Comment les réalisateurs internationaux ont adapté Les Nuits blanches de Dostoïevski

Culture
AJAY KAMALAKARAN
Plusieurs réalisateurs, comme l’Italien Luchino Visconti ou le Sud-coréen Jung Sung-il, sont à la fois parvenus à garder l’essence de la nouvelle de Dostoïevski tout en changeant le lieu de l’histoire et en s’éloignant légèrement de la narration originale.

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Chaque année, pendant les deux dernières semaines de juin, Saint-Pétersbourg est le théâtre du phénomène naturel incroyable des « nuits blanches », où le Soleil brille de jour comme de nuit. Les amateurs de Dostoïevski, dont le bicentenaire se tient en 2021, apprécient les promenades lors de ces moments où le Soleil s’invite pendant la nuit.

Tout au long de ces balades, ils se demandent si tel ou tel bâtiment est celui décrit par l’écrivain dans Les Nuits blanches. Le narrateur de la nouvelle, écrite en 1848, guide le lecteur dans des quartiers de la ville qui n’ont pas beaucoup changé depuis que Dostoïevski les a visités.

Dans sa nouvelle, il raconte l’histoire d’un jeune homme qui tombe amoureux d’une femme qu’il rencontre dans les rues de Saint-Pétersbourg. Elle a été traduite dans de nombreuses langues, et plusieurs réalisateurs de films ont décidé de réinterpréter l’histoire.

Nuits blanches (1957)

Luchino Visconti, l’un des fondateurs du néoréalisme italien, a réalisé Le notti bianche (« Nuits blanches » en français) en 1957. Son film est ensuite devenu un classique dans le monde du cinéma. Au lieu de se situer dans la capitale du Nord de la Russie, au XIXe siècle, l’histoire se déroule dans la ville toscane de Livourne. Contrairement à l’œuvre originale, la narration ne se fait pas à la première personne, mais les spectateurs rencontrent d’abord à l’écran Mario, joué par Marcello Mastroianni, puis Natalia, jouée par l’actrice helvético-autrichienne Maria Schell.

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Mario semble plus vieux que le personnage de la nouvelle, et Natalia fait preuve de beaucoup moins d’innocence que Nastenka, personnage de l’histoire originale sur lequel Natalia est basée. Le film a été tourné à la Cinecittà de Rome, complexe de studios de cinéma. L’adaptation théâtrale par Visconti de Crime et Châtiment, basée sur une autre œuvre de Dostoïevski, avait reçu une bonne critique en Italie, et le réalisateur souhaitait donc avoir un décor qui serait un mélange entre décor de film et de théâtre. Il a utilisé un éclairage et des effets de scène expressionnistes lors du tournage en studio.

Brendan Henessey, professeur de langue italienne à l’université de Binghamton, disait dans l’édition italienne de Modern Language Notes, journal académique de l’Université Johns-Hopkins : « Dans ce film, Visconti a réussi à équilibrer des éléments formels comme l’éclairage, le montage, les mouvements de caméras, les costumes, les effets spéciaux et les décors pour mettre en avant la complexité des tensions mélodramatiques qui apparaissent entre les deux personnages principaux ».

Le film a obtenu le Lion d’argent à la 18e Mostra de Venise, en 1957.

La télévision ouest-allemande (1971)

Sept ans après que le film de Visconti soit devenu populaire dans le monde entier, Wilhelm Semmelroth, ancien journaliste ouest-allemand devenu réalisateur, a décidé d’en refaire une version plus authentique qui suivrait scrupuleusement le texte original. Semmelroth, connu pour faire des caméos dans ses films, comme Alfred Hitchcock, a réalisé Helle Nächte (« Les nuits claires ») pour la Westdeutscher Rundfunk Köln (« Radio-télédiffusion de l’Allemagne de l’Ouest Cologne »). Le réalisateur, déjà réputé pour ses adaptations des travaux de William Shakespeare et de Thomas Wolfe en téléfilm, désirait travailler avec des acteurs peu connus.

Dans le film, le narrateur s’appelle Fiodor, Semmelroth partant du principe que l’histoire de Dostoïevski serait autobiographique. Ce film noir et blanc de 75 minutes a été diffusé en Allemagne de l’Ouest en juillet 1971 et a reçu une critique positive, mais il n’a jamais été projeté hors d’Allemagne. Il semblerait malheureusement qu’il ait été perdu, les employés de la Westdeutscher Rundfunk Köln se trouvant totalement impuissants lorsque je les ai contactés pour en obtenir une copie. Ce film est unique car il s’agit de l’une des rares tentatives de l’Allemagne de l’Ouest, alors en pleine guerre froide, de comprendre l’âme russe.

