Femme de décembriste et ministre de la Marine: ces illustres Français reposant en Russie (partie 2)

Histoire
ERWANN PENSEC
Si la France est parsemée de sépultures de Russes, de l’écrivain Ivan Bounine à d’innombrables soldats des Armées blanches, l’inverse est tout aussi vrai. L’on s’étonnera en Russie du nombre de tombes gravées au nom de défunts venus de l’Hexagone, qu’elles se dressent à Sébastopol, où s’étend la plus grande nécropole militaire française à l’étranger, ou… sur la place Rouge elle-même! Portraits de célèbres personnages ayant ici trouvé leur dernière demeure.

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Jean-François Thomas de Thomon – architecte de la cour

Palmyre septentrionale, Venise du Nord… Tant de poétiques surnoms ont été accordés à Saint-Pétersbourg en raison de la magnificence de son architecture. Or, cela n’aurait été que partiellement possible sans le concours d’un certain Jean-François Thomas de Thomon. Né en 1760, ce diplômé de l’Académie royale d’architecture de Paris a tout d’abord gagné l’Italie, où, en plus de s’adonner à la peinture, il s’est plongé dans l’étude assidue des monuments et édifices antiques, ce qui laissera une trace indélébile dans son propre style.

Désireux de retrouver sa patrie, il entre au service du comte d’Artois (le futur roi de France Charles X), mais se verra empêché d’y rester par la Révolution française, en raison de son ascendance noble et de sa conviction royaliste, ce qui le poussera donc à rejoindre Vienne. Là, il fera la connaissance du prince et ambassadeur russe Dmitri Golitsyne, par lequel il sera convié, en 1799, à superviser l’édification de la propriété familiale de Samouïlovo, près de Moscou. Il ne tardera cependant pas à s’installer à Saint-Pétersbourg, capitale russe qui n’avait pas encore un siècle.

Son talent de peintre et de dessinateur rapidement remarqué, il fera alors son entrée à l’Académie des beaux-arts en tant qu’enseignant. C’est peu après, en 1802, que son destin se verra bouleversé – l’empereur Alexandre Ier ayant décidé d’agrandir et de rénover le théâtre Bolchoï Kamenny, plus grande scène permanente de l’Empire, l’on confiera cette tâche précisément à Jean-François Thomas. Le chantier sera achevé en un temps record, ce qui vaudra au Français le titre prestigieux d’architecte de la cour.

Sa carrière prendra alors son envol, et il deviendra l’un des bâtisseurs les plus en vue de la cité sur la Neva, qui connaissait à cette époque un véritable essor urbanistique compte tenu de son jeune âge. Parmi ses réalisations, l’on peut ainsi citer le mausolée de Paul Ier (qui est en réalité un cénotaphe, puisque le corps du tsar n’y a jamais reposé) dans le parc de Pavlovsk, l’ancien théâtre d’opéra et de ballet d’Odessa, ou encore une série de fontaines le long de la route menant de Saint-Pétersbourg au domaine impérial de Tsarskoïé Selo. Cependant, l’œuvre la plus éblouissante de De Thomon est incontestablement le palais de la Bourse, sur l’île Vassilievski, au cœur de la ville. D’inspiration antique, cet édifice est encore aujourd’hui l’une des cartes de visite de « Piter », tout comme les très reconnaissables colonnes rostrales, érigées à proximité, également imaginées par le Français.

Ironiquement, c’est cette gloire qui causera sa perte, puisqu’en 1813, alors qu’il examinait le bâtiment du théâtre Bolchoï Kamenny suite à un incendie, Jean-François Thomas de Thomon chutera des échafaudages, succombant bientôt de ses blessures. Ce virtuose de l’architecture a alors été inhumé au cimetière luthérien de Saint-Pétersbourg, mais sa sépulture sera, déjà sous l’URSS, après avoir longtemps été plongée dans l’oubli, transférée au cimetière Saint-Lazare, où elle se dresse désormais avec l’épitaphe « Ci-gît Thomas de Thomon, Architecte de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies et de Son Altesse royale Monsieur frère de Louis XVIII [c’est-à-dire du comte d’Artois] ».

