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Située à environ 65 km à l'ouest de la ville de Tver et à mi-chemin sur la route reliant Moscou et Saint-Pétersbourg, Torjok est l'une des plus anciennes colonies du centre de la Russie. À l'été 1910, le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski a réalisé de nombreuses photographies dans la ville, connue pour ses ensembles d'architecture néoclassique, au cours de ses voyages dans la région de la haute Volga. Mes différents séjours dans la ville ont eu lieu entre 1995 et 2010.
La plus ancienne mention de Torjok apparaît dans une ancienne chronique de l'année 1139, avant la date de fondation supposée de Moscou (1147). Comme dans le cas de cette dernière, au cours du Xe siècle le site de la future ville avait apparemment accueilli des colonies slaves, et le plus ancien monastère de la ville, dédié aux Saints Boris et Gleb, est considéré comme fondé en 1038. Néanmoins, c’est la première référence écrite qui a été retenue pour date officielle de la fondation de la ville.
Prédestinée aux échanges commerciaux
Dès le départ, l'emplacement favorable de Torjok sur la rivière Tvertsa, juste au-dessus de sa confluence avec la Volga, en a fait un lieu de commerce dynamique. En effet, son nom vient du mot torg (« site de commerce »).
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Torjok était étroitement liée au principal centre du commerce russe du début du Moyen Âge, la cité-État de Novgorod. Ses marchands y fournissaient du grain et on estime qu'au début du XIIIe siècle, pas moins de 2000 Novgorodiens se rendaient régulièrement à Torjok pour faire du commerce. La ville a également servi de rempart défensif.
En raison de son importance économique et géographique, Torjok était fréquemment la cible de puissances hostiles à Novgorod, y compris des principautés telles que celle de Tver. L'événement le plus dramatique et le plus destructeur de l'histoire médiévale de la ville fut sa résistance héroïque à un siège des Mongols en 1238. Bien que désespérément dépassés en nombre, les défenseurs de la cité ont tenu leurs remparts pendant deux semaines. Le résultat inévitable était la destruction de Torjok et de ses habitants, mais leur résistance opiniâtre aurait joué un rôle et aurait permis d’épargner Novgorod d’une attaque dévastatrice.
La montée en puissance du pouvoir moscovite au XVe siècle a mis fin à l'indépendance de Novgorod dans les années 1480 et, en 1478, Torjok est entrée dans les domaines du souverain de Moscou Ivan III (le Grand). Moscou a reconnu l'importance de Torjok en reconstruisant les murs de son kremlin, avec 11 tours (rasées au XVIIIe siècle). Quelques traces des remparts sont encore visibles près du centre-ville, entre la rivière Tvertsa et son petit affluent, le Zdorovets. Pourtant, avec le déclin de Novgorod, Torjok a perdu une grande partie de son importance commerciale.
Renaissance néoclassique
Cependant, après la fondation de Saint-Pétersbourg en 1703, Torjok a connu un renouveau en tant que point d'expédition majeur des fournitures à destination de la nouvelle capitale impériale. Le commerce a également stimulé l'agriculture locale et les domaines qui en dépendaient. La place centrale de la ville sur la nouvelle route postale entre l'ancienne et la nouvelle capitale a également redynamisé la production artisanale locale.
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La route a généré un flux constant de personnages riches et célèbres. Dans les années 1770, Catherine la Grande a chargé l'architecte Matveï Kazakov d'y construire un petit « Palais de Transit », comme elle l'a fait dans d'autres grandes villes le long de l’itinéraire entre les deux capitales.
Au début du XIXe siècle, Alexandre Pouchkine a visité Torjok à plusieurs reprises et Anna Petrovna Kern, muse de l'une des poésies amoureuses les plus connues de Pouchkine, est enterrée dans le village voisin, Proutnia. D'autres écrivains éminents tels qu'Alexandre Radichtchev, Nicolas Gogol, Ivan Tourgueniev et Léon Tolstoï ont également séjourné à Torjok. Plus qu'une simple gare, la ville est devenue un modeste centre culturel à part entière.
Comme d'autres villes de province, Torjok a commencé à se reconstruire à la fin du XVIIIe siècle. Sous le règne de Catherine la Grande, le néoclassicisme s'épanouit à Moscou et dans les provinces, avant tout en tant qu’architecture de riches propriétaires terriens et marchands. L'architecture néoclassique représentait le pouvoir et les privilèges à l'époque de Catherine.
La volonté de la souveraine de transformer la vie provinciale russe, en mettant de l'ordre dans l'urbanisme, a donné à des villes comme Kalouga, Tver, Kostroma et Torjok un mélange remarquable d'harmonie classique et de fonctionnalité avec de nouveaux marchés, des églises et des bâtiments gouvernementaux situés sur des boulevards soigneusement mesurés.