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Sorti en 2017, un film allemand du même nom a obtenu plusieurs récompenses, mais il n’est pas basé sur l’histoire de Dostoïevski.

Quatre Nuits d'un rêveur (1971)

Le réalisateur français Robert Bresson a réalisé Quatre Nuits d'un rêveur en 1971. Cette adaptation de la nouvelle se déroule à Paris. Bresson a principalement travaillé avec des acteurs non professionnels, et le personnage de Jacques, artiste bohème parisien, basé sur le narrateur de Dostoïevski, est joué par Guillaume des Forêts qui délivre une performance incroyable. Isabelle Weingarten, célèbre actrice, modèle et photographe de l’époque, joue la version française de Nastenka, Marthe.

L’histoire d’amour entre l’artiste et la jeune femme solitaire (qui vit avec sa mère, contrairement à Nastenka, qui réside avec sa grand-mère) est magnifiquement montrée au travers de scènes de nuit dans la Ville Lumière, de promenades dans les rues et sur les ponts de Paris, ainsi que grâce aux jeux de lumières et de couleurs.

Le film a été présenté à la 21e Berlinale en 1971.

Une version brésilienne réalisée par un Polonais (1973)

Cette adaptation est la création du réalisateur juif polonais Zbigniew Ziembiński, qui a fui l’Holocauste et s’est réfugié au Brésil. Quand il est arrivé à Rio de Janeiro, en 1941, il ne parlait pas un mot de portugais. À la fin de la décennie, il était devenu l’un des réalisateurs de théâtre les plus en vogue. Il a ensuite mené une carrière brillante pendant plus de 30 ans.

Il a réalisé Noites Brancas (« Nuits Blanches ») en 1973, un téléfilm diffusé au Brésil. Nous y retrouvons Francisco Cuoco, qui joue le rôle du narrateur, et Nívea Maria, célèbre actrice de soap-opera. L’amant insaisissable de Nastenka, lui, est joué par Cláudio Cavalcanti. Tout comme l’adaptation allemande, ce film est très proche de l’histoire originale de Dostoïevski. Aujourd’hui, il est presque impossible de trouver la version complète du film. Le film de Visconti a toutefois eu plus de succès au Brésil que celui de Ziembiński, et ce, à cause de l’intercompréhension entre les langues italienne et portugaise.

Café Noir (2009)

Plusieurs réalisateurs asiatiques ont réalisé des films sur la nouvelle de Dostoïevski, et on peut trouver de nombreuses productions en langues indiennes. La majorité des films asiatiques localise et adapte l’histoire au marché local, comme l’ont fait Visconti et Bresson.

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Jung Sung-il, critique de cinéma renommé devenu réalisateur, a ainsi réalisé 카페느와르(Ka-pe-neu-wa-reu, « Café Noir »), un film en deux parties qui adapte Les Souffrances du jeune Werther de Johann Wolfgang von Goethe et Les Nuits blanchesde Dostoïevski.

C’est dans la seconde partie du film que l’on retrouve l’adaptation de la nouvelle russe, avec le héros Young-soo (incarné à l’écran par Shin Ha-kyun), professeur de musique rencontrant par hasard Sun-hwa (jouée par Jung Yu-mi) sur un pont. L’intrigue suit plus ou moins l’histoire de Dostoïevski. À la fin, Yong-soo a le cœur brisé tandis que Sun-hwa repart finalement au bras de son amant fuyant, joué par Kim Sang-kyung. Dans ce film, contrairement aux autres, le jeune homme est malheureux par deux fois : la fin de la première partie du film est aussi triste que celle de la seconde. Cette dernière est très fidèle à la nouvelle de Dostoïevski.

Sorti en 2009, le film a fait le tour des festivals en Asie et en Europe. Il a rencontré un franc succès, reflet de la montée du cinéma coréen et de l’augmentation de la popularité de la culture coréenne dans le monde entier.

En écrivant sa nouvelle, dans les années 1840, Dostoïevski ne pouvait imaginer à quel point elle serait célèbre à travers le monde. L’histoire aura toujours cette essence saint-pétersbourgeoise, mais le lecteur, quelle que soit sa nationalité et sa culture, pourra toujours s’identifier au narrateur et à Nastenka. Leurs joies, aspirations, passions, obsessions, malheurs, angoisses et peines de cœur sont des éléments auxquels tout être humain fera un jour face dans sa vie. Pour les russophiles du monde entier, les deux dernières semaines de juin seront toujours « les nuits blanches », que ce soit pour le phénomène naturel de Saint-Pétersbourg ou pour l’histoire de Dostoïevski.

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