Le 11 avril 1918, tôt dans la matinée, la marine impériale allemande s’est approchée de Helsinki dans le but d’intervenir dans la guerre civile finlandaise et d’abattre les forces communistes locales. Ce n’était néanmoins pas son seul objectif.
La flotte soviétique de la Baltique, partie neutre dans ce conflit, était amarrée dans la capitale finlandaise et se préparait à mettre les voiles pour regagner sa patrie. Le pouvoir allemand avait cependant un plan ambitieux, celui de capturer les navires de guerre russes, qui leur semblaient être une proie facile.
Une brillante opération a néanmoins permis de déjouer leur dessein, et les officiers allemands n’ont pu qu’apercevoir à l’horizon la silhouette du dernier navire russe quittant la ville. Sous leur nez, le commandant de la flotte de la Baltique, le capitaine Alexeï Chtchastny, avait en effet réussi à organiser une évacuation complexe et audacieuse pour les centaines de vaisseaux, traversant le golfe de Finlande gelé pour atteindre la base navale russe de Kronstadt, au large de Saint-Pétersbourg.
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Coincé dans la glace
Au début de l’année 1918, la flotte de la Baltique n’était que l’ombre bien pâle de ce qui avait autrefois fait sa gloire. Après avoir subi la Première Guerre mondiale et la chaotique Révolution, elle souffrait en effet d’un manque de discipline et du désenchantement des marins, en plus de l’insubordination et de tensions sévères entre officiers et matelots.
La Finlande, fraîchement indépendante, ne faisait quant à elle plus partie de la Russie, obligeant les troupes russes, cette flotte comprise, à quitter le pays. En ce mois d’avril, les marins attendaient donc simplement le dégel du golfe de Finlande afin de retrouver leur terre natale. Or, si le capitaine Chtchastny avait, il est vrai, plusieurs brise-glaces à sa disposition, il ne souhaitait laisser les navires de guerre partir avant la fonte des glaces qu’en cas d’extrême urgence.
Mais cette urgence s’est alors manifestée sous les traits des Allemands. En effet, bien qu’ayant signé le traité de paix de Brest-Litovsk avec les Russes le 3 mars, ces derniers nourrissaient en réalité à ce moment le désir de tirer profit de la faiblesse russe pour capturer l’ensemble de la flotte de la Baltique.
L’avance allemande
Les leaders allemands voulaient donc faire d’une pierre deux coups. La Finlande était déchirée par la guerre civile entre les Rouges et les Blancs, et alors que la Russie se proclamait neutre (officiellement en tous cas), l’Allemagne ambitionnait de prendre part au conflit et d’étendre son influence dans la région.
Berlin a, dans cette optique, proposé son aide aux Finlandais blancs, qui ont accepté avec beaucoup de reconnaissance. Le 5 mars, la marine impériale approchait par conséquent les îles Åland, région qui deviendra par la suite la principale base allemande d’intervention en Finlande.
Au cours des semaines suivantes, les troupes allemandes se sont de plus en plus approchées de la flotte russe et, le 3 avril, elles occupaient la péninsule de Hanko, au sud de la Finlande, puis sont entrées le 7 avril dans la ville de Loviisa, à 80 kilomètres de Helsinki.
Les Allemands étaient sûrs que la flotte russe était prise au piège et qu’elle n’aurait jamais le temps de fuir à Kronstadt. Les bolcheviks, quant à eux, ont alors proposé au capitaine Chtchastny deux choix : ramener la flotte au pays ou y mettre le feu. La deuxième option était évidemment beaucoup plus simple mais l’homme a opté pour le sauvetage des navires.
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La «Croisière de glace»
Organiser et motiver les marins démoralisés n’a pas été une tâche facile, mais le capitaine a réussi l’impossible, convaincant ses officiers d’agir rapidement mais en douceur, même s’ils n’avaient que très peu de temps.
