Les années 1920 furent marquées en URSS par la figure omniprésente de l’« homme nouveau », que voulut ériger le pouvoir soviétique. Meilleur, plus instruit et épanoui, détaché de la corruption du capitalisme, des méfaits du libéralisme, de l’individualisme, et tourné vers la quête du bonheur collectif, cet « homme nouveau » devait prendre ses racines dans le modèle socialiste qui se mettait alors en place.
Les artistes de l’avant-garde soviétiques aspiraient eux aussi à cet « homme nouveau » qu’il fallait modeler, tentant d’en définir l’esthétique, d’en brosser les traits. Plus encore, ils pensaient leur art capable de fonder cette figure et, par-là, de fonder cette nouvelle société qu’ils appelaient de leurs vœux. Cette dernière devait être celle de la communauté des biens, de la répartition équitable des tâches et de l’émancipation des classes laborieuses. Ainsi, c’est tout naturellement que l’architecture soviétique de l’époque reflète ces aspirations.
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Dans la filiation d’artistes avant-gardistes tels que Kazimir Malevitch ou Lazar Lissitzsky, et du mouvement « suprématiste », l’on vit se développer un courant architectural baptisé « constructiviste », emmené entre autres par les frères Vesnine, Vladimir Tatline, ou encore Moïsseï Ginzbourg. Ces artistes avaient notamment pour idée d’adapter les acquis du suprématisme dans le domaine architectural : des formes épurées et abstraites, celles que l’on voit sur les tableaux de Malevitch, les « prouns » (« Projets pour l'affirmation du nouveau ») de Lissitzky, et les sculptures de Tatline, ces deux derniers ayant en particulier étudié le mouvement des formes et des volumes, étant passés de représentations en deux dimensions à celles en trois dimensions, ce qui fut un apport révolutionnaire supplémentaire dans leur art.
Le suprématisme et le constructivisme ont donc été les précurseurs des formes d’abstraction artistique, Kazimir Malevitch et son « carré blanc sur fond blanc » – premier monochrome de l’histoire, réalisé en 1918, en étant l’archétype. Le minimalisme et l’abstraction furent les horizons de ces nouveaux mouvements.
Ces avant-gardistes expérimentèrent aussi toutes les formes d’art à leur portée, voire les combinèrent : de la peinture au théâtre, en passant par l’opéra, comme en atteste La Victoire sur le Soleil, opéra futuriste de 1913 dont le poète Alexeï Kroutchenykh écrivit le livret et Malevitch conçut les décors. El Lissitzky (surnom de Lazar Lissitzsky) a d’ailleurs réinterprété l’esthétique de cette œuvre dix ans plus tard par de nombreux croquis.
Le Musée d’architecture Chtchoussev de Moscou retrace par ailleurs en ce moment le parcours des plus célèbres de ces artistes, ainsi que leurs différents projets, de la construction d’un stade aux croquis pour le célèbre Palais des Soviets, qui ne fut finalement jamais bâti.
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Constructivisme et condensateurs sociaux
La traduction de ces formes simples et pures dans l’architecture se conçoit en se penchant sur le principe des « condensateurs sociaux », terme par lequel ces artistes désignaient les nouveaux types d’habitations qu’ils voulaient ériger. Les bâtiments doivent être pensés et conçus pour transformer l’homme, dans la mesure où ils sont eux-mêmes le reflet de la société future. L’idéal socialiste devra être atteint en façonnant les structures matérielles dans lesquelles vivent les humains, et en particulier les classes ouvrières, sur l’émancipation desquelles l’attention doit avant tout se porter. L’idée motrice étant que l’architecture influence la vie en société et les comportements, et est donc capable de les modeler, il faut créer un environnement dans lequel seront favorisées la créativité, la vie de famille et la collectivité.
Dès les années 1910, Lénine évoquait déjà l’idée d’une révolution dans la manière d’envisager les tâches domestiques, notamment leur répartition entre l’homme et la femme, qui devait devenir égalitaire, mais aussi éliminer les « tâches domestiques secondaires », et ce grâce à un habitat repensé. Les logements construits à cette époque sont alors intégrés à des bâtiments comportant cuisines communes, laverie, gymnase et bibliothèque. Ils sont le symbole de ces « condensateurs sociaux » qui génèrent du lien social, et in fine un homme nouveau, espéraient les autorités et les avant-gardistes de l’époque.
