Pourquoi il faut absolument aller voir le projet DAU à Paris

Culture
OLGA TARARINA
Les premières passions qui ont accompagné le lancement à Paris sont retombées. Désormais, on peut simplement tenter de comprendre l'art et la vie grâce à ce qui constitue probablement la plus puissante saga artistique et documentaire de l'histoire du cinéma.

Jusqu'au 17 février, DAU, l'événement culturel le plus retentissant et le plus scandaleux de ces dernières années, se déroule dans trois des principales institutions culturelles parisiennes : le théâtre du Châtelet, le Théâtre de la Ville et le centre Pompidou. Puis il déménagera à Londres.

L'énorme projet, provoquant enthousiasme et indignation, a réussi à créer deux camps d’opposants chez le public et la presse. Russia Beyond a cherché à savoir s’il fallait investir temps et argent dans l’univers DAU et dans quelle mesure le projet justifiait le titre de « phénomène unique et sans précédent dans l’histoire de la culture moderne » proclamé par les organisateurs.

DAU, qu’est-ce que c’est ?

DAU est le diminutif du physicien russe et lauréat du prix Nobel Lev Landau. À l'origine, le projet avait été conçu par le réalisateur Ilya Khrzhanovsky comme un biopic sur la vie du scientifique. Abandonnant ensuite l’idée du film, il a eu l’idée de créer à Kharkov (Ukraine) un site complet recréant l’immense complexe de recherche soviétique – le soi-disant Institut - où travaillait Landau dans les années 1930-1960.

De plus, on y a installé environ 300 personnes qui, pendant trois ans, ont accepté volontairement l'immersion totale à cette époque, ce qui signifiait renoncer à tout ce qui était moderne, en utilisant à 100% des accessoires et des objets de cette période. Une camera observait leur vie dans les circonstances proposées sans scénario particulier : le réalisateur n'a défini que partiellement le plan de l'intrigue.

Que raconte la saga ?

Toute la saga est une immersion dans les abysses de la nature humaine, une étude des relations entre les hommes et du comportement humain dans des conditions de terreur. C'est la recherche par l'homme de la liberté, de Dieu et une tentative du salut de l’âme.

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Selon le scénario, les scientifiques de l'institut sont engagés dans des recherches visant à créer un surhomme doté de capacités supranormales. Comme Dieu, ils essaient de créer un homme, et comme le diable, ils veulent prendre son âme. Ils ne dédaignent pas l’idée d’une utilisation massive de substances psychotropes - un nouveau pays a besoin de robots dotés d’un ensemble stéréotypé de qualités stériles, parmi lesquelles la liberté de pensée et la liberté de choix n’ont pas leur place.

Parallèlement, nous voyons la vie privée des employés de l’Institut de toutes les classes sociales, des principaux scientifiques aux concierges, leurs faits et gestes ne correspondant pas aux critères du nouvel homme idéal : ils s’adonnent à l’alcool, fument sans s’interrompre, jurent, couchent, trompent, se battent.

Plongés dans des conditions de non-liberté totale, vivant sous surveillance et contrôle dans un espace confiné, une personne s’abandonne à la seule liberté qui lui reste : la liberté de sa vie privée. Ne pouvant disposer de sa tête, il dispose de son corps. Les excès physiques compensent un manque d’air. Et aucune interdiction, aucune morale ne peut l'arrêter. Mais pour cette liberté-là, il faut aussi  payer face à un système brutal. Le concept de l'âme est inexistant, le système broie sans pitié l’être humain qui ne fait, en fin de compte, que rechercher l’amour. On voit derrière les péchés des abus, comment ils aiment, compatissent, se repentent, pardonnent. Et c'est ici que réside leur salut. L’homme est beau et monstrueux, il se situe à la frontière du bien et du mal. Le premier acte sexuel lui a donné l’accès au savoir et a fait comprendre le bien et le mal. Et l’homme fait toujours son choix. Puisque Dieu l’a créé libre. C’est ici que réside le principal conflit : l’homme ne peut pas exister dans l’absence de liberté – soit il meurt, soit le système s’écroule. Et l’homme meure. Mais nous savons que le système, étant à son tour fermé et enfermé, s’écroulera tôt ou tard.

Qui a participé au projet ?

Aucun comédien professionnel (ou plutôt une seule - Radmila Chtchegoleva, qui a joué l'épouse de Dau, Nora) : de la pure improvisation, comme dans la vie. Tous ont leur nom réel et jouent des personnages exerçant leur propre profession : scientifiques, ingénieurs, agents du KGB, hommes de ménage, serveuses, cuisiniers... Tout le monde mange, boit, tombe amoureux, se dispute, se marie, donne naissance à des enfants, se sépare. Et ainsi de suite pendant trois ans. Immergés dans un espace confiné avec tous les attributs d'un système totalitaire, nos contemporains commencent à y croire et vivent réellement selon les lois de cette époque. Certains ne tiennent pas et quittent l'Institut (des légendes courent sur la rotation des participants), tandis que d’autres iront jusqu'au bout.

