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Pour la deuxième année consécutive, le festival d'art de rue « Odin za vsekh » (Un pour tous) se déroule à Bratsk (région d'Irkoutsk, près de 5 000 km à l'est de Moscou). Grigori Charov, un artiste local de 33 ans, en est l’organisateur, et ce, seul, sans sponsor, sans équipe et sans le soutien des autorités. Le concept est simple et ingénieux : des artistes d'autres villes et pays lui envoient leurs croquis, et il réalise pour eux ces œuvres dans la ville.
Qu'est-ce que Bratsk ?
« Bratsk est une petite ville manufacturière, je dirais même un appendice de matières premières. Il y a ici de grandes usines, il y a la centrale hydroélectrique de Bratsk, et c'est à peu près tout », décrit Charov.
Il s'est intéressé au street art lorsqu'il vivait à Moscou. Sa première œuvre a été spontanée. Sur le chemin du travail, il a aperçu une annonce : « Le club de karaté a fermé ». Le lendemain, il a acheté une ceinture noire et l'a attachée à côté de l’affiche, comme un ruban funéraire.
Grigori est rentré à Bratsk il y a cinq ans, à la mort de son père. À cette époque, il a dû repenser beaucoup de choses. Ce que Charov faisait à Moscou (gérer des projets dans un studio de design et essayer d'être acteur) ne fonctionnait pas à Bratsk : « J'ai alors pensé : "Que puis-je faire ?". J'ai un cahier pour noter mes projets – je l'ai ouvert et j'ai vu l'idée de peindre dans la rue plus consciemment ».
Il a alors réalisé son œuvre « Sportifs ». Cet hommage à la peinture homonyme de Kasimir Malevitch a de manière inattendue fait mouche – tous les médias de la ville et même des journalistes de Moscou en ont parlé.
« Mes "Sportifs" sont exactement les mêmes, à la différence qu’ils sont en position accroupie. Une telle référence aux gopniks [jeunes voyous typiques de Russie dont la caractéristique est l'habitude de s'asseoir en position de squat]. J'ai passé toute mon enfance dans un tel environnement. Bratsk est une ville criminelle. Mais quand je suis parti, il m'a semblé que toute la "strate culturelle" des années 90 s'était dissoute, qu'il n'y avait plus rien de tel nulle part. Et quand je suis revenu, j'ai été horrifié de constater que rien n'avait changé à Bratsk. Puis j'ai proposé cette œuvre, et il s'est avéré qu'elle a eu un écho chez beaucoup de gens », déclare Grigori.
Charov s'est alors rendu compte d'une autre chose : il était le seul artiste de rue à Bratsk. Il a alors nourri le désir de changer cela.
Pour réaliser une œuvre de street art, l'option la plus courante consiste à se rendre auprès de l'administration de la ville, à négocier, à demander un budget et à attendre (généralement pendant longtemps). Selon Charov, c'est le modèle que suivent tous les festivals de ce type en Russie, pour autant qu'ils soient légaux.
« Cela dit, il est clair que le budget sera faible et que nous ne pourrons pas soulever de questions sociopolitiques – chaque œuvre fera l’objet d’une autorisation. Je ne voulais vraiment pas ça. J'ai pensé : "Et si nous peignions toutes les œuvres nous-mêmes ?" », relate l’artiste.
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Un précurseur local
Lors du premier festival « Odin za vsekh », en 2020, il n'y avait que des œuvres d'artistes russes. Grigori éprouvait de l’angoisse à l’idée d'écrire aux artistes et de leur demander des croquis, étant seulement abonné à leurs comptes sur Instagram. Toutefois, étonnamment, personne n'a trouvé l’initiative étrange.
Tout d'abord, Charov prend des photos de lieux et d'objets intéressants, les montre à des artistes, qui lui envoient alors des esquisses. En la matière, Charov leur offre une liberté totale de création.
« À Bratsk, il est vrai, il y a des problèmes même avec les matériaux. Aujourd'hui, j'avais besoin de vieilles bannières, j'ai appelé toutes les agences de publicité, mais on m'a dit : "il n’y a rien pour le moment, revenez après les élections" », confie Grigori. Une fois, il a dû se rendre dans la capitale régionale, Irkoutsk, à 475 kilomètres, pour acheter des bombes de peinture, car il n’y en avait pas sur place.
