Suivez Russia Beyond sur Telegram ! Pour recevoir nos articles directement sur votre appareil mobile, abonnez-vous gratuitement sur https://t.me/russiabeyond_fr
Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski (1863-1944) a mis au point un procédé complexe pour obtenir des tirages aux couleurs vives et fidèles*. Sa conception de l’art photographique comme forme d’éducation et source de connaissances est particulièrement bien incarnée dans les nombreuses photographies qu’il a faites de monuments architecturaux à travers toute la Russie.
En mai 1909, Sergueï Prokoudine-Gorski montra à l’empereur Nicolas II plusieurs photographies qu’il avait faites. Après cette entrevue, le ministère des Transports mit à sa disposition des moyens importants pour faciliter ses déplacements à travers le pays qu’il sillonnait avec un équipement encombrant et très fragile. Pour remercier l’administration, il prit des clichés des chantiers de construction d’infrastructures comme des chemins de fer et des canaux.
>>> En images: les cinq destinations préférées en Russie du professeur américain William Brumfield
Darovoïé et les origines du domaine des Dostoïevski
À l’été 1912, Sergueï Prokoudine-Gorski alla photographier la construction d’un barrage et d’une écluse sur la rivière Oka près de la ville de Biéloomoute, située à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Kolomna. Ces ouvrages de génie civil devaient réguler le niveau des eaux pour permettre la navigation pendant la saison sèche de l’été.
Un cliché particulièrement intéressant montre une barge sur laquelle ont été aménagés des bureaux et des cabines pour les employés. Elle est amarrée à la rive droite de l’Oka au niveau de Biéloomoute que l’on voit à l’arrière-plan derrière les champs. Lorsqu’il prit cette photographie, Sergueï Prokoudine-Gorski tournait le dos à d’autres champs qui s’étendaient sur plusieurs kilomètres vers le sud-ouest jusqu’à la ville de Zaraïsk et le village de Darovoïé auquel reste attaché le nom de Fiodor Dostoïevski.
Dans les années 1830, Fiodor Dostoïevski passa plusieurs étés dans la propriété familiale de Darovoïé. Bien qu’elle ait été bien plus modeste que Iasnaïa Poliana, le domaine de Léon Tolstoï, Darovoïé joua un rôle important dans la formation du caractère de Fiodor Dostoïevski et de son esprit créatif.
Darovoïé est situé dans un cadre bucolique à environ cent cinquante kilomètres au sud-est de Moscou, après Zaraïsk. La mention la plus ancienne de ce village actuellement connue remonte au début du XVIe siècle. Son nom serait dérivé du mot dar (дар), le don. À cette époque encore, la région de Kolomna était celle où était organisée la dernière ligne de défense de Moscou contre les attaques des Tatars venus du sud, en particulier de Crimée.
Darovoïé et le village voisin de Monоgarovo appartenaient à la riche famille des Khotyainstev de Kolomna. Si les villages furent détruits au début du XVIIe siècle durant le Temps des Troubles, les terres restèrent leur propriété.
En 1763, Vassili Khotyaintsev fit construire sur son domaine de Monogarovo l’église en brique de la Descente-de-l’Esprit-Saint. Avec sa coupole unique, son réfectoire et son clocher du côté ouest, l’architecture de cette église combinait éléments traditionnels et éléments du style néo-classique caractéristiques du début du règne de Catherine la Grande. Elle fut saccagée pendant la période soviétique et transformée en entrepôt. Des fragments de fresques du début du XIXe siècle restent visibles à l’intérieur.
La famille Dostoïevski
Piotr, un des petits-fils de Vassili Khotyaintsev, fut le dernier de cette famille à posséder le domaine de Darovoïé-Monogarovo. En 1830, ces terres attirèrent l’attention de Mikhaïl Dostoïevski (1788-1839), médecin attaché au service de l’État. Cette année-là, une épidémie de choléra ravageait la région de Moscou. Mikhaïl Dostoïevski était alors chargé d’y faire respecter la quarantaine qui avait été imposée. Marié depuis dix ans à Maria, née Nétchaïeva, il souhaitait acquérir un bien à la campagne pour sa famille.
La vente du domaine fut conclue en 1831, année où la famille Dostoïevski passa son premier été à Darovoïé. Fiodor avait alors neuf ans. Sa mère sut habilement gérer les faibles ressources de la famille qui possédait désormais une propriété de plus de trois cents hectares.
