Le Livre de Vélès, cette fausse doctrine ayant gagné des hordes d’adeptes russes dans les années 90

Kira Lissitskaïa (Photo: Dmitri Tchasovitine/Global Look Press; Unsplash)
Le Livre de Vélès est un cas où la fausseté de la source n’a pas d’importance: le mythe a pris une vie propre.

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« En ce temps-là, il y avait Bogoumir, l’époux de Slava, qui avait trois filles et deux fils. Leur mère, qui s’appelait Slavounia, dit à Bogoumir le septième jour : "Nous devons marier nos filles pour voir nos petits-enfants". Bogoumir attela une charrette et s’en alla au hasard. Il atteignit un chêne qui se dressait dans les champs et passa la nuit près du feu. Au crépuscule, il vit que trois hommes à cheval s’approchaient de lui. [...] Et Bogoumir retourna dans ses steppes et amena trois maris à ses filles. D’où le début de trois naissances. De là viennent les Drevlianes, les Krivitches et les Polanes [d’anciens peuples slaves ayant vécu en Russie], car la première fille de Bogoumir portait le nom de Dreva, une autre – Skreva, et la troisième – Poleva. Quant aux fils de Bogoumir, l’un s’appelait Seva et le plus jeune Rous. D’eux sont issus les Séverianes [un ancien peuple slave] et les Russes. Les trois maris étaient Outrennik [du matin], Poloudennik [du midi] et Vetchernik [du soir] ».

C’est ainsi que résonne la légende sur l’origine des Slaves dans la version du Livre de Vélès, se présentant comme des annales anciennes, racontant l’histoire des peuples d’Eurasie depuis le IXe siècle avant J.-C.. Personne n’a jamais vu l’original de ce document. Cela n’a pas empêché le Livre de Vélès de gagner une incroyable popularité – il y a eu plus de 10 traductions ! – et de devenir l’un des principaux « enseignements » des néo-païens.

Histoire du livre

Reconstruction des Tablettes d'Izenbek

L’auteur de cette mystification est l’émigré russe Iouri Mirolioubov. En 1952, il s’est adressé à la rédaction du magazine russophone Jar-ptitsa (L’Oiseau de feu), publié à San Francisco. Il affirmait avoir découvert des tablettes anciennes datant du Ve siècle et retraçant l’histoire de l’ancienne Russie. En 1955, le magazine a publié une seule image – une photographie du texte recopié depuis la tablette. De 1957 à 1959, l’édition a ensuite publié une traduction de l’intégralité du « texte des tablettes », réalisée par Mirolioubov et un autre amateur de monuments anciens, l’émigré Alexandre Kourenkov, avec lequel il entretenait une correspondance.

Mirolioubov lui-même a appelé cet objet « Tablettes d’Izenbek ». Selon sa version, elles auraient appartenu à l’artiste Fiodor Izenbek, qui les aurait trouvées pendant la guerre civile dans l’une des propriétés pillées et les aurait emportées avec lui à travers l’Europe lors de son émigration. Il aurait alors rencontré Mirolioubov à Bruxelles en 1925 et lui aurait permis d’étudier les tablettes pendant 15 ans.

« Il était très méfiant à l’égard de toutes sortes d’intrusions concernant les "tablettes". Il ne me laissait même pas les emporter chez moi ! Je devais m’asseoir dans son atelier, rue Besme, à Uccle [en Belgique], et là, il m’enfermait, et une fois, je suis resté ainsi enfermé pendant deux jours ! Quand il est arrivé, il a été extrêmement surpris. Il avait complètement oublié que j’étais dans son atelier », a écrit Mirolioubov à un autre chercheur étudiant les tablettes, Sergueï Lesnoï.

Iouri Mirolioubov

En 1941, pendant l’occupation nazie de la Belgique, l’artiste est mort et les traces de l’« artefact » ont été perdues. 

L’appellation même de « Livre de Vélès » est apparue en 1966 sur la suggestion de Lesnoï, qui a publié à l’étranger un ouvrage du même nom, avec son propre déchiffrage des tablettes et des extraits de la correspondance avec Mirolioubov.

L’opinion des chercheurs

Image présentée comme une

De nombreux paléographes, historiens, archéologues, linguistes et critiques littéraires soviétiques faisant autorité s’accordent à dire que les « Tablettes d’Izenbek » sont un faux. Dans l’histoire de l’« artefact », tout les alarmait : de l’absence d’informations sur les premiers propriétaires à l’alphabet, en passant par les caractéristiques linguistiques et stylistiques de la traduction.

Dans le texte, l’on observe en outre une confusion de dates, tandis que le décompte du temps est effectué d’une manière qui n’est pas typique des chroniques, que les toponymes, les noms des tsars et des généraux ne sont pas indiqués, que les intrigues des événements majeurs ne sont pas décrites, mais que des anachronismes dans le discours sont présents. Il existe également des divergences entre les textes imprimés par Jar-ptitsa et les archives de Mirolioubov, qui ont été mises à la disposition des chercheurs par la suite.

Les scientifiques ont analysé séparément l’alphabet et la structure grammaticale de la langue : une reproduction du texte de la tablette leur a suffi. L’analyse a révélé un mélange de formes issues des langues slaves modernes, une variété de variantes orthographiques pour les mêmes mots, des modes de formation des mots sans précédent. L’écriture elle-même – baptisé Velesovitsa – était une imitation du cyrillique avec une barre horizontale supérieure sur le modèle de la devanagari indien.