La préparation du festival nécessite un mois – un mois et demi. Charov fait tout seul ; il refuse tout parrainage ou publicité. Néanmoins, ses amis l'aident : l’un lui apporte une échelle, un autre l’assiste pour coller d'énormes pochoirs jusqu'à la tombée de la nuit et va chercher les matériaux dans une ville voisine. « À Odin na vsekh, les œuvres sont toujours très conceptuelles. Souvent, elles sont laides, inesthétiques – ce n'est pas la façade d'un bâtiment décorée d'illustrations mignonnes. Il s'agit de petites idées très cinglantes. Et l'indépendance est ici très importante ».
Grigori affirme n’avoir jamais été conduit au commissariat. Une fois, alors qu'il travaillait à un carrefour très fréquenté, la police est venue trois fois – toujours avec des questions différentes. Ils ne l'ont laissé tranquille que lorsqu'il leur a montré un reportage sur lui à la télévision locale : « Ils ont jugé que puisque la personne est montrée à la télévision, alors tout va bien ».
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Pourquoi les étrangers aiment-ils Bratsk ?
Lors du deuxième festival, la géographie des participants a été élargie à tous les continents. « Je passais mes soirées à chercher sur Internet des choses comme "street art Chili" et je regardais ce qui se passait au Chili. Et ainsi de suite sans fin, jusqu'à ce que je trouve des gens qui me correspondent et qui sont différents les uns des autres », témoigne Charov.
« Naturellement, aucun d'entre eux ne comprend où se trouve Bratsk. J'ai une lettre préparée qui explique : c'est une petite ville, c'est en Sibérie, pas si loin du Baïkal, etc… ».
Il s'avère pourtant que Bratsk inspire les étrangers et beaucoup admettent qu'ils aimeraient venir ici un jour.
« Peut-être, Bratsk est en quelque sorte particulièrement propice à cela. Si nous parlons des grandes villes, par exemple Moscou, elle est léchée, surtout les artères centrales. Bratsk a beaucoup d'endroits et de choses étranges et désordonnés. Je vous parle en ce moment depuis le bureau [Charov a également deux emplois : spécialiste marketing dans une entreprise de carburant et présentateur radio] et je regarde par la fenêtre un lampadaire abandonné – il est tout corrodé, la lampe pend. Je réalise que quelqu'un pourrait certainement faire quelque chose de ce réverbère ».
Haine et réaction des locaux
Pendant longtemps, Grigori Charov a pensé que la réaction des habitants au festival était sans équivoque et positive. Puis, on lui a envoyé des liens vers des groupes locaux sur les réseaux sociaux. Il s'est avéré que beaucoup de ses œuvres y étaient qualifiées de vandalisme. Quelqu'un a même promis de porter plainte contre lui.
« J'ai eu une fois une œuvre personnelle avec une référence à la Cène. Elle était sur un arrêt de bus. Une femme a écrit dans les commentaires qu'elle avait lu quelque part que si l'on se prend en photo avec en fond la Cène, on meurt peu après. Elle n'utilisera donc plus jamais cet arrêt de bus », se souvient Charov.
Lui-même a néanmoins une attitude détendue face à la haine : il était initialement préparé à ce que tout le monde ne comprenne pas cet art et à ce que la plupart des œuvres ne survivent pas un an (la bâtisse avec le cerf, par exemple, a été sciée pendant l'hiver soit pour le bois de chauffage, soit pour la construction). Il est vrai que jusqu'à présent, dans la rue, les gens ne l'ont abordé que pour lui exprimer leur gratitude. Cet été, Grigori a en outre été nominé pour le prix Innovation, l'une des principales distinctions d'art contemporain en Russie, décernée par le musée Pouchkine.
« Seulement, à ce festival, pour une raison inconnue, beaucoup d'œuvres ont commencé à disparaître au moment où je les publiais. Et parfois, elles sont détruites avant même d'être publiées. J'ai réalisé deux œuvres un soir et je suis revenu le lendemain matin pour prendre des photos. Et toutes deux avaient été détruites : piétinées et abandonnées sur place. C'est assez bizarre ».
Il est ici question de la « fusée » de Michael Pederson, originaire d'Australie, et d'un cœur en contreplaqué de l'artiste français Oakoak. Quant au banc avec un niveau de construction placé au-dessus d’un trou dans l’asphalte, œuvre de Vsio poniatno de Ekaterinbourg, c’est l'administration de la ville qui a réagi : le banc a été retiré du trou, mais celui-ci n’a pas été bouché.
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