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Au début du XXe siècle, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un procédé complexe de photographie permettant d’obtenir des clichés détaillés aux couleurs vives. Désireux d’utiliser cette nouvelle méthode pour documenter la diversité de l’Empire russe, il a photographié de nombreux sites historiques au cours de la décennie ayant précédé l’abdication du tsar Nicolas II en 1917.
La dernière expédition de Prokoudine-Gorski a eu lieu dans le nord historique de la Russie à la fin de l’été 1916, alors que la Grande Guerre faisait déjà rage en Europe. Ce voyage en ces temps difficiles a été permis par une commission d’État qui l’avait chargé de photographier la construction du chemin de fer longeant le nord de la mer Blanche jusqu’au nouveau port de Mourman (aujourd’hui Mourmansk), développé à l’angle nord-ouest de la péninsule de Kola afin de recevoir des fournitures militaires occidentales pour les forces armées russes, alors en difficulté.
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Parmi les gares photographiées par Prokoudine-Gorski se trouvait Masselskaïa, construite comme un grand dépôt au nord de Petrozavodsk. Ses deux vues incluent le nouveau bâtiment de la gare et une rangée de maisons à l’arrière-plan. L’utilisation de modèles standardisés a permis une construction rapide, mais les bâtiments se distinguaient par l’utilisation de rondins de pin robustes visant à créer des formes fonctionnelles et bien proportionnées ornées de détails traditionnels.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en raison de la chute de la population locale, la gare Masselskaïa que Prokoudine-Gorski avait photographiée n’existait plus. Cependant, le talent en matière de construction en bois rond que l’on observe dans ses photographies a été préservé ailleurs.
Naissance du terem
L’un des exemples les plus spectaculaires est un manoir en bois (terem, en russe) construit dans les forêts de la province de Kostroma à la fin du XIXe siècle. Le destin du « terem » du village d’Astachovo est d’autant plus incroyable qu’il a été échappé à la destruction qui a trop souvent frappé les maisons de campagne prérévolutionnaires en Russie. Au début du XXIe siècle, la structure exubérante ressemblait à une tour hantée tirée d’un film hollywoodien, encerclée par de jeunes arbres et vouée à l’effondrement. Mais le destin en a décidé autrement.
Le constructeur et propriétaire initial de cette extraordinaire structure en bois était Martian Sazonov. Né en 1842 dans le village d’Astachovo (Ostachevo) près de Tchoukhloma, Sazonov était issu d’une lignée de paysans.
Sa biographie met en question les hypothèses émises au sujet de la paysannerie dans la Russie du XIXe siècle. Bien que la masse des paysans possédât peu de terres et fût en général pauvre, il y avait des exceptions : certains, à force de travail acharné non sans un peu de chance, ont amassé des richesses considérables. Dans les régions de Kostroma et de Iaroslavl, cette richesse provenait généralement de Saint-Pétersbourg, où les jeunes les plus entreprenants se rendaient en tant qu’ouvriers saisonniers du bâtiment.
Lorsque le moment est venu de présenter des documents lui permettant de travailler à Saint-Pétersbourg, Martian a décidé de prendre le prénom de son père (Sozon Markov) comme nom de famille – « Sozonov », prononcé puis écrit « Sazonov ».
Selon la pratique régionale, les jeunes âgés de 12 à 14 ans étaient envoyés pour un apprentissage de quatre ans dans les métiers du bâtiment dans la capitale, après quoi ils étaient affectées en fonction de leurs compétences spécifiques. Martian a obtenu la désignation rentable de maître charpentier et menuisier avec un talent particulier dans la fabrication de meubles.
Comme la plupart de ses pairs, il a continué à entretenir des liens étroits avec sa région natale. En 1862, il épouse Anna Andreïevna, originaire du village voisin de Faleleïevo. Devenu un entrepreneur prospère avec ses propres ouvriers et des ateliers à Saint-Pétersbourg, Sazonov a fait ruisseler une partie de ses bénéfices dans la région de Tchoukhloma. Il a non seulement construit des maisons à Tchoukhloma même, mais a également fait des œuvres de charité sur place.
Cependant, il semble qu’après les années 1860, les affaires prospères de Sazonov le retenaient à Saint-Pétersbourg pendant la majeure partie de l’année. Au milieu des années 1890, sa première femme est décédée du typhus et il s’est remarié à Ekaterina Dobrovolskaïa, fille de 21 ans du diacre de l’église d’Elie-le-Prophète située dans le village voisin d’Ilinskoïe. Peu de temps après (vraisemblablement en 1897), il construisit le manoir en bois d’Astachovo.
« Datcha» de luxe
La maison construite par Sazonov est souvent qualifiée de « datcha », mais elle est à mille lieues de la modestie qu’implique ce terme. Sa conception complexe repose sur une structure principale de deux niveaux en gros rondins de sapin, au-dessus de laquelle se dresse un troisième étage avec des balcons en saillie et des pièces d’été. Cette structure supérieure est une interprétation du XIXe siècle des chambres traditionnelles connues sous le nom de « terem » ou « teremok », d’où le nom de la maison.
Le toit complexe, avec ses balcons et lucarnes, est un étalage d’ornementation. Le sommet est soutenu par une poutre unique obtenu à partir d’un pin réputé faire à l’origine 37 mètres de longueur. La culmination se produit à l’angle sud-ouest avec une tour en flèche couronnée par un ornement festif de mât.
