L’anecdote est révélatrice du décalage entre l’art officiel et celui pratiqué par les « non conformistes » dans l’URSS de Khrouchtchev. Ce dernier, assistant à l’exposition d’œuvres avant-gardistes dite du Manège, en 1962, où étaient présentés notamment Vladimir Yankilevsky, Ernst Neïzvestny et Ülo Sooster, entra dans une fureur telle qu’il fit fermer l’événement sur le champ. La raison ? Cet art qui ne représente rien de concret et frise l’absurde est alors en totale contradiction avec les principes du réalisme socialiste, seul idéal artistique valable pour le pouvoir de l’époque. Ces artistes sont aussi célèbres pour avoir, en 1974, exposé leurs œuvres près du parc Beliaïevo à Moscou, ce qui ne fut pas du goût des autorités qui envoyèrent des bulldozers pour détruire l’exposition de fortune, ce qui lui valut par la suite le surnom d’« exposition Bulldozer ».
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Certains de ces artistes, qui croyaient en un art pur détaché des contraintes de la doctrine officielle, furent plus tard appelés Groupe du Boulevard Sretensky, du nom du lieu où se trouvait, à Moscou, l'atelier dans lequel ils travaillaient, ensemble et en toute liberté. Vladimir Yankilevsky était l’un d’eux. Né en 1938 dans la capitale soviétique, il fit longtemps partie de ces artistes ignorés, voire menacés par le régime, qualifiés de dégénérés et forcés à travailler dans des conditions de quasi-clandestinité. Il eut notamment pour thème récurrent dans ses œuvres le questionnement sur la condition de l’homme et son rapport à son environnement, comme le signale l’intitulé de l’exposition que lui consacre jusqu’au 29 avril le MMOMA : Les mystères de l’existence.
Un exil tardif
Comme bon nombre de ces artistes, la vie et l’œuvre de Vladimir Yankilevsky sont intimement liées à l’exil, et son parcours dessine en creux la figure du non conformisme russe. Son art est pour lui une façon de questionner des thématiques existentielles, par le biais de grands triptyques conceptuels qu’il utilise pour mettre en avant des oppositions symboliques qui lui sont chères : le masculin et le féminin, la stabilité et le mouvement, la liberté intérieure et extérieure… La spiritualité, aussi, mais « dans un sens non religieux », expliquait-il à la revue Manifesto XXI en novembre 2016, « la spiritualité, c’est l’âme, c’est l’émotion ». Les parties centrales des triptyques de Yankilevsky expriment le mouvant, les relations qui s’opèrent entre les deux parties qui l’entourent – souvent un homme et une femme – et c’est ici que la réflexion sur l’existence peut germer dans la tête du spectateur.
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Vladimir et sa femme Rimma se sont longtemps refusés à quitter l’URSS, et ce, malgré de longues périodes de doutes. En effet, les années 1970 sont marquées notamment par une série de refus injustifiés des candidatures de Yankilevsky à l’Union des artistes soviétiques : il n’est donc toujours pas officiellement reconnu comme artiste dans son pays. Pour gagner sa vie, il réalise par conséquent des illustrations pour des maisons d’édition, notamment Znanie (« La Connaissance ») et son journal Znanie – Sila (« La Connaissance est une force »).
Pourtant à l’étranger, sa réputation ne cesse de grandir. Dès 1962, Yankilevsky recevait dans son atelier moscovite Dominique Bozo, futur directeur du Centre Georges Pompidou, et en 1970, il faisait la rencontre de la collectionneuse française Dina Vierny. Celle-ci joua par la suite un grand rôle dans la diffusion de ses œuvres auprès du public français, en lui consacrant des expositions dans sa fondation, le musée Maillol, et en faisant l’acquisition de sa célèbre installation Doors pour sa collection permanente.
