Qu'est-ce que le «style russe» et comment est-il apparu?

Culture
ALEXANDRA GOUZEVA
Couleurs vives, broderies fines, motifs animaliers et floraux primitivistes... Il est difficile de confondre le style russe avec un autre. Quelles sont ses origines?

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Qu'est-ce qui vous vient en premier à l'esprit, quand vous entendez les mots « style russe » ? Probablement des kokochniks (coiffe traditionnelle féminine), des motifs dans le style de Gjel ou de Khokhloma, des chambranles sculptés. Mais quand et comment ce style est-il apparu, et y a-t-il un sens à ces ornements ?

Pierre le Grand a détruit (enfin, presque) le style russe

Ayant étudié en Europe et y ayant établi des relations diplomatiques et amicales, le tsar Pierre le Grand a décidé de débarrasser sa terre natale de tout ce qui était « nativement » russe. Il a presque déclaré la guerre au Moyen-Âge archaïque et rénové et européanisé la Rus' avec zèle. Le tsar a invité des architectes italiens à construire des palais à la place de tours en bois, les boyards ont été obligés de porter des robes européennes à la place de leurs caftans traditionnels, de raser leur longue barbe et de porter des perruques poudrées.

Pendant les deux siècles suivants, ses héritiers ont développé l'idée d'une « Russie progressiste ». Aux XVII et XVIIIe siècles, le baroque européen rivalisait même avec l'architecture religieuse traditionnelle.

Mais Pierre savait que, bien qu'il pouvait garder la capitale et l'architecture officielle sous contrôle, les paysans et l'artisanat populaire continueraient de suivre leur propre chemin. Les autorités ne s'immisçaient pas dans le travail de broderie des tisseuses, et n'imposaient pas de règles sur le labeur des artisans à travers le pays. Le tsar réformateur a cependant apporté quelque chose au « style russe » : il a rapporté de sa Hollande bien aimée la faïence de Delft, dont les couleurs blanche et bleue ont ensuite été copiées par les maîtres de Gjel.

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Retour aux sources

Le « style russe » ne nous serait peut-être jamais parvenu si, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les nobles russes n'étaient pas retournés vers leurs « racines » et n'avaient pas cherché une idée et une identité nationale. Le style folklorique primitiviste est devenu à la mode et la haute société a commencé à s'intéresser à la vie des simples gens. Les Ambulants (artistes du mouvement réaliste) y ont également joué un rôle, en dépeignant la dure vie paysanne.

En outre, au tournant des XIXe et XXe siècles, l'association Mir iskousstva (littéralement « Le Monde de l'Art »), engagée dans la recherche et la représentation de motifs russes originaux dans les œuvres d'art, a fait son apparition. Les sujets des récits russes ont alors commencé à apparaître dans la peinture, l'exemple le plus remarquable étant le travail de Viktor Vasnetsov.

Les gravures fantastiques d'Ivan Bilibine étaient, quant à elles, les plus connues dans le domaine de l'illustration de livres.

Les images des bogatyrs et des beautés russes portant des kokochniks sont devenues populaires même dans le commerce : on pouvait par exemple les retrouver sur des emballages.

L'art théâtral a également pris un virage serré : au début du XXe siècle, l'entrepreneur Serge de Diaghilev a organisé les fameuses « Saisons Russes » en Europe, dans le cadre desquelles il a fait la tournée des expositions et des productions de ballet et d'opéra. Le ballet de style russe le plus connu est L'Oiseau de feu, d'Igor Stravinsky, dont les costumes et la scénographie ont été réalisées par Léon Bakst, un autre membre de Mir iskousstva.

Des motifs russes sont alors apparus en décoration d'intérieur, et les poêles en faïence et les broderies folkloriques sont devenues à la mode. L'art de la joaillerie n'était pas en reste : Fabergé et d'autres maîtres ont commencé à fabriquer de la vaisselle et d'autres objets d'art précieux dans le style de la Rus' médiévale.

On considère que l'apothéose du retour du style russe a été la célébration donnée en l'honneur des 300 ans de la maison Romanov, en 1913 : lors de ce légendaire bal costumé donné par le dernier empereur Nicolas II, le code vestimentaire imposait aux invités de porter des costumes de la Rus' d'avant Pierre le Grand.

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Le style russe dans l'architecture

Évidemment, le style russe se reflète avant tout dans l'architecture. L'empereur Alexandre III, réactionnaire et porteur de valeurs traditionnelles, le soutenait particulièrement. On disait de lui qu'il ressemblait à un ours russe avec sa grande barbe, contrairement à ses prédécesseurs qui portaient d'élégantes et fines moustaches.

C'est d'ailleurs Alexandre III qui a approuvé le projet de construction de la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé de Saint-Pétersbourg dans un style dit néo-russe, avec des dômes colorés et des mosaïques. Le bâtiment, dont l'architecture est assez différente de celle de la ville en général, a été construit entre 1883 et 1907, et ressemble beaucoup à la cathédrale Basile-le-Bienheureux de Moscou, érigée au XVIe siècle.

À Moscou, on trouve de nombreux exemples de ce style architectural, qu'on appelle « néo-russe ». Au XIXe siècle, le musée historique d'État de Moscou a été construit sur la place Rouge d'après le projet de l'architecte Vladimir Chervoude. Pour ne pas jurer avec l'ensemble architectural du kremlin, il a été réalisé en brique et agrémenté de décorations caractéristiques : abondance de détails, arches, toiture en pente, arceaux, et d'autres techniques utilisées dans l'architecture en bois de l'ancienne Rus'.

Peu après la construction du musée historique, le bâtiment de la Douma de la ville, de style similaire, a été bâti à proximité. Il abrite aujourd'hui le musée de la Guerre patriotique de 1812.

Le collectionneur Pierre Chtchoukine a quant à lui construit un bâtiment pour le futur musée des antiquités russes dans le style des anciens palais de boyards. À l'époque soviétique, on y a érigé le musée biologique Kliment Timiriazev.  

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Des bâtiments imitant l'architecture en bois des XVIe et XVIIe siècles ont également fait leur apparition. Aujourd'hui, on peut encore voir des motifs en bois et des éléments sculptés dans la propriété du slavophile Mikhaïl Pogodine à Moscou, et des bâtiments similaires dans toute la Russie.

Au XXe siècle, les architectes ont commencé à combiner le style néo-russe et le style novateur dit « Art nouveau » de manière fantasque. Par exemple, la gare de Iaroslavl, située à Moscou, a été imaginée dans ce style par Franz Schechtel.

Le style russe aujourd'hui

Les années 2000 ont été témoins d'un autre retour aux sources et à tout ce qui est traditionnellement russe : le néo-historicisme. Dans le domaine moscovite de Kolomenskoïé, le palais en bois du tsar Alexis Ier, père de Pierre le Grand, a par exemple été restauré d'après d'anciennes esquisses. 

Le kremlin d'Izmaïlovo, complexe de divertissement imitant l'architecture russe des XVIe et XVIIe siècles, a également été construit au parc du même nom, à Moscou.

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Le style traditionnel russe est en outre utilisé dans les affaires : dans certaines régions, les hôtels proposent de passer la nuit dans une izba de style russe, avec un bania. Ces dernières années, de plus en plus de restaurants proposant de la cuisine russe ont fait leur apparition, soit traditionnels, soit repensant de manière moderne les produits et les recettes populaires. MariVanna, l'une des plus célèbres chaînes de restaurants exploitant le style russe, a ouvert des succursales à Londres, New York, Moscou ou encore Bakou, en Azerbaïdjan, et promet au visiteur qu'il ressentira le « véritable esprit russe ».

Les créateurs de mode, que ce soient les stars mondiales ou leurs collègues russes moins connus, ont enfin commencé à utiliser des motifs nationaux russes dans leurs collections. De nombreux éléments font appel aux peintures et aux motifs de l'art populaire : dentelles, les fleurs des foulards orthodoxes, ou encore les couleurs blanches et bleues des porcelaines de Gjel.

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