Dans le territoire de Perm, le charme de la vie russe du XIXe siècle retrouvé

Culture
WILLIAM BRUMFIELD
L'historien et expert en architecture William Brumfield explore l'architecture traditionnelle en bois près de l'une des plus grandes villes de l'Oural.

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La ville de Perm, important centre industriel et administratif situé du côté européen au nord de l'Oural, s'étend sur des kilomètres le long de la haute rive orientale de la rivière Kama. À l'été 1909, le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski a visité la ville lors de la première de trois expéditions dans les montagnes de l'Oural. Il a réalisé des photographies sur des thèmes variés, de la beauté de la nature sauvage aux grandes usines.

Il a également emmené son appareil photo monté sur trépied sur les collines situées à l'est de la ville, d'où il a pris des vues panoramiques du quartier central, qui donnent une idée de l’aspect de la ville à l’époque. L’une des caractéristiques frappantes des panoramas de Prokoudine-Gorski est la prédominance des maisons en bois. En fait, la plupart des habitations des villes provinciales du cœur boisé de la Russie étaient en bois, et ce jusqu'au XXe siècle. Réalisées en rondins sur des fondations en brique, les maisons des zones urbaines arboraient généralement un revêtement de planches avec des détails décoratifs.

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Ma première visite dans la région de Perm a eu lieu neuf décennies après celle de Prokoudine-Gorski, à l'été 1999. Des voyages ultérieurs, en 2014 et 2017, ont révélé une ville marquée par de nouvelles constructions.

De fonderie de cuivre à puissance industrielle

La colonie de Perm est née au début du XVIIIe siècledansle cadre des efforts de Pierre le Grand visant à exploiter les gisements de minerai des montagnes de l'Oural.

Ces matières premières ont fourni des sources sûres de métaux essentiels, nécessaires avant tout à l'armée. Avec des sources de minerai de cuivre à proximité, des forêts denses et des réserves d'eau abondantes, un site près du village de Iegochikha était considéré comme idéal pour une grande fonderie de cuivre. La construction de l’usine principale de Iegochikha a commencé le 4 mai 1723, date de fondation de Perm. Le nom « Perm », qui, à l'époque médiévale, désignait une vaste zone montagneuse de l'Oural, a été officiellement adopté en 1781 sur ordre de Catherine la Grande, qui a transformé la colonie en un centre administratif de l'Oural.

En raison de son emplacement stratégique dansle bassin de la Volga, Perm s'est au cours duXIXesiècle développée jusqu’à devenir un centre de transport pour le sel et d'autres minéraux, ainsi que le minerai et les produits des usines de métaux des montagnes de l'Oural occidental. L’expansion de Perm au début du XXe siècle se reflétait dans les panoramas de Prokoudine-Gorski, avec des cheminées projetant de la fumée dans la partie centrale de la ville. Malgré des changements radicaux au cours dusiècle qui a suivi sa visite, plusieurs des bâtiments capturés dans ses photographies demeurent aujourd’hui.

Préserver le passé 

Cependant, la plupart des maisons en bois visibles dans les panoramas de Prokoudine-Gorski ont disparu sous la pression du développement urbain, de l’augmentation des prix des terrains et de la difficulté d’entretenir les bâtiments en bois. Heureusement, j'ai pu photographier des exemples isolés de maisons en bois dansle centre-ville, dont certaines sont ornées d'éléments décoratifs tels que des encadrements de fenêtres sculptés (nalitchniki) typiques de la fin duXIXe et du début du XXe siècle.

L'un des exemples les mieux conservés est une maison au N°67, rue Perm, composée d'une structure en rondins sur une fondation en briques. En 1883, la propriétaire, Alexandra Tokareva, demanda d'agrandir la structure et de reconstruire la partie avant en y ajoutant de nombreux ornements, reflétant ainsi l'intérêt pour les styles traditionnels (« populaires ») qui régnait en Russie dans la dernière partie duXIXesiècle.

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Avec ses boiseries sculptées et fraisées élaborées, la maison de Tokareva a acquis le nom de « teremok » (« petit palais en bois »), un terme appliqué aux structures décorées de la même manière dans la région de Moscou. En 1911, les archives montrent que la maison appartenait à Klavdia Tokareva.

En 1985, le « teremok » de Tokareva a été rénové pour servir de petit magasin. Il est maintenant protégé avec le statut de monument historique. D'autres maisons en bois que j'ai photographiées risquent de disparaître, si ce n'est déjà fait.

À la recherche de la vie de village d’antan

Parmi les vues panoramiques de Perm réalisées par Prokoudine-Gorski figure un village éloigné connu sous le nom de Razgouliaï, un nom qui peut être vaguement traduit par « détente » ou « bon temps » et qui était souvent associé aux tavernes (Moscou avait un quartier baptisé Razgouliaï d'après une taverne populaire).

Lorsque Perm a obtenu un plan d'urbanisme en bonne et due forme au début duXIXesiècle, le district de Razgouliaï en a été exclu et a ainsi conservé le désordre sympathique qui le caractérise sur les clichés de Prokoudine-Gorski. Partout, nous voyons des maisons en bois entourées de granges et de hangars.

Il convient de souligner que les maisons en bois des villes russes étaient liées à la viedu village. Bien qu'une grande partie de cet environnement ait disparu, on trouve à proximité de Perm un musée en plein air appelé Khokhlovka (prononcé hô-hlovka), du nom d'un village pittoresque situé sur la petite rivière du même nom. Situé à moins d'une heure de route au nord de Perm, le parc Khokhlovka est l'un de ces voyages qui vous permettent de plonger le passé de la région.

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Les spécialistes de la préservation de l'architecture et les érudits ont commencé à élaborer des plans du parc en 1969 et, avec l'approbation du ministère de la Culture en 1971, les autorités régionales ont mis en place un magnifique site vallonné d'environ 40 hectares menant à la rive ouest du réservoir de la rivière Kama. Le parc Khokhlovka a ouvert ses portes au public en 1980.

Le paysage naturel spacieux est ponctué de groupes de bâtiments en rondins transportés de diverses parties de la province de Perm. Ils comprennent deux églises et un clocher, des maisons en rondins (dont deux ont été restaurées), des granges, une caserne de pompiers de village et un moulin à vent dont l'intérieur est intact. Il existe également deux églises en rondins construites au début du XVIIIe siècle.

Les maisons en rondins de Khokhlovka reflètent les dimensions modestes typiques de la région. Un exemple est la ferme Igochev du village de Gribani. Située sur la rivière Teles (un sous-affluent sud de la rivière Kama), Gribani était trop petit pour avoir sa propre église, mais les terres fertiles de la rivière fournissaient de bonnes conditions d’existence aux paysans du milieu duXIXesiècle, lorsque cette maison (izba) a été construite.

Le plan allongé de l’izba d'Igochev contient deux espaces de vie, avec un vestibule pour l'entrée surélevée au centre. Les murs sont en rondins de pin entaillés avec une rangée inférieure de rondins plus gros placés sur une fondation de pierre. Le toit en planches bien isolé s'étend bien au-delà des murs pour protéger la structure des fortes chutes de neige et des étés pluvieux. Les fenêtres ont des volets en bois. L'élément principal de l'intérieur joliment meublé est le poêle en briques.

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Bien que beaucoup plus grand, le teremok de Tokareva peut être considéré comme un reflet nostalgique des maisons traditionnelles visibles dansle parc Khokhlovka. Un milieu qui aurait été très familier à Prokoudine-Gorski…

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

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