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Malgré tout, le couple ne peut se résoudre à quitter l’URSS, de peur de ne plus jamais y revenir. En 1980, l’Union des artistes soviétiques finit par accepter la candidature de Yankilevsky, en 1987, la Galerie Tretiakov fait l’acquisition de Light and Darkness et le Centre George Pompidou achète quatre œuvres supplémentaires. Les portes de la reconnaissance officielle s’ouvrent alors pour cet homme, qui malgré tout continuait à exercer son art en dehors de toute contrainte et surtout sans se conformer à aucune doctrine qu’il ne se serait lui-même dictée.
Yankilevsky resta dans son pays jusqu’en 1990, date à laquelle il s’installe à New-York, avant de déménager à Paris et de s’installer à Montmartre en 1997. La même année, Dina Vierny expose ses toiles à la Foire internationale de l’art contemporain de Paris, et le Centre Georges Pompidou achète son triptyque We are in the World. Une étape de plus dans la reconnaissance de ce peintre dans le pays où il résidera désormais jusqu’à la fin de sa vie.
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En parallèle de la reconnaissance de son art en Occident, Yankilevsky est de plus en plus souvent exposé à Moscou, et de grands musées officiels achètent de nombreuses de ses toiles.
En 2001, Dina Vierny lui consacrait encore une exposition entière : Women by the sea, composée de peintures que l’on retrouve aujourd’hui dans l’exposition du MMOMA. Ses Métamorphoses ont aussi été présentées à la Galerie Le Minotaure de Paris, en 2009.
Moment fort de la peinture russe à Paris, l’exposition Kollektsia ! du Centre Pompidou en 2016 retraçait les perspectives des artistes non conformistes tels qu’Ilia et Emilia Kabakov, Grisha Bruskine ou Erik Boulatov, mais aussi de leurs cadets, dont les travaux datent des années 1970 et 1980. À ce propos, Yankilevsky a ainsi confié à RFI son refus de classer ces derniers au sein des non conformistes : « les années 1960, tout était contrôlé par le régime, là, c’était très dur, sans atelier, sans aide de l’État, c’était vraiment non conformiste ! ». Une manière de mettre en perspective son propre parcours, de ses débuts dans un sous-sol lui servant d’atelier à une certaine forme de consécration, en Russie et à l’étranger. Mais aussi de rappeler qu’encore aujourd’hui, certains artistes très réputés dans leur pays ne sont pas toujours connus du grand public français, bien qu’ils aient même parfois vécu en France.
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Les mystères de l’existence
L’exposition au Musée d’art contemporain de Moscou revient sur les différentes périodes artistiques de la vie de Yankilevsky. De ses peintures d’avant les années 60, plus figuratives et moins abstraites, jusqu’à ses installations les plus récentes, mélangeant des éléments de mobiliers – comme des portes ou des ascenseurs, c’est à dire des éléments du quotidien, et des peintures, parfois des photographies. Depuis les années 1960, Yankilevsky s’était rapproché d’un style moins figuratif, par lequel il tendait à évoquer ses questionnements sur l’existence, mais aussi sur la figure de l’artiste désillusionné dans la société soviétique de l’époque. L’exposition présente de nombreux triptyques, forme chère à Yankilevsky, qui y voyait un moyen d’évoquer le mystère de l’existence, parfois à travers des images personnelles, notamment celle de son père dont la figure est en filigrane de plusieurs de ses tableaux.
Ayant activement contribué à la préparation de cette exposition, Vladimir Yankilevsky n’a malheureusement pas pu en voir le résultat - il s’est éteint à Paris le 4 janvier. Dans une interview à RFI en 2016, il déclarait : « L’art doit être transparent pour le temps, il doit être vivant toujours, et ne doit pas coller à son époque ».
Le mouvement non conformiste ne se limitait pas qu’à la peinture, en effet, le théâtre était une autre discipline concernée. Russia Beyond retrace dans cette autre publication la naissance du Sovremennik, établissement emblématique de Moscou.