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Torjok a clairement bénéficié de ces idées d'harmonie classique, notamment avec la conception d'une nouvelle place centrale et du marché à arcades, flanqué de bâtiments administratifs. Les résidents les plus prospères de la ville ont reconstruit leurs maisons en brique stuquée, selon de nouveaux modèles promulgués par les autorités afin de créer une apparence d'ordre provincial et de prospérité.
Prospérité et paix
Au tournant du XIXe siècle, cette confluence de circonstances économiques favorables a conduit Torjok à l'apogée de sa prospérité. La culture de la noblesse des domaines environnants et la culture marchande de la ville ont contribué au bien-être relatif de Torjok - sachant que la majorité de la population de la région était encore composée de paysans serfs jusqu'à leur émancipation en 1861.
Prokoudine-Gorski a capturé cette ambiance néoclassique, en particulier dans les photographies prises depuis les clochers des églises du centre-ville. Un certain nombre de ces maisons existent toujours. Bien qu’elles aient un grand besoin de rénovation, elles contribuent pour beaucoup à conserver l'ambiance XIXe siècle de Torjok.
Un exemple majeur de la transformation de la ville au début du XIXe siècle est son architecture religieuse. Par exemple, le couvent de la résurrection, fondé à la fin du XVIe siècle sur l'une des falaises surplombant la rivière Tvertsa, a été, comme le monastère Boris et Gleb, reconstruit dans un style néoclassique entre la fin du XVIIIe siècle et 1840.
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L’église ronde du couvent de la décapitation de Jean-Baptiste, construite en 1833-1840 par le célèbre architecte de Tver Ivan Lvov, est particulièrement intéressante. Malheureusement, l’église et les autres bâtiments du couvent ont été mal entretenus. Le couvent a été fermé dans les années 1920 et transformé en atelier de couture, toujours en activité lors de ma dernière visite.
La plupart des églises paroissiales de la ville ont également été construites à la même période. Et en 1815-1822, la grande cathédrale de Torjok, la Transfiguration du Sauveur, a été reconstruite afin de surplomber la rivière Tvertsa sur le plan du grand architecte de Pétersbourg Carlo Rossi. Les murs jaune vif de la cathédrale néoclassique avec des garnitures blanches ont attiré l'attention de Prokoudine-Gorski, tout comme l'église adjacente de l'entrée du Christ à Jérusalem, construite par Ivan Lvov en 1840-1841.
Avec la modification des schémas commerciaux et industriels au XIXe siècle, la prospérité de Torjok a commencé à décliner et, à la fin du siècle, elle est redevenue une petite ville de province, une beauté fanée. Au moment de la visite de Prokoudine-Gorski, elle comptait près de 14 000 âmes.
La guerre et ses conséquences
Mais cette tranquillité était illusoire. Après des années de massacres et de défaites sur le front de l'Est pendant la Première Guerre mondiale, la population fatiguée et désabusée s’est d'abord retournée contre le régime tsariste, en mars 1917, puis contre la politique de guerre du gouvernement provisoire d'Alexandre Kerenski à l'automne de 1917.
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Torjok ne faisait pas exception. En raison de son emplacement à proximité de deux voies ferrées, la ville servait de quartiers aux plusieurs milliers de soldats du 293e régiment d'infanterie. Après que certaines unités ont été envoyées au front pour continuer une guerre terriblement impopulaire, les défections se sont répandues parmi les soldats restants, qui se sont ralliés aux nouveaux conseils de soldats, ou soviets. Torjok est ainsi devenue l'un des points « chauds » qui a conduit au coup d'État bolchévique.
Au lendemain de la guerre civile, Torjok a renoué avec un semblant de vie économique. La ville a connu une croissance des industries impliquées dans la métallurgie et les chemins de fer. Ces progrès ont toutefois été interrompus à l'automne 1941, lorsque la ville s’est soudainement retrouvée près des lignes de front.
Au cours de la seconde moitié d'octobre, l'aviation allemande a soumis la ville à un bombardement intense qui a détruit de nombreux édifices et la majeure partie du marché central. Une contre-offensive de l'Armée rouge a rapidement libéré la zone environnante et Torjok a évité des dommages ultérieurs. Ce n'est qu'au début de février 1942 que les habitants ont été autorisés à retourner en ville pour commencer la reconstruction.
Avec une population actuelle d'environ 44 000 habitants, Torjok a conservé son statut de centre industriel secondaire et bénéficie toujours de son emplacement sur la principale route Moscou-Saint-Pétersbourg. Malgré un sous-financement chronique, des progrès ont été accomplis dans le domaine de la préservation historique, mais il reste encore beaucoup de travail pour maintenir et restaurer le riche patrimoine architectural de la ville.
Au début du XXe siècle, le photographe Russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIe siècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
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