Pauline Geuble – épouse de décembriste en exil

Venue au monde en 1800 dans la commune de Champigneulles, en Lorraine, au sein d’une famille aristocratique mais ayant lors de la Révolution perdu ses privilèges, tant sociaux que matériels, Pauline Geuble voit son père, officier napoléonien décoré, disparaître subitement alors qu’elle n’est qu’une enfant.

Forcée, avec sa sœur, de s’adonner à l’ouvrage à l’aiguille pour subvenir à ses besoins, elle fait, à 17 ans, son entrée dans une maison parisienne de la mode en tant que vendeuse. En 1823, elle reçoit alors une proposition de la société Dumancy, implantée également en Russie, de partir pour cette lointaine contrée afin de travailler au sein de sa filiale moscovite.

Or, cette aventure professionnelle sera le point de départ d’une vie absolument exceptionnelle et de l’une des histoires d’amour les plus touchantes. En effet, parmi les fréquentes clientes de la boutique figurait Anna Annenkova, souvent accompagnée de son fils Ivan, séduisant officier qui, pour couronner le tout, apparaissait comme héritier de l’une des plus grandes fortunes du pays. C’est ainsi que, par les sinuosités du destin, ces deux âmes, originaires d’un bout et de l’autre du continent, ont été amenées à faire connaissance.

Il faudra peu de temps au jeune homme pour déclarer sa flamme à la Française et lui suggérer de se marier, mais en secret, leur union ne pouvant recevoir la bénédiction de la mère d’Annenkov compte tenu de leur différence de statut. Pauline déclinera cependant cette offre, acceptant toutefois de poursuivre leur idylle. La Lorraine ne tardera alors pas à tomber enceinte et à donner naissance à leur fille Alexandra. Au total, Pauline accouchera 18 fois, mais seuls 7 enfants survivront.

C’est en décembre 1825 que leur romance basculera en une tragédie digne des plus grandes productions théâtrales. Ivan Annenkov sera en effet l’un des acteurs de la célèbre et vaine insurrection décembriste, visant à mener un coup d’État contre le tsar Nicolas Ier afin de conduire de nécessaires réformes. Arrêté, il sera condamné à 20 années de bagne en Sibérie. Lui promettant de le suivre en exil, Pauline remettra son destin entre les mains de l’empereur, qui acceptera qu’elle suive son bien-aimé.

C’est ainsi à Tchita, non loin de la Mongolie, que les retrouvailles ont eu lieu, entravées toutefois par la détention de l’officier déchu. Le 4 avril 1828, les deux âmes sœurs s’uniront même finalement par les liens du mariage ; cérémonie durant laquelle Ivan a vu ses fers être temporairement ôtés, avant qu’il ne retourne aussitôt en détention. Pauline, quant à elle, a alors adopté le nom de Praskovia Annenkova.

En 1839, Ivan a été autorisé à rentrer dans le service civil, puis le couple a reçu la permission de déménager à Tobolsk (Sibérie occidentale). Ce n’est qu’en 1856 qu’a été déclarée l’amnistie pour les décembristes, offrant enfin aux Annenkov une pleine liberté. Ils ont ainsi élu domicile à Nijni Novgorod, où ils recevront la visite d’Alexandre Dumas, qui avait auparavant, sur la base de leur incroyable récit, rédigé son célèbre roman Le Maître d’armes.

Dans cette nouvelle ville, Ivan est devenu fonctionnaire auprès du gouverneur, a œuvré à l’amélioration de la condition des paysans, à l’élaboration de réformes, et s’est fait élire au poste de juge de paix. De son côté, Pauline s’est hissée au rang de curatrice d’une école féminine, mais a aussi entrepris d’écrire ses mémoires, publiées en 1888.

Jusqu’à la fin de ses jours elle restera dévouée à son mari et portera le bracelet forgé à partir de ses fers de bagnard. Elle s’est éteinte en 1876, suivie un an plus tard par son bien-aimé, inconsolable suite à sa disparition. Tous deux reposent à présent au couvent de l’Élévation-de-la-Croix de Nijni Novgorod.