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Tous savent qu'ils sont constamment filmés par la caméra dans toutes les situations. Et on filme tout : des expériences scientifiques aux scènes de lit torrides.

Le célèbre chef d'orchestre russo-grec Teodor Currentzis jouait le rôle du scientifique. Parmi les invités qui ont participé au projet et au tournage, se trouvaient les metteurs en scène Romeo Castellucci et Dmitri Chernyakov, l'artiste Marina Abramovitch et bien d'autres

Les célèbres opérateurs Jurgens Jurges et Manuel Alberto Claro, qui ont travaillé avec Fassbinder, Haneke, Venders et Trier, ont collaboré avec Khrzhanovsky.

Qu'y a-t-il en final ?

Plus de 700 heures de film (souvent montrés dans l’espace séparé DAU Digital), 13 longs métrages et plusieurs séries séparées. C'est une immense saga sur hier, qui se déroule aujourd'hui et où tous les films sont interconnectés par le temps, l'espace et les héros. C'est une recréation de la vie d'une petite île de la société soviétique, une sorte de microcosme, dans le contexte de la terreur de l'époque soviétique du milieu du vingtième siècle.

Qu'est-ce qui frappe chez DAU ?

L’envergure ! Le concept lui-même, sa mise en œuvre et la façon dont le projet est présenté aujourd'hui. Même sans tous les éléments auxiliaires proposés par le programme, les films DAU sont uniques. Nous n'avons jamais vu cela. Ils contiennent une combinaison saisissante de films documentaires et de fiction, de fiction artistique et de vérité de la vie, d’imaginaire et de réel, de passé et de présent. Tout ici est si étroitement lié que vous ne comprenez pas où commence le monde inventé et où s’arrête le cours naturel de la vie. Ils ne sont pas dans l'ordre chronologique, ils n'ont pas de nom, mais seulement des numéros, les employés n'ont pas le droit de vous donner des détails. Le film commence, vous entrez sur le territoire de l'Institut et, si vous surmontez le premier sentiment de rejet, ne cédez pas à la panique, à la stupéfaction ou à l'ennui, ils vous engloutiront complètement. Et comme Alice au pays des merveilles, vous volerez dans un long tube et pénétrerez dans un pays inconnu, dans l'univers DAU, où vous commencerez à vivre selon ses lois totalitaires. Vous vous poserez des questions que vous ne vous êtes jamais ou rarement posées.

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DAU à Paris

En entrant dans l'espace DAU, vous vous retrouvez dans un monde inconnu. Vous ne saurez jamais à l'avance ce qui vous attend. C’est une question de chance : que ce soit une performance de Marina Abramovitch ou une installation de Romeo Castellucci, un concert de Massive Attack ou de Théodor Currentzis, une rencontre avec des physiciens ou une conférence sur les effets des substances psychotropes sur la libération de votre personnalité.

13 films sont donnés dans différents espaces du Théâtre Châtelet et du Théâtre de la Ville. Mais afin de plonger complètement le spectateur dans l'atmosphère de l'ère soviétique, les deux théâtres se sont transformés en maisons avec des appartements communautaires et une gamme complète d'accessoires de la vie soviétique. Même les toilettes amènent le spectateur dans le village russe et dans les bars, on peut manger et boire à la manière soviétique.

Les travaux dans les bâtiments des deux théâtres renforcent le sentiment de tomber dans une autre réalité et donnent l'effet d’une machine à remonter le temps. En plus de parcourir les couloirs, où les personnages en cire sont si réels que vous les saluez parfois, vous pouvez participer à une conférence au sujet inhabituel ou rencontrer et discuter de vos problèmes avec un chaman sibérien qui réalisera un rituel de purification de votre aura. Ou parler à des membres du clergé de différentes religions, à un psychologue ou à un travailleur social dans un espace séparé. Après cela, vous pouvez voir votre propre interview et la partager avec tout le monde ou l'effacer. Si vous décidez de la partager, toutes les interviews que d'autres spectateurs ont autorisées à publier vous seront disponibles.

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Au Centre Pompidou, on a construit derrière la vitre tout un appartement communautaire où vous pourrez regarder la vie de vrais personnages.

DAU est une installation totale et monumentale, dans laquelle vous devez plonger profondément pendant longtemps, le cœur ouvert et l’esprit épuré. C’est seulement en faisant confiance à tout ce qui se passe, et en ne prêtant pas attention aux boulettes organisationnelles, sans critiquer ni vous indigner, que vous sentirez l’étrangeté et la folie de tout ce qui se passe et ferez partie de cette hallucination infernale qui peut d’une part choquer et, d’autre part, vous faire réfléchir aux problèmes les plus importants l'univers.

Comment le projet sera présenté à Londres ? Cet aspect du show est actuellement tenu secret…

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