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À la tête du Conservatoire russe de Paris Serge Rachmaninoff depuis 40 ans, président de l'Union internationale des compatriotes russes, architecte et mécène infatigable, le comte Piotr Petrovitch Cheremetiev a soufflé cette année ses 90 bougies. Son plus grand regret aujourd’hui est de ne pas pouvoir se rendre en Russie à cause des restrictions liées à la pandémie, pour participer personnellement au développement de nombreux projets et institutions socioculturels dans lesquels il s’est investi depuis de nombreuses années.
Piotr Petrovitch ou Pierre Cheremetieff, selon son passeport français, est l’un des piliers de cette génération, presque disparue, de la noblesse russe, dont les représentants, nés déjà en exil, perçoivent la Russie comme leur pays et qui ont pour conviction qu’il est de leur devoir de lui être utiles, comme leurs aïeuls à l’époque des tsars.
Une famille étroitement liée à l'histoire de la Russie
La très ancienne famille des boyards (et par la suite des comtes) Cheremetiev a des ancêtres communs avec la famille des boyards Romanov, dont Mikhaïl Fiodorovitch, le premier de la dynastie des Romanov, a été intronisé en 1614. Piotr Petrovitch aime rappeler que c'est son ancêtre, Fiodor Ivanovitch Cheremetiev, qui avait décidé il y a 400 ans, avec le patriarche Philarète, de le mettre sur le trône.
Un aïeul des deux familles, selon les archives historiques, s'appelait Andreï Ivanovitch Kobyla (à l'époque d'Ivan Ier de Russie). Il était un descendant du roi prussien Weidewut. D’après une légende, son père, fatigué des affaires militaires, serait parti avec son fils et ses courtisans pour servir le grand-duc russe Alexandre Nevski.
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Entre le milieu du XVIe et le début du XXe siècle, de nombreux Cheremetiev occupent des postes clés dans l'armée et les organes de pouvoir de l'État puis de l'Empire russe. Beaucoup participent aux campagnes contre les Tatars ou en Livonie, ainsi qu'à la prise de Kazan. Ils reçoivent en récompense des domaines près de Moscou, de Iaroslavl, de Riazan ou de Nijni Novgorod.
Un des membres les plus éminents de cette famille, Boris Petrovitch Cheremetiev (1655–1722), vaillant gouverneur et chef militaire, est le premier à recevoir le titre de comte en Russie, en 1710, par décret du tsar Pierre le Grand, à la suite de la victoire sur les Suédois dans la bataille de Poltava.
Son petit-fils, le comte Nikolaï Petrovitch Cheremetiev (1751-1809), homme d'État, mécène des arts, philanthrope, a depuis son adolescence été un très grand amateur de théâtre et de musique. Il a fondé dans les années 1770 dans le domaine Kouskovo, près de Moscou (aujourd’hui fait partie de la capitale), une école pour enseigner aux enfants des serfs (paysans appartenant aux nobles propriétaires terriens) le chant et le théâtre. Il a également créé la plus grande troupe de théâtre privé de Russie avec un orchestre et une chorale. Son théâtre, devenu célèbre, a présenté plus de 100 spectacles en une vingtaine d’années.
Une très talentueuse chanteuse, musicienne et actrice, la vedette de ce théâtre, la serve affranchie Praskovia Ivanovna Jemtchougova, a donné à Nikolaï Petrovitch Cheremetiev, et ce, après leur mariage secret, un fils, appelé Dmitri.
Pierre Cheremetieff est convaincu que de nombreux talents artistiques et musicaux que lui et d’autres membres de sa famille ont hérité, l’ont été précisément grâce à cette brillante Praskovia, fille de forgeron devenue comtesse.
Après la mort de son père en 1788, Nikolaï Petrovitch, déjà veuf, devint l'un des plus grands propriétaires fonciers et de serfs de Russie (plus de 900 000 hectares et 200 000 âmes dans plusieurs provinces). Il aménage le domaine Ostankino près de la capitale et ouvre, à la mémoire de sa femme, à Moscou, un pensionnat pour les plus démunis avec un hôpital gratuit de 50 lits et une école pour jeunes filles issues de familles pauvres. À la fin des études, les diplômées recevaient une dot qui leur assurait le mariage en toute sécurité. Aujourd’hui, ce bâtiment héberge un institut de recherche des urgences hospitalières, qui porte le nom de Sklifossovski.
Pierre Cheremetieff, né en 1930, est l’arrière-petit-fils de l’historien Sergueï Cheremetiev (fils de Dmitri), seul héritier de tous les biens de la famille au moment de la Révolution bolchevique.
L’exil
D’après le témoignage de Pierre Cheremetieff, qu’on peut retrouver dans l’ouvrage Les gardiens du patrimoine, par Andreï Novikov-Lansky (sorti en 2013 en Russie à l'occasion de la célébration du 400e anniversaire de la dynastie des Romanov), son grand-père a péri des mains des bolcheviks. Abandonné dans la forêt, son cadavre fut déchiqueté par les loups.
Après sept ans d'assignation à résidence, sa femme (la grand-mère de Pierre), la baronne Elena Meendorf, a arrangé un mariage fictif avec un diplomate suédois afin de pouvoir partir à l'étranger. Elle a débarqué à Paris avec six de ses huit enfants.
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Le père de Pierre Cheremetieff, également nommé Piotr Petrovitch, après avoir fait des études universitaires, est parti en 1929 au Maroc, une colonie française à l’époque. En 1930, il a épousé la fille du dernier commandant du régiment de hussards du tsar, le général de division Dmitri Levchine, et de Natalia Golenichtcheva-Koutouzova, demoiselle d'honneur de l'impératrice Maria Fiodorovna. Par sa mère, Pierre Cheremetieff est l'arrière-arrière-petit-fils des maréchaux Koutouzov et Souvorov. Et si on remonte cette branche généalogique, il est un descendant direct des Riourikides, Iaroslav le Sage, Vladimir Monomaque et Alexandre Nevski.
Le Maroc attirait les Russes exilés par son climat doux, l'hospitalité et la qualité de vie. Plusieurs familles nobles se sont retrouvées à Rabat et ont recréé au Maroc un morceau de leur chère Russie prérévolutionnaire – avec des manoirs en bois et des bouleaux, l’équitation et les cours de danses, des concerts et des bals, des soirées de poésie et des restaurants de la cuisine russe ; ils ont bâti une église orthodoxe, qui existe toujours.
Le départ pour Paris
À l’âge de 22 ans, Pierre Cheremetieff est parti à Paris pour entrer à l’école d'architecture. Malgré toutes les difficultés de la vie à Paris des années 50, il a terminé major de sa promotion et a intégré un bureau d’architectes.
En 1957, il devient lauréat du prestigieux concours international d'architecture et d'art contemporain organisé à Sao Paulo au Brésil. Il fait une brillante carrière : selon ses plans, des bâtiments ont été construits à Paris, Bordeaux et d’autres villes en France, de très gros projets ont été réalisés dans les capitales des Émirats arabes unis et d'Arabie saoudite.
À la découverte du pays des ancêtres
Jamais il n’a songé partir en Union soviétique, le pays, qui a privé sa famille de Patrie, mais en 1979, un ami, qui travaillait à Moscou et prospérait, lui a proposé de venir.
Le voyage fut inoubliable. Selon les récits de Piotr Petrovitch, un orchestre l’a accueilli à l'aéroport. Au contrôle des douanes, la douanière n'a pas pu reprendre ses esprits pendant longtemps, répétