Entretien: «Alpinistes de Staline» par Cédric Gras, ou le destin de deux héros oubliés d'URSS

Culture
ERWANN PENSEC
Dans «Alpinistes de Staline», sorti fin mai aux éditions Stock, l’écrivain-baroudeur français Cédric Gras dresse le portrait des frères Abalakov, dont les exploits n’ont pas tardé à être balayés par les foudres du régime communiste. L’auteur de «La Mer des Cosmonautes» et de «L’Hiver aux trousses» a répondu à nos questions au sujet de sa tout récente enquête.

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Pour sa nouvelle enquête intitulée Alpinistes de Staline, Cédric Gras, écrivain, voyageur et fin connaisseur de l’espace post-soviétique, s’est penché sur le fascinant destin de deux frères, Vitali et Evgueni Abalakov, qui, en intrépides grimpeurs, ont littéralement conduit l’URSS aux plus hauts sommets, avant de tomber sous le couperet de l’impitoyable appareil répressif stalinien. Après avoir conquis les cimes du Caucase, de Sibérie et d’Asie centrale au nom du Parti, leurs techniques d’escalade ont en effet été jugées trop occidentales, un motif qui suffira pour envoyer le premier en prison (il ne sera réhabilité que sous Khrouchtchev, après le décès de Staline), tandis que le second trouvera la mort dans de troublantes circonstances.

Afin de mener à bien ses recherches, l’auteur n’a pas hésité à faire appel aux archives du NKVD, ancêtre du KGB, mais aussi à se rendre en personne au pic Lénine, situé à la frontière du Tadjikistan et du Kirghizstan. Pour Russia Beyond, Cédric Gras revient sur cette dernière publication, véritable hommage à deux héros méconnus de l’histoire.

Russia Beyond : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au destin des frères Abalakov et combien de temps a-t-il fallu à l’achèvement de cet ouvrage ?

Cédric Gras : Je pratique l’alpinisme de manière parfaitement amateure depuis mon adolescence. La lunule Abalakov, un système très ingénieux d’amarrage sur glace, m’était connue sans que je ne me pose plus de questions au sujet de son inventeur ! Après 15 années de voyages et d’expatriation dans l’espace soviétique, je m’en suis souvenu et j’ai décidé de creuser un peu le sujet… J’ai très vite compris qu’il y avait là une histoire incroyable et oubliée… Après ça a été de longs mois de recherches. Presque deux ans sur la piste des Abalakov.

Pourquoi avez-vous jugé qu’il était important de faire connaître plus largement le sort de ces deux hommes ? Que symbolise pour vous leur histoire ?

En premier lieu, cette histoire m’a passionnée et c’est comme cela qu’on écrit des livres. Parce qu’on a envie. Je suis heureux de faire découvrir des héros qui viennent de l’Est. Nous sommes submergés par le récit américain du monde. Il y a quand même d’autres histoires qui valent la peine d’être racontées… Et cette histoire m’a fasciné parce que la haute-montagne et les purges me paraissaient tellement antinomiques. Passer des cimes les plus hautes aux geôles, cela frappe l’esprit.

À quels spécialistes vous êtes-vous adressé pour rédiger cette enquête ? Quelles ont été les personnes qui vous été de l'aide la plus précieuse ?

Il n’y a (plus) pas vraiment de spécialistes, plus de témoins ou alors seulement de la fin de carrière de Vitali Abalakov. Malheureusement, je suis trop jeune pour avoir pu croiser ses anciens compagnons de cordées, dont les derniers sont morts au début des années 2000. Cette histoire, je suis allé la chercher dans des publications soviétiques, quelques articles contemporains sur le net, les propres carnets publiés de Evgueni Abalakov et puis surtout aux archives du NKVD, où l’on m’a donné accès au procès de Vitali Abalakov.

Vous avez donc pu sonder les archives du KGB?

Les dossiers des purges sont conservés dans plusieurs archives à Moscou et à travers la Russie. Il faut donc d’abord localiser le dossier d’instruction qui vous intéresse. Ensuite, il s’agit de faire une demande par écrit. Ça prend un peu de temps mais je n’ai pas senti de réticence particulière dans mes échanges avec les archives d’État. L’affaire Vitali Abalakov n’est pas la plus sensible de cette époque, cela a peut-être joué, je n’en sais rien. On m’a dit au bout d’un certain temps que je pouvais venir. On m’a assis à une petite table avec le dossier que je rêvais de consulter. Ça a été une journée très productive !

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Vous avez également enquêté au pic Lénine, en Asie centrale, et ne faites donc pas les choses à moitié. Ce voyage en personne était-il absolument nécessaire dans le processus d’écriture ? Qu’avez-vous appris sur place ?

Je ne me suis pas rendu sur chaque montagne conquise par les frères Abalakov ! J’ai par exemple fait l’impasse sur le Caucase pour me concentrer sur les 7000 d’Asie centrale. Mais je voulais malgré tout aller capter une ambiance, voir ces cimes et ces ex-républiques soviétiques où ils partaient en expédition. Je n’ai rien appris là-bas de vraiment tangible mais j’ai croisé des alpinistes qui m’ont confié quelques souvenirs et parlé de l’aura du nom Abalakov…

Où cette étude vous a-t-elle encore conduit ? Je pensais notamment à Krasnoïarsk, ville d’origine de ces personnages, où la réserve naturelle voisine de Stolby a peut-être été importante dans le développement de leur passion pour l’alpinisme.

Oui, j’ai voulu aller voir leur maison natale à Krasnoïarsk. Ils étaient orphelins et ont grandi avec la Révolution bolchévique tout en étant d’origine bourgeoise. Quant à la varappe, ils l’ont évidemment pratiquée sur les blocs de rochers des Stolby, juste à côté. D’ailleurs plusieurs voies d’escalade portent là-bas leur nom. Les plus grands alpinistes soviétiques viennent de l’immense et plane Sibérie. Un comble !

Au final, ne vous reconnaissez-vous pas en ces deux hommes, qui n’ont eu de cesse de vouloir explorer des régions méconnues, quel qu’en soit le prix ?

C’est surtout une époque. Nos générations ont affaire à une Terre toute entière reconnue. Les frères Abalakov, comme leurs homologues étrangers, étaient des alpinistes-explorateurs. Ce n’était pas qu’une question de sport mais aussi de topographie, de géologie ou de météorologie. D’ailleurs le Parti communiste leur imposait d’être « utiles » à la construction du communisme. Ils devaient reconnaître le Pamir et les monts Célestes. Ça fait rêver. Bien sûr que j’aurais aimé vivre dans une époque sans Google Earth !

Dans vos publications, vous avez abordé des thèmes très divers concernant l’espace post-soviétique, parlant tant de l’Antarctique russe et de l’Extrême-Orient que du Donbass. Avez-vous d’ores et déjà une idée du sujet auquel sera consacré votre prochain ouvrage ?

Oui… et il n’aura cette fois rien à voir avec l’espace post-soviétique !

Né en 1982, Cédric Gras est un voyageur aguerri, ayant plusieurs dizaines de pays à son actif. Mordu de géographie, c’est à Omsk, en Sibérie, qu’il a achevé ses études, avant de se diriger vers l’Extrême-Orient russe où, à Vladivostok, il contribuera à la création de l’Alliance française locale. S’intéressant tout particulièrement au territoire de l’ex-URSS, ses pérégrinations l’ont notamment conduit, en moto et aux côtés de Sylvain Tesson, autre grand narrateur des immensités russes, sur les traces de la retraite napoléonienne de 1812, mais aussi en Ukraine ainsi qu’au sein des bases polaires russes en Antarctique.

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