Chtchastny a toutefois alors réalisé qu’il ne pouvait faire évacuer tous les navires en même temps et a donc décidé de procéder en trois étapes, la première début mars, alors que le golf était encore complètement gelé.
Les premiers bateaux ont ainsi quitté Helsinki le 12 du mois. Les brise-glaces ont alors fourni des efforts incroyables pour dégager un passage étroit, suffisant pour une douzaine d’autres navires. Les six cuirassés russes étant de grande valeur, ils ont été les premiers à quitter la capitale finlandaise.
Troussov, qui a servi dans le sous-marin Tour, se souvient comme il avait été difficile pour le brise-glace Yermak de frayer un passage pour les autres : « l’épaisse couche de glace succombait difficilement à l’attaque du géant des mers. De temps en temps, il s’arrêtait, reculait et écrasait encore une fois les crêtes de haute pression ».
En été, ce voyage dure habituellement 7 heures, mais au début du printemps (saison commençant en Russie le 1er mars), cela prend presque une semaine. Le 17 mars, les premiers navires sont donc enfin arrivés à Kronstadt. Le deuxième groupe a quitté Helsinki le 4 avril, seulement 3 jours avant le troisième, parti rapidement en raison de la menaçante proximité des Allemands.
Le capitaine Chtchastny a de son côté quitté Helsinki à bord de l’un des derniers navires, le 11 avril, soit la veille de la prise de la cité par les Allemands, qui n’ont pu que regarder impuissants les navires russes s’échappant sous leur nez.
Un escadron de la marine britannique, qui avait combattu dans la mer Baltique auprès des Russes durant la Première Guerre mondiale, et qui était également amarré à Helsinki, n’a cependant pas eu cette chance. Ne pouvant ni retourner en Angleterre ni se rendre en Russie bolchévique et n’ayant aucune intention de se rendre à l’ennemi, il a donc fait couler ses sous-marins et a rejoint Londres comme il a pu.
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La gratitude de Trotski
Le dernier navire de la flotte de la Baltique a fait son arrivée à Kronstadt le 20 avril. Au cours des opérations, le capitaine Chtchastny n’a donc perdu aucun vaisseau et est revenu au pays avec les 236 bâtiments de la flotte, dont 6 cuirassés, 5 croiseurs, 59 destoyers et 12 sous-marins. Seulement, quelques bateaux sans importance ont été abandonnés derrière eux.
Chtchastny a alors été promu au rang d’« Amiral Rouge » et de « Sauveur de la Marine ». Il était indubitablement un héros, mais pas aux yeux de tous.
Le prestige du capitaine était si grand qu’il a en effet suscité la jalousie de Léon Trotski, qui était alors commissaire du peuple pour l'Armée et les Affaires navales de la République socialiste fédérative soviétique de Russie. De plus, Chtchastny et ce dernier étaient en désaccord constant, se disputant en permanence sur tous les sujets. Ainsi, Trotski a-t-il décidé de détruire le célèbre capitaine, l’accusant d’être « un criminel d’importance significative ».
À cause des intrigues de Trotski, Chtchastny a promptement été accusé de contre-révolution. « Chtchastny, a accompli un acte héroïque se créant ainsi une popularité qu’il allait utiliser plus tard contre le pouvoir soviétique », affirmait le rapport à charge contre lui.
Malgré l’absurdité flagrante des accusations, le pouvoir de Trotski a eu une influence décisive sur le sort du malheureux, qui a finalement été exécuté le 22 juin 1918. Le rôle de Chtchastny dans la « Croisière de glace » a par la suite été complètement effacé de l’historiographie soviétique.
Peu avant sa mort, il a déclaré : « Trotski me condamne pour deux choses : premièrement pour avoir sauvé la flotte dans des circonstances rendant cela impossible et, deuxièmement, parce qu’il connaissait ma popularité auprès des marins et qu'il en avait toujours eu peur ».
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