« L’analyse du Livre de Vélès montre que la langue avec laquelle il a été écrit n’a pas pu exister. Il n’existe aucune langue de ce type, qui n’aurait pas un système phonétique stable, des règles de grammaire uniformes, violant ainsi les régularités bien étudiées du développement de toutes les langues slaves », a écrit le littéraire et médiéviste soviétique Oleg Tvorogov.

Il a également attiré l’attention sur l’intrigue et la similitude graphique du Livre de Vélès avec les œuvres d’Alexandre Soulakadzev, un faussaire du tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Ce dernier a créé à la fois des faux « d’auteur » et de faux ajouts à des manuscrits authentiques, leur accordant par là-même plus d’ancienneté.

Malgré l’échec du Livre de Vélès à se faire reconnaître comme document historique, l’intérêt qu’il a suscité a dépassé les cercles académiques. Le texte a notamment attiré l’attention des adeptes du paganisme russe.

En 1976, l’hebdomadaire Nedelia (Semaine) a publié un article sur le Livre de Vélès, que les auteurs présentaient comme « une chronique mystérieuse qui nous permet de jeter un nouveau regard sur l’époque de l’origine de l’écriture slave, de réviser les idées scientifiques sur l’origine et la mythologie des Slaves ». Cette publication n’a pas remis en cause la fiabilité du texte douteux et a favorisé sa diffusion. 

Quel est le secret de la popularité du Livre de Vélès ?

Participants russes d'une fête païenne pour le solstice d'été en 2017

« Le problème le plus difficile lié au Livre de Vélès n’appartient pas à la linguistique ou à l’histoire, mais à la sphère de la psychologie sociale. Il réside dans le fait que la fausseté du livre n’est clairement visible que pour les linguistes et les historiens professionnels, alors que le lecteur non initié est facilement captivé par des fictions primitives – mais pour beaucoup sympathiques – sur la façon dont les anciens Russes ont combattu avec succès leurs ennemis il y a déjà plusieurs millénaires. Et les déclarations de la science, hélas, ne l’emportent pas aux yeux d’un tel lecteur sur les fantasmes séduisants des dilettantes », souligne l’académicien Andreï Zalizniak, linguiste soviétique et russe.

La traduction des tablettes n’a été imprimée en Russie qu’en 1992, avant d’être rééditée des dizaines de fois. Depuis la même année, des journaux et des magazines – nationalistes, socio-politiques (Moskovski Komsomolets [Membre moscovite du Komsomol]) et même de vulgarisation scientifique (Naouka i religuia [Science et religion], Tchoudessa i priklioutchenia [Miracles et aventures]) – ont activement parlé du Livre de Vélès et n’ont pas mis en doute son authenticité. Au milieu des années 1990, il a même été mentionné dans un manuel d’histoire expérimentale destiné aux écoliers des classes supérieures. Des références ont également été trouvées dans des publications professionnelles destinées aux professeurs d’histoire.

L’intérêt pour le néo-paganisme n’est pas né du néant dans les années 1990 : il était déjà présent dans la Russie prérévolutionnaire, chez les slavophiles et en URSS. À l’époque soviétique, la fascination pour la culture slave archaïque était soutenue par le haut afin de réduire l’importance de l’orthodoxie, que le Parti communiste présentait comme un « instrument d’asservissement des Slaves ». Le paganisme justifiait ainsi l’ordre communiste et aidait les autorités à combattre le christianisme.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, la société a connu une crise d’identité. De nombreuses personnes ont alors recommencé à chercher des réponses dans le paganisme.

« Il y avait un besoin psychologique. Les gens s’étaient éloignés d’une idéologie et en avaient besoin d’une autre. Certains se sont tournés vers la religion traditionnelle, d’autres ont commencé à chercher des extraterrestres, d’autres encore se sont tournés vers le néo-paganisme », a déclaré Sergueï Egorov, professeur à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, historien et anthropologue, à Russia Beyond.

La demande pour cette nouvelle idéologie a été activement alimentée par les auteurs de fiction : les écrivains russes ont assimilé et « réinterprété de manière créative » les intrigues du Livre de Vélès dans leurs œuvres consacrées à la grandeur de la Russie préchrétienne.

« Avec l’effondrement de l’idéologie communiste est apparu le pilier noir de toutes sortes d’absurdités mystiques et, avec lui, une armée d’aventuristes qui gagnaient de l’argent sur le dos des fous, des demi-fous et des vagabonds enchantés », a admis plus tard l’écrivain Sergueï Alekseïev, dont l’œuvre a eu une grande influence sur le développement des idées du néo-paganisme slave.

Sergueï Alekseïev

Le matériel fourni par le Livre de Vélès était parfaitement adapté à la construction d’une nouvelle idéologie attrayante. Le livre affirmait notamment que le paganisme slave était une religion pacifique, sans sacrifices humains, bien que la science officielle ait prouvé le contraire.

« Mieux que quiconque, les idéologues néo-païens ont compris toute la précarité de leurs constructions connues, basées sur des données largement dépassées et des approches méthodologiques obsolètes. Ils avaient besoin d’une source originale fiable comme l’air pour s’y référer comme à la dernière preuve irréfutable. Ce n’est pas un hasard si, pendant des décennies, des dilettantes enthousiastes ont cherché sans relâche, mais en vain, des monuments de l’écriture slave la plus ancienne. Le Livre de Vélès s’est donc avéré être un don de Dieu pour eux », souligne l’historien Viktor Chnirelman.

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