Les Dostoïevski continuaient d’occuper un appartement non loin de l’hôpital pour nécessiteux Marie (du nom de l’impératrice Marie Fiodorovna, la seconde épouse de Paul Ier - ndlr) où le père travaillait. La mère et les enfants séjournaient tous les étés à Darovoïé. La route menant de Moscou à Darovoïé passait par Zaraïsk. Près de l’entrée principale du kremlin de cette petite localité se trouvait un relais de poste d’où partaient des voitures pour Moscou. Chaque été, Maria Dostoïevski accompagnée de ses enfants faisait la route entre Darovoïé et Zaraïsk à pied pour y poster des lettres à son mari resté à Moscou.
En 1832, un incendie détruisit presque entièrement le village de Darovoïé. La famille Dostoïevski fut obligée de s’installer dans une petite maison avant que celle en bois, bien plus spacieuse, qu’elle occupait avant soit reconstruite. En 1833, Mikhaïl Dostoïevski acquit le village voisin de Tchérémochnia avec ses cent paysans.
>>> «L’Oie de Cristal», ville où s’entremêlent des traditions artistiques médiévales et modernes
Souvenirs d’enfance
Des années plus tard, Fiodor Dostoïevski se souvenait non sans émotion de ces étés passés à Darovoïé. Ses frères et lui aimaient jouer entre les grands tilleuls sur le relief vallonné de la propriété de leur père. Ils trouvaient des idées de jeux dans Robinson Crusoë de Daniel Defoe et des nouvelles de Walter Scott qu’ils aimaient lire. Lors des chaudes journées d’été, ils nageaient dans l’étang de maman que Maria Dostoïevski avait fait creuser et qui était alimenté par une source toute proche.
Les champs alentour imprégnèrent aussi durablement la mémoire de Fiodor Dostoïevski. Durant son exil en Sibérie, il se rappelait le paysan Marei qui l’avait gentillement tranquillisé alors qu’il était effrayé de la présence imaginaire d’un loup dans les environs de Darovoïé. Ce souvenir de la bonté du petit peuple russe lui réchauffait l’âme alors qu’il traversait une période très difficile de sa vie : celle qui suivit son arrestation en avril 1849 pour sa participation à un groupe de discussion considéré comme radical pour le pouvoir. Il fut condamné à mort, subit un simulacre d’exécution avant d’apprendre que sa peine avait été commué. Il passa quatre ans dans un bagne de Sibérie où il dut ensuite servir trois ans dans l’armée. Il ne retrouva sa pleine liberté qu’en avril 1857.
Dans la mémoire de Fiodor Dostoïevski, Darovoïé resta associé uniquement à d’agréables souvenirs d’enfance. En septembre 1837, à l’âge de trente-sept ans, sa mère succomba à la tuberculose. Son père ne put surmonter cette perte : il démissionna de son emploi, inscrivit ses fils Mikhaïl et Fiodor dans une école à Saint-Pétersbourg et s’installa avec ses cadets, deux fils et trois filles, à Darovoïé.
Douleur et mort
La vie à Darovoïé devint rapidement très difficile. Ne se remettant pas de la disparition de sa femme, en proie à des problèmes financiers, Mikhaïl Dostoïevski entretenait des relations de plus en plus conflictuelles avec ses serfs. On retrouva son corps sans vie le 6/18 juin 1839 sur le bord de la route qui menait à Tchérémochnia. Les circonstances de sa mort ne furent jamais clairement établies.
Mikhaïl Dostoïevski fut inhumé dans le cimetière attenant à l’église de la Descente-de-l’Esprit-Saint de Monogarovo. Durant la période soviétique, sa tombe fut vandalisée et l’on ne sait plus aujourd’hui exactement où elle se trouvait initialement.
Après la mort de Mikhaïl Dostoïevski, le domaine de Darovïé revint à ses enfants. Andreï, le plus jeune, en reprit rapidement la gestion. Fiodor Dostoïevski céda ses parts en 1844. En 1852, sa sœur Véra Ivanova racheta toutes leurs parts à ses frères et sœurs.
Retour du fils prodigue
Véra Ivanova fit construire de nouveaux bâtiments pour sa famille et ses invités. Après avoir remis à plusieurs reprises ses visites à sa sœur, Fiodor Dostoïevski revint à Darovoïé en 1877, soit quarante ans après le dernier qu’il y avait passé en 1836.