Les bâtiments du Narkomfin, logements des employés du commissariat des finances, en sont un parfait exemple. Pensés en 1928 par Moïsseï Ginzbourg et Ignaty Milinis, ils ont notamment eu pour but, en plus de proposer de nombreux lieux de vie en communauté, de réunir les conditions pour libérer les femmes des tâches ménagères et tendre vers une plus grande égalité au sein du couple.
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Alexandre Rodtchenko créa en outre plusieurs « clubs ouvriers », lieux par excellence de l’émancipation dans le travail, conçus pour l’enrichissement des prolétaires et qui comportaient notamment des salles de lecture. Constantin Melnikov fut l’un des grands artisans des nombreux clubs ouvriers qui firent surface à Moscou entre 1927 et 1929.
Leur organisation, sous formes de salles pouvant être séparées ou bien réunies en un grand auditorium, permettait d’accueillir des activités diverses, telles que des représentations théâtrales jouées tant par des professionnels que des amateurs, adultes ou enfants. Ces « maisons de la culture », vues comme la réalisation d’un idéal de vie et d’apprentissage, d’émancipation personnelle et commune, jouèrent un grand rôle dans le développement de l’architecture constructiviste à Moscou. Dès 1925, Rodtchenko présenta son projet dans le pavillon soviétique de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris. L’un des clubs ouvriers les plus célèbres est celui bâti en 1929 par Constantin Melnikov, le Club Roussakov.
Ainsi, les artistes de l’avant-garde de cette époque se concentrent en particulier sur le « triptyque » usine/club ouvrier/logement. Une manière de faire entrer l’art de plain-pied dans la vie quotidienne du peuple, d’abolir la barrière bourgeoise du « bon goût », cantonné aux musées et aux salons.
Les idées et les méthodes des avant-gardistes russes des années 1920 ont aussi produit des effets au-delà de leurs frontières, puisque El Lissitzky, par ses nombreux voyages et ses contacts entretenus avec des artistes et architectes européens, a directement contribué à la naissance et aux influences du Bauhaus, célèbre courant artistique allemand d’architecture et de design, tandis que le philosophe allemand Walter Benjamin, écrivant dans son Journal de Moscou, qualifiait la tour de télé-diffusion construite par Choukhov à Moscou de « structure sans équivalent à l’Ouest ».
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Idéologie et art officiel
Mais très vite les constructivistes sont dépassés, rattrapés par la nouvelle idéologie que le pouvoir veut mettre en place. En témoigne un club ouvrier conçu par les frères Vesnine, achevé en 1935, alors que le constructivisme apparaît déjà comme un mouvement désuet. Encore une fois, les évolutions dans la sphère des idées ont conditionné les mouvements artistiques du pays. Le pouvoir soviétique prend à cette époque un « grand tournant », répressif, conservateur, plus proches des valeurs traditionnelles. En outre, l’intelligentsia russe – et ses avant-gardistes – n’est plus en accord avec la population, au sein de laquelle les nombreux ouvriers en provenance des campagnes ont fait ressurgir des valeurs conservatrices et patriarcales. Les masses n’ont d’ailleurs à cette époque que peu adhéré au suprématisme et au constructivisme, comme au cubo-futurisme des années 1910. Le pouvoir cherche alors de nouvelles méthodes de diffusion de son idéologie, qui se traduisent par de nouvelles façons de penser l’architecture et son rapport avec la population.
