Saminski Pogost: des sanctuaires enchanteurs dans une forêt sombre

Tourisme
WILLIAM BRUMFIELD
William Brumfield, historien et expert en architecture russe, dévoile davantage des merveilles en bois du lointain nord russe.

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Pendant l’été 1909, le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski (voir l’encadré ci-dessous) a photographié des sites le long du système de canal Mariinsk dans le nord-ouest de la Russie. Cette voie navigable stratégique débutée par Pierre le Grand afin de relier Saint-Pétersbourg au bassin de la Volga, au sud, a vu son développement se poursuivre sous le règne de l’empereur Paul (1796-1801), qu’il a baptisé canal Mariinsk en l’honneur de sa compagne, l’impératrice Maria Féodorovna.

La ville de Vytegra sur la rivière éponyme était une étape importante sur l’itinéraire de Prokoudine-Gorski sur le canal Mariinsk. Vytegra ne servait pas seulement de centre administratif le long de la grande voie, elle menait également à des points plus reculés du vaste territoire du nord russe. 

Pendant son séjour à Vytegra, Prokoudine-Gorski a photographié des exemples caractéristiques d’architecture traditionnelle en bois dans les villages voisins d’Ankhimovo et Paltoga. Comme le montrent mes publications précédentes, beaucoup de ce qu’il a photographié n’existe plus ou a radicalement changé.

Un territoire sacré

Il y a cependant au nord de Vytegra des sites qui n’ont pas été photographiés par Prokoudine-Gorski et qui étendent le répertoire des formes architecturales en bois. En particulier, on peut trouver l’un des plus spectaculaires exemples d’architecture en bois du nord russe dans le village de Saminski Pogost, situé sur la rivière Samina, à 45km au nord de Vytegra. 

Au début du Moyen Âge en Russie, le terme « pogost » faisait à l’origine référence à des centres territoriaux entourés de nombreux hameaux qui pouvaient servir à recevoir des dignitaires, ou des « invités », qui faisaient des rondes officielles dans cette région très rurale. Cette pratique était appliquée en particulier dans les régions vastes contrôlées par le centre majeur de commerce qu’était Novgorod la Grande. Ces sites seraient bientôt dotés d’un ensemble d’églises et d’un cimetière, ce qui était logique et naturel d’un point de vue social. 

Avec la propagation du servage en Russie, le domaine rural et ses villages sont devenus une unité administrative de base. Cependant, dans le nord de la Russie, le servage ainsi que les domaines terriens étaient particulièrement absents, et le pogost a conservé son statut territorial jusqu’en 1775, avec par la suite un rôle limité jusqu’à la période soviétique. 

Le terme de « pogost » changea finalement de sens pour devenir un ensemble d’églises avec un cimetière qui apparurent dans de tels centres. Ces enceintes sacrées étaient souvent entourées d’un mur bas de pierres et de rondins, comme à Kiji.

Une structure extraordinaire

SaminskiPogost aurait été constitué au XVe siècle et serait devenu l’unedes deux parties d’Andomski Pogost, qui était plus important. (La Samina se jette dans la rivière Andoma, qui se déverse dans le lac Onega). Son ensemble d’églises, comprenant un cimetière, est apparu sur la rive droite de la Samina.

La première église documentée de SaminskiPogost fut construite en 1652 et dédiée au prophète Élie. Peu de temps après, en 1656, ce fut le tour de l’église voisine des Saints-Flore-et-Laure. (Traditionnellement, un pogost pouvait avoir deux églises, et l’une d’entre elles était censée servir principalement en été.)

Les deux églises ont été construites en rondins, et celle d’Élie a été détruite dans un incendie à la fin du XVIIe siècle. Les églises en bois étaient souvent emportées par le feu (y compris causé par la foudre), mais il y avait ici un côté ironique : Élie était considéré comme le « saint patron » du feu.

Bien que les travaux visant à la remplacer aient débuté en 1692, la nouvelle église Élie ne fut consacrée que 10 ans plus tard, un temps anormalement long pour une église en bois. Une inspection plus approfondie de cette structure extraordinaire pourrait partiellement expliquer son long temps de construction.

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L’église Élie a de sublimes proportions : une base haute et carrée qui culmine sur chaque côté avec des rangées de rondins évasées, une technique connue en russe sous le nom de « poval », qui permet de protéger les murs en dessous d’une humidité excessive. Les rondins du dessus servent de base pour les pignons triangulaires, qui forment une transition vers une structure octogonale culminant également en rangées de rondins évasées. Elles supportent à leur tour un tablier de planches courtes à la base d’une haute tour en forme de tente. Tout en haut, une croix surplombe la coupole recouverte de bardeaux sculptés.

Autrefois, le nord de la Russie était parsemé de telles tours d’églises, mais leur nombre a été grandement réduit par les incendies et la négligence. Généralement, la tour « tente » était constituée de planches verticales sur le squelette de l’édifice, mais dans le cas de l’église Élie, la tour massive avait plusieurs étages octogonaux de plus en plus petits, recouverts d’un revêtement de planches. 

Une structure jointe à l’est contenait le principal autel (comme le demandait l’Église orthodoxe russe), et à l’ouest, une grande extension contenait un vestibule qui servait à la communauté de la paroisse.