On a beaucoup écrit sur le traumatisme que fut pour Fiodor Dostoïevski la mort de son père survenue dans des circonstances troubles. Pourtant, l’écrivain répéta toujours chérir ses souvenirs d’enfance à Darovoïé. Ce fut certainement pour cette raison que la région de Darovoïé et, plus particulièrement le village de Tchérémochnia, sont mentionnés dans ses œuvres tardives, dont Les Frères Karamazov.
Après la mort de Véra Ivanova en 1896, le domaine devint la propriété de ses filles, les nièces de Fiodor Dostoïevski. Le seul bâtiment du XIXe qui nous soit parvenu est le pavillon (флигель – fliguièle). Les avis divergent sur la date de sa construction : il aurait été érigé après l’incendie de 1832 ou lorsque le domaine appartenait à Véra Ivanova pour les invités de sa famille.
Époque soviétique
Après la Révolution d’Octobre, Maria Ivanova, l’une des filles de Véra Ivanova, fut nommée conservatrice du petit pavillon dans lequel se trouvait la bibliothèque du village. Mais, après sa mort en 1929, tous les effets de la famille Dostoïevski furent emportés à Moscou. Le pavillon fut transformé en jardin d’enfants du kolkhoze voisin.
Au cours des décennies suivantes, Darovoïé connut un destin mouvementé jusqu’à être pratiquement abandonné. Ce ne fut qu’en 1990 que Darovoïé obtint un statut officiel lorsqu’il fut rattaché au musée d’histoire de la ville de Zaraïsk, située à douze kilomètres de la propriété des Dostoïevski.
>>> Préserver l'art traditionnel russe de la construction en bois
Présent et avenir
Aujourd’hui, Darovoïé et son bosquet de tilleuls sont soigneusement entretenus avec l’aide, notamment d’enseignants et d’étudiants de l’université de Kolomna. En septembre 1993, un monument à Fiodor Dostoïevski fut inauguré près du bosquet de tilleuls. Le sculpteur Iouri Ivanov choisit de représenter l’écrivain assis. Chaque année, les participants aux grands rassemblements organisés en sa mémoire se retrouvent au pied de sa statue.
En août 2005, une pierre tombale surmontée d’une croix en bois furent installées dans le cimetière attenant à l’église de la Descente-de-l’Esprit-Saint pour rappeler que Mikhaïl Dostoïevski y avait été inhumé. Des fouilles méticuleuses sont conduites autour de l’église tous les étés. Des efforts sont faits depuis les années 2010 pour préserver l’intérieur de l’église qui est restée ouverte aux éléments de très longues années. La restauration complète de l’extérieur fut achevée en 2022.
Maria Dostoïevski avait été enterrée à Moscou, où elle était morte. Mais sa sépulture avait été profanée pendant la période soviétique. Ses restes reposent maintenant en l’église de la Décollation-de-Saint-Jean-Baptiste située à l’intérieur du kremlin de Zaraïsk. On peut légitimement supposer que Fiodor Dostoïevski et sa mère entrèrent plus d’une fois dans cette église. Darovoïé offrit à l’écrivain des souvenirs heureux de son enfance en Russie qu’il emporta avec lui partout où le destin le conduisit.
*Au début du XXe siècle, le chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski développa un procédé complexe de photographie en couleur. Il consistait en une triple exposition sur une plaque de verre. Entre 1903 et 1916, il parcourut l’Empire russe et prit plus de deux mille clichés. En août 1918, il quitta la Russie et s’établit en France. Il y retrouva une grande partie de sa collection de négatifs sur glace et treize albums de tirages contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers vendirent sa collection à la Bibliothèque du Congrès. Au début des années 2000, la Bibliothèque numérisa la collection Prokoudine-Gorski et la rendit accessible en ligne gratuitement. Plusieurs sites internet russes la présentent également. En 1986, l’historien de l’architecture et photographe William Brumfield organisa à la Bibliothèque du Congrès la première exposition consacrée aux photographies de Sergueï Prokoudine-Gorski. Lors de ses séjours en Russie depuis 1970, William Brumfield marcha sur les traces de Sergueï Prokoudine-Gorski et visita les mêmes sites que lui. Dans cette série d’articles sont juxtaposés les clichés de monuments architecturaux pris par les deux photographes à plusieurs décennies d’écart.
Dans cet autre article, William Brumfield s’intéressait aux couvents d’Ekaterinbourg, centres de foi dans une ville industrielle.