, Leningrad. Le cynisme étant leur marque de fabrique, c’est avec un humour grinçant qu’ils entonnent, dans leur chanson La datcha : « Dès que l’été arrivera / On partira à la datcha / Pelles à la main / On va se tuer à gratter la terre / Ah ! la datcha… ».

Une ambivalence typique des millennials Russes : d’un côté, la datcha, c’est toute leur enfance, et d’un autre, ils refusent d’en être les esclaves. Cela explique pourquoi certains optent pour des voyages en Turquie (première destination des touristes Russes) « all inclusive » plutôt que pour un été à la datcha. Ces datchnikis du XXIème siècle incarnent une intelligentsia urbaine et connectée qui ne peut s’imaginer passer tout l’été sans Wi-Fi et sans toilettes (certaines datchas sont dépourvues de commodités) : la datcha, c’est juste pour le week-end, pour faire une petite pause et couper avec le rythme effréné du quotidien. À tel point qu’aujourd’hui, la limite entre datcha et maison secondaire est de plus en plus floue : certaines datchas sont de vraies grandes demeures avec chauffage central, jacuzzi, et parfois même maisons d’hôtes attenantes. Une approche de la vie à la campagne différente de celle de leurs ainés, où les 30-40 ans souhaitent trouver un certain confort et finalement renouer quelque part avec ce qu’était la datcha au XIXème siècle : un lieu paisible et agréable.

La datcha – symbole du monde de l’enfance

« Je t’aime, moi non plus », c’est in fine ainsi que l’on pourrait schématiser la nouvelle relation des jeunes vis-à-vis de la datcha. Pourtant, ces mêmes jeunes Russes qui affichent une certaine antipathie face à cette vie rustique ne tarissent pas d’éloges sur leurs souvenirs d’enfance à la datcha : « La datcha pour moi, c’est avant tout l’enfance, avec ses promenades à vélo, ses écorchures aux genoux, ses orties, ses fruits frais, ses moustiques, la forêt et les discussions près du feu jusqu’à tard le soir…, explique Arina, 25 ans. C’est aussi avant tout le repos, même s’il y a toujours quelque chose à faire : j’aide ma grand-mère à planter des pommiers, je coupe du bois pour le feu, je regarde la télé, je me promène dans la forêt… ».

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La thématique de l'enfance semble donc intrinsèquement liée à l'univers de la datcha, en témoigne l'un des poèmes de Boris Pasternak, extrait de La deuxième ballade : « On dort à la datcha (…) comme on dort seulement dans la petite enfance ».

Aujourd’hui, malgré la modernisation des datchas, certaines traditions ancestrales, propres au mode de vie typique leur étant associé, perdurent : les « zastolié » (longues tablées festives en famille), le rituel du thé, l’engouement pour la musique (YouTube remplace cependant le « pathéphone ») et surtout, l’amour de la nature. Un héritage immatériel qui se transmet de génération en génération et qui, contrairement aux datchas qui disparaissent et apparaissent, reste profondément ancré dans les mentalités.

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