Les rénovations du XVIIIe siècle comprenaient une augmentation de la taille de la tour. Pendant le XIXe siècle, l’extérieur de la structure a été recouvert de planches peintes en blanc, et un clocher a été construit au-dessus de l’extrémité ouest du vestibule. À l’intérieur, l’église avait une iconostase avec de nombreuses icônes ayant probablement été peintes lors du XVIIIe siècle, avec des ajouts datant du XIXe. Elle a également un plafond peint, appelé « ciel ».

Une église « urbaine » dans un cadre rural

En ce qui concerne l’église proche des Saints-Flore-et-Laure, elle tomba dans un état de délabrement critique et fut remplacée en 1897 par une église en bois dédiée à l’Icône de la Mère de Dieu de Tikhvine, une image sacrée particulièrement révérée dans le nord-ouest de la Russie. Avec ses dimensions relativement basses et compactes, elle pouvait être chauffée plus facilement et était destinée à un emploi hivernal.

Étrangement, l’église de Tikhvine ne ressemblait pas à l’architecture traditionnelle en bois par sa conception. Cette dernière a plutôt suivi de près un style d’architecture en maçonnerie associée à l’architecte Constantin Thon (1794-1881), dont le style a servi de modèle aux églises du XIXe siècle dans le style intitulé russo-byzantin et qui était sanctionné par la hiérarchie ecclésiastique du temps de Nicolas Ier. 

En imitant servilement les murs de briques en stuc et les détails architecturaux de ces églises urbaines, la structure en rondins de l’église de Tikhvine n’avait pas la cohérence de l’architecture traditionnelle, avec ses éléments de structure se renforçant les uns les autres. Les conséquences de cette construction hybride deviendront évidentes dans les décennies qui suivront.

Fermeture et délabrement

Avec l’arrivée du pouvoir soviétique, les deux églises ont été fermées, et le cimetière qui surplombait la rivière détruit. L’église Élie a fini par être convertie en club pour le village. En 1954, son directeur a reçu pour ordre d’enlever les icônes et de repeindre le toit. Au lieu de les détruire, il les a fait recouvrir de peinture bleue. Cette solution a permis de sauver quelques icônes des années plus tard et de les placer au musée de Vytegra.

Vers 1979, le clocher de l’église d’Élie a été démoli (Ses cloches avaient depuis longtemps disparu). La remarquable église fut déclarée à la même époque monument architectural, et des mesures de conservation ont été prises afin de limiter la détérioration de sa structure principale. 

Au début de ce siècle, ces démarches étaient supervisées par l’atelier de conservation d’Alexandre Popov, mais il n’y eut aucun projet de reconstruction de la tour du clocher du XIXe siècle. Des traces de ces initiatives étaient encore visibles au moment de ma visite en août 2006. Le revêtement de planches a été conservé afin de réduire les coûts et de protéger la structure en rondins.  

À mesure de la diminution de sa population (21 habitants en 2010), SaminskiPogost a perdu la plupart des traces de la vie organisée du village. Cependant, l’église Élie a été à nouveau consacrée, et un prêtre vient pour conduire la messe chaque année pour le jour d’Élie (le 2 août).

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Si l’on en juge par les ruines que j’ai photographiées en 2006, le funeste destin de l’église Tikhvine adjacente est évident. Elle s’est affaissée sous le poids des chutes de neige annuelles à cause de sa structure basse, qui imitait les églises de maçonnerie. 

N’ayant que peu d’intérêt sur le plan architectural, elle s’est effondrée par manque d’entretien. Peu de temps après ma visite, des démarches pour ériger à nouveau les parties de la structure qui avaient survécu ont été lancées, mais cela n’a pas duré. Heureusement, la forme bien plus ancienne et audacieuse de l’église Élie est encore debout, et ce, depuis plus de trois siècles, en tant que monument aux vertus traditionnelles de l’architecture en rondins du nord.

Une histoire de résurrection

Et qu’en est-il de l’église voisine d’Andomski Pogost ? Il ne reste que son enveloppe de brique du début du XIXe. Cependant, un village proche, du nom luxuriant de Trochiguino, abrite l’église enchanteresse de la Résurrection, construite en rondins et nichée entre les sapins d’un cimetière. 

La construction de cette église dédiée à l’Ascension a commencé en 1902 avec les fonds d’un marchand de la ville de Pskov, avant d’être complétée l’année suivante. Son clocher a quant à lui été financé par un riche paysan local.

Fermée et saccagée dans les années 1930, l’ancienne église a ensuite servi d’entrepôt, mais le cimetière a subsisté. C’est ce qui a permis de sauver au moins la structure, qui a été restaurée par un entrepreneur local au début du siècle et a été à nouveau consacrée à la Résurrection (à juste titre !) en 2002.

Ce ravissant exemple du style « néo-russe » du début du XXe siècle invite à découvrir son intérieur couvert de panneaux de bois dansdes tons chaleureux et muni d’une iconostase. Il semblerait que les habitants locaux retournent physiquement comme spirituellement à cet autel dans la sombreforêt du nord.   

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour prendre des photographies en couleurs. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l’Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918 pour finalement s’installer en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre, ainsi que 13 albums de tirages contacts. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américain. Cette dernière a numérisé la collection de Prokoudine-Gorski et l’a mise en libre accès pour le public au début du XXIe siècle. Quelques sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l’historien de l’architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition desphotographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès américain. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d’articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux et les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

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