Le revêtement en planches sur les murs en rondins fournit un arrière-plan pour les corniches ornementales et les encadrements de fenêtres décoratifs (nalitchniki) aux couleurs vives. Bien qu’évoquant les structures traditionnelles en bois telles que des maisons paysannes (izba), les décorations des fenêtres présentent ici un design audacieux et abstrait caractéristique de l’esthétique de renaissance nationale propre au XIXe siècle.
Cette influence urbaine stylisée se manifeste ici dans des détails ornementaux tels que des cartouches de coquillages, ainsi que des motifs issus de l’architecture classique - triglyphes, métopes ou encore acrotères. Ces éléments viennent enrichir les motifs décoratifs folkloriques qui subissaient une transformation au XIXe siècle, alors que les maîtres charpentiers travaillant dans les grands centres urbains revenaient dans leurs villages avec un nouveau répertoire de motifs décoratifs.
Inspirations de la capitale
Le terem de Sazonov est donc une œuvre d’art urbaine qui doit beaucoup à l’artisanat traditionnel, mais aussi aux idées esthétiques teintées de romantisme concernant l’architecture russe. Ivan Ropet (Petrov), si important au sein du groupe Abramtsevo, était l’un des principaux promoteurs artistiques de ce renouveau national et son influence figurait en bonne place dans une publication populaire de croquis et de plans connue sous le nom de Motifs de l’architecture russe.
Ces publications largement diffusées, qui contenaient de nombreux projets de maisons de campagne en bois, étaient sans aucun doute connues de Sazonov et des architectes avec lesquels il travaillait à Saint-Pétersbourg. Dans ce contexte, la maison Sazonov, située dans le lointain Astachovo, a un lien direct avec un mouvement esthétique majeur en vogue dans la capitale russe
Sazonov a vécu dans son manoir pendant un peu moins de deux décennies. Il est mort en septembre 1914, quelques semaines après le début de la Première Guerre mondiale. Son décès est arrivé, pour ainsi dire, à un moment opportun. Le conflit mondial et la révolution qui a suivi ont constitué des catastrophes d’une ampleur sans précédent, qui ont mis fin au mode de vie incarné par de tels étalages de fortune personnelle.
Dans le sillage la révolution bolchevique, la veuve de Sazonov a été privée de la maison, qui a été fermée à clé et inhabitée jusqu’en 1942. À ce moment-là, l’intérieur - intact, mais vidé de ses meubles - a été converti pour être utilisé par l’administration locale du village. Lorsque ces fonctions ont cessé au début des années 1970, la maison a finalement été abandonnée dans un village déjà dépeuplé (le dernier habitant d’Astachovo est parti au début des années 1990).
Sans entretien, la majestueuse structure a été absorbée par la croissance de la forêt qui s’étendait d’année en année. Au début de ce siècle, beaucoup s’inquiétaient du sort du terem délabré, qui semblait au bord de l’effondrement.
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Renaissance du terem
Comme c’est souvent le cas avec de tels trésors, il n’y avait pas de plans raisonnables visant à sauver cette grande structure pratiquement inaccessible. Cependant, sa notoriété a attiré l’attention d’Andreï Pavlitchenko et d’Olga Golovicher, qui ont transformé le monument en décomposition en projet viable. Pavlitchenko a fait appel aux services d’Alexandre Popov, le spécialiste le plus expérimenté de la restauration de monuments en bois.
Les premières tâches comprenaient l’amélioration de la route d’accès et le défrichage de la croissance forestière récente. En 2011, une brigade d’ouvriers a démonté la structure restante et l’a transportée dans les ateliers de Popov situés dans la ville de Kirillov (région de Vologda), où le bois a été analysé. Des méthodes de restauration ont été appliquées aux composants utilisables et le reste (en particulier les détails décoratifs) a été soigneusement reproduit à partir des originaux.
En 2013, les travaux visant remonter le terem à son emplacement d’origine sur une fondation en briques reproduisant l’originale ont commencé. Ce processus a également entraîné la reconstruction de l’annexe, une structure de service en bois essentielle qui s’étendait à l’arrière du manoir. Ce travail extérieur est maintenant (2016) terminé.
Les travaux de restauration et d’ameublement de l’intérieur se sont avérés plus complexes, car la demeure avait été complètement pillée. Des reliques du mobilier d’origine, comme les grands poêles en céramique, ont été récupérées, mais aucun meuble n’est resté. Ce qui aurait dû être un escalier massif du premier au deuxième niveau n’était qu’un vide béant. Néanmoins, la disposition originale des pièces pouvait être reconstituée.
Le projet de restauration comprenait également des étangs qui se trouvaient devant le manoir (l’eau pour le ménage provenait d’un puits artésien situé dans cette zone marécageuse). La touche finale est apportée par la restauration d’une chapelle en bois (du village voisin de Golovinskoïe) qui avait été construite en même temps que le terem avec des fioritures décoratives identiques.
Le terem d’Astachovo est à la fois un exemple important de restauration architecturale dans des conditions difficiles et un pôle d’attraction pour le tourisme culturel. Il reste à espérer que ces leçons pourront être appliquées ailleurs en Russie.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIesiècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
Dans cet autre article, William Brumfield vous emmenait à la découverte de Miass, une ville née de l’or de l’Oural.
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