Les instances officielles du pouvoir condamnent le mouvement constructiviste, en partie pour son « mépris de la réalité », c’est-à-dire des forces sociales à l’œuvre à l’époque. Sont reprochées au constructivisme son abstraction, ses formes qui « ne veulent rien dire » et sont donc difficiles à lire et à interpréter pour la population. Tout autant de caractéristiques que Staline souhaite voir disparaître de l’art socialiste, estime Bernard Beck dans un article de La Revue russe. Le pouvoir veut alors une architecture qui soit l’équivalent de ce que le réalisme socialiste est à la peinture : le reflet optimiste d’une société nouvelle, d’un homme nouveau, issu d’un prolétariat certes mieux éduqué et émancipé mais toujours attaché aux valeurs traditionnelles, lesquelles doivent se traduire en architecture par le retour à des formes traditionnelles, celles du passées, connues et appréciées des Russes. L’on vit alors ressurgir des styles pré-soviétiques, arrangés selon les critères socialistes, comme le fit Ivan Fomine, qui développa une théorie du « classicisme prolétarien », montrant au passage les contradictions et les efforts de conceptualisation d’un pouvoir se contorsionnant pour faire entrer dans son idéologie toutes les facettes de la société. C’est la naissance de ce que l’on nomme style impérial stalinien, représenté par le monumentalisme.
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L’art se doit, selon cette conception, d’être d’une intelligibilité immédiate, et donc d’utiliser des formes du passé, faisant référence à des modèles auxquels le peuple peut aisément et rapidement se référer. Ces formes sont jugées plus « simples » que les formes abstraites des constructivistes, qui requièrent un effort de réflexion, de prise de recul afin d’être appréciées. L’art de l’époque se voit donc attribuer des fonctions, entre autres celle de représentation du pouvoir, et l’architecture ne déroge pas à la règle. En 1935, pour faire face à la menace de constructions éparses qui finiraient par donner un ensemble difforme, fut décidé le premier plan d’aménagement de Moscou. L’on décide alors de procéder par grands ensembles et d’agrandir les bâtiments qui les composent. Les rues sont elles aussi redessinées. De plus, fut prise lors de ce plan la décision de poursuivre la construction de la ville selon la forme radioconcentrique qu’on lui connait aujourd’hui.
1935 est aussi l’année de la construction du métropolitain, véritable fierté des habitants de Moscou, paré de dorures, de statues et de références concrètes aux écrivains russes classiques (de Pouchkine à Maïakovski en passant par Dostoïevski) ou bien à la gloire de la Révolution et de ses artisans (station Place de la Révolution). Le métropolitain allie à merveille fonctionnalité et symbolisme, tout comme le désirait le pouvoir, qui a là un parfait exemple des « formes traditionnelles » qu’il voulait donner à voir à la population.
Les « gratte-ciels » staliniens, construits au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en sont un autre exemple. Ils sont surnommés « Sept Sœurs » en raison de leur ressemblance physique, mais chacun occupe une fonction différente : Ministère des Affaires étrangères, Université de Lomonossov, hôtel, bâtiment résidentiel… D’après Bernard Beck, ces constructions furent à l’époque une manière de « changer la silhouette de la ville » en s’appuyant sur les héritages du passé, et ainsi de faire s’élever « à la rencontre du Soleil et du ciel leur splendide forme monumentale », dont la verticalité « s’inspire des tours du Kremlin et des églises de Moscou ».
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Ainsi les évolutions architecturales que Moscou vît naître furent quasiment directement corrélées aux évolutions dans la sphère des idées. De la prise de conscience des avant-gardes de leur possibilité de participer à la construction de cette société nouvelle et de cet homme nouveau jusqu’au nouvelles directives du pouvoir qui les firent tomber en disgrâce aux yeux de l’appareil d’État, tous ces changements eurent des conséquences sur le paysage urbain de la capitale, conséquences encore visibles aujourd’hui, si l’on considère que tous les bâtiments évoqués plus hauts ont été conservés presque à l’identique pour la plupart. De là est né le style si particulier de Moscou, enchevêtrement de styles, d’époques, et donc d’idées, ville d’histoire. Mais aujourd’hui, cette histoire semble remise en question par les différentes vagues de destructions de ces bâtiments historiques. C’est aussi le signe que Moscou ne regarde pas seulement en arrière, et que la société russe évolue en même temps qu’évoluent ses villes. Depuis les années 1990 les constructions d’immeubles tâchent notamment de réintégrer la culture russe au sein du paysage urbain, contrastant avec les bâtiments préfabriqués de l’époque Khrouchtchev. Malheureusement ces transformations se font parfois au prix de la démolition de bâtiments plus anciens, qui étaient les garants de l’histoire matérielle de la ville.
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