Les «skomorokhs», premiers musiciens INTERDITS en Russie

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Les «skomorokhs» ont été interdits car leurs spectacles étaient considérés comme «démoniaques» par l'Église orthodoxe russe. Mais l'étaient-ils vraiment?

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À première vue, un skomorokh russe ressemble à un troubadour européen. Musiciens et acteurs itinérants, les skomorokhs se déplaçaient d'un village à l'autre, offrant leurs services de divertissement : ils se produisaient lors de mariages et de commémoration, faisant des spectacles spéciaux pour les fêtes annuelles, ou exécutant leur routine de scène habituelle qui comprenait des blagues, du théâtre de marionnettes, des tours avec des ours entraînés, et, bien sûr, des chansons et des danses. Alors, où était le problème ?

Pour les tsars et pour le peuple

Les Slaves avaient la réputation d'être particulièrement doués pour les performances musicales. Constantin VII Porphyrogennetos (905-959), empereur byzantin, a écrit que dans son palais, les hommes slaves étaient « utilisés pour faire de la musique instrumentale ». Dans la Russie ancienne, les premières mentions de skomorokhs remontent au XIe siècle. Ils jouaient de la musique et donnaient des spectacles lors des fêtes des princes, puis des tsars russes. Mais les skomorokhs jouaient également pour les simples gens.

Habituellement, quelques semaines avant l'arrivée des skomorokhs dans une cité, leur venue était annoncée sur la place du marché de la ville. Ainsi, quand les artistes se présentaient, le public était déjà préparé et attendait. Un spectacle de skomorokhs comprenait le глумление, (« gloumlenié », « persiflage » en français), une sorte de stand-up cynique avec des obscénités et des contenus choquants, et même de la nudité. Adam Olearius, un voyageur du XVIIe siècle, a écrit que « les comédiens itinérants, également connus sous le nom de skomorokhs, dénudaient sans vergogne des parties de leur corps pendant leurs danses pour divertir leur public, les violoneux de rue louant ouvertement ces actes honteux ».

Un théâtre de marionnettes et des animaux dressés pouvaient également être inclus dans une représentation de skomorokhs ; une autre partie notable était les старины (« stariny », « anciens » en français) - des « tubes » connus que les Russes connaissaient et aimaient. De quoi parlaient-ils ?

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« Chants sataniques »

Les chansons des skomorokhs étaient naturellement des histoires rimées racontées dans le contexte d'un groupe. Une histoire concerne un riche commerçant nommé Terenti et sa jeune femme infidèle, qui a dit qu'elle était « malade entre les jambes » et a envoyé son mari au centre-ville chercher des médicaments. Au centre-ville, Terenti a rencontré une bande de skomorokhs qui, en entendant son histoire, sont allés chez sa femme, la trouvant en bonne santé et avec son amant. Après cela, Terenti bat de façon comique l’amant de sa femme avec une tige et vole sa veste. La chanson entière est remplie de vers comiques et de mots obscènes.

Une autre histoire est un conte surréaliste hilarant sur un paysan dont la maison a été volée par une moustache géante ; l'imagerie absurde était très populaire, tandis que certaines chansons n'étaient que de longues blagues. Et à quoi ressemblait la musique ?

Les skomorokhs utilisaient une gamme d'instruments qui pouvaient être facilement portés sur la route. Tambours, tambourins et autres percussions portatives ; toutes sortes d'instruments à vent, y compris des roseaux, des flûtes et, plus particulièrement, les zournas, un instrument à vent originaire d'Eurasie centrale. La domra et la domra basse, instruments à cordes folkloriques de la famille des luths, étaient les « guitares » de l'époque. Quand Adam Olearius évoquait des « violoneux », il voulait sûrement parler des gens qui jouaient du goudok, un instrument à cordes joué avec un archet. Le violon à roue (maintenant connu sous le nom de vielle à roue) était un autre instrument populaire joué par les skomorokhs, que les conteurs professionnels qui chantaient des ballades épiques utilisaient. Le gousli, une cithare slave, était un autre instrument typique de ces rimeurs itinérants.

Cependant, les historiens supposent que la fonction la plus importante des skomorokhs était de réaliser des représentations rituelles à certaines occasions comme les mariages, les samedis des âmes, que les Slaves célébraient environ cinq fois au cours d'une année, et les célébrations du solstice d'hiver et d'été. Les fêtes du solstice étaient très importantes au Moyen-Âge, car elles permettaient de calculer le temps, ce qui était nécessaire pour une culture réussie des plantes et, finalement, la survie. Comme nous pouvons le voir clairement, les skomorokhs participaient à la célébration de ces anciennes fêtes païennes. Et c'est pourquoi l'Église orthodoxe russe s’est opposée à eux dès le début. Le clergé et les écrivains spirituels orthodoxes russes ont qualifié les chants des skomorokhs de « diaboliques » et « sataniques ». Et bien sûr, les skomorokhs attiraient des gens des églises pour les faire venir à leurs spectacles, ce qui n’était clairement pas vu d’un bon œil.

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Tuez la musique

En 1551, le Stoglavy Sobor (Conseil des cent chapitres, synode de l'Église orthodoxe russe) a eu lieu à Moscou pour mettre à jour les pratiques rituelles et condamner les péchés du clergé et des laïcs. Parmi les décrets publiés par le Stoglav, plusieurs concernaient les skomorokhs. Ces décrets montrent que l'église avait officiellement lancé une guerre contre eux.

Les textes du Stoglav stipulent qu'au XVIe siècle, les skomorokhs étaient toujours présents aux samedis de l'âme, et qu’à cause d'eux, les Russes ont commencé à chanter et à danser sur les tombes (apparemment, comme ils le faisaient aussi à l'époque préchrétienne) au lieu de porter le deuil. De plus, des skomorokhs étaient présents à chaque cérémonie de mariage, et des situations gênantes se produisaient lorsque la procession de mariage arrivait à l'église, où des musiciens païens rencontraient des prêtres orthodoxes - un véritable choc des religions.

Le Stoglav a interdit toutes ces pratiques et ordonné aux prêtres orthodoxes russes d'empêcher leur paroisse d'inviter des skomorokhs. En outre, les skomorokhs participaient aux célébrations du solstice, lorsque, citant Stoglav, « les hommes et les femmes se réunissaient pour un bain de nuit et des discussions obscènes, des chants et des danses diaboliques, des actes profanes, la corruption des jeunes garçons et filles ». Le Stoglav a également ordonné l'interdiction de ces célébrations.

En 1648, le tsar Alexis de Russie a publié une charte interdisant tous les skomorokh et les célébrations païennes, introduisant même une sanction : la première et la deuxième fois que quelqu'un était surpris en train d'écouter la musique des skomorokhs ou de danser avec des skomorokhs, ils devaient être châtiés corporellement ; la troisième fois, ils devaient être exilés dans des villes lointaines. Ainsi, la musique païenne est entrée dans la clandestinité et a peu à peu disparu au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais certaines reliques de cette époque ont survécu - par exemple, le fait de faire marcher des ours.

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