Jean-Baptiste Prevost de Sansac de Traversay – ministre de la Marine impériale

C’est à la Martinique qu’a vu le jour, en 1754, de Traversay, son père n’étant autre que le gouverneur de cette île caribéenne. D’une vaste lignée de marins, son domaine de prédilection était une évidence. Diplômé en 1773 des prestigieuses écoles des Gardes de la Marine de Rochefort et de Brest, il s’est, quelques années plus tard, illustré dans la guerre d’indépendance des États-Unis, ce pour quoi il sera présenté tant au général et futur président Washington, qu’à Louis XVI, et récompensé des plus hauts honneurs. Cette gloire ne sera toutefois que de courte durée, la Révolution française ne tardant pas à éclater et le château familial des de Traversay à être incendié.

Jean-Baptiste n’a alors d’autre choix que de fuir, et ce, vers la Suisse neutre. Cependant, dans cette contrée entourée de montagnes, sans accès à la mer, le Martiniquais ne trouve que peu de perspectives. Aussi, accepte-t-il la proposition de Charles-Henri-Othon de Nassau-Siegen, Français au service de la tsarine Catherine II, de rejoindre la Marine impériale russe.

Là, il décroche bientôt le rang de vice-amiral et est fait commandant d’une flotte de galères dans la Baltique. Par ailleurs, il adopte dans son nouveau pays le nom d’Ivan Ivanovitch Traversay.

C’est sous Alexandre Ier que notre homme connaîtra l’apogée de sa carrière. Nommé amiral, il sera à la tête de la Flotte de la mer Noire et gouverneur militaire de Kherson, Nikolaïev et Sébastopol. Œuvrant au renforcement de la flotte et des infrastructures portuaires, il prend aussi part à diverses campagnes contre les Ottomans.

Sa renommée atteindra alors Napoléon en personne, qui lui proposera de prendre le commandement de la flotte française, et ce, selon les conditions qui lui plairont. Le Créole se montrera néanmoins inflexible et lui fera parvenir cette réponse : « La Russie est désormais et jusqu’à la fin de mes jours ma Patrie bien-aimée, elle m’a aidé dans les moments difficiles, je lui serai à jamais reconnaissant et fidèle ! ». (propos retraduits du russe)

Le tsar ne restera pas indifférent à cet acte de loyauté et, en 1811, honorera le Français du poste de ministre de la Marine. Or, il ne s’agissait guère d’une tâche aisée, le budget militaire du pays étant grandement dirigé vers les forces terrestres. Malgré les maigres moyens à sa disposition, le marquis parvient toutefois à redresser la barre et à offrir à la marine impériale un souffle nouveau, obtenant même la reconnaissance de l’Angleterre, première puissance navale d’Europe.

La guerre contre Napoléon amoindrira néanmoins encore la somme allouée à la flotte et, en dépit des aspirations des marins à faire campagne de par le monde, de Traversay ne pourra leur proposer guère plus que de simples manœuvres d’entraînement dans la modeste embouchure de la Neva.

Sous son mandat, sera en revanche entrepris un nombre record d’expéditions au nom de la science et de l’exploration. C’est en effet sous lui qu’ont été assurés le tour du monde de Mikhaïl Lazarev, ayant relié Cronstadt au littoral de l’Amérique russe (la Russie possédait alors des territoires s’étendant de la Californie à l’Alaska), celui d’Otto von Kotzebue, mené afin d’étudier la côte de l’Alaska et de la Tchoukotka, ou encore l’odyssée de Bellingshausen et Lazarev, lors de laquelle sera découvert l’Antarctique (le nom de De Traversay sera d’ailleurs donné à trois des îles Sandwich du Sud).

Suite à la mort de sa seconde épouse en 1821, Ivan Ivanovitch Traversay tombe cependant malade, souffre de dépression et suggère donc sa démission. Cette requête lui est refusée, mais Alexandre Ier accepte qu’il travaille depuis son domaine de Romanchtchina, dans la région de Saint-Pétersbourg, où il lui rendra même visite à maintes reprises. C’est finalement en 1828 qu’il sera démis de ses fonctions, conservant toutefois ses privilèges. Trois ans plus tard, il expirera son dernier souffle et sera enterré près de sa femme, aux abords de l’église de l’icône de la Mère de Dieu de Tikhvine.

En suivant ce lien, retrouvez la première partie de cet article, consacrée notamment à un portraitiste des tsars et à l’amante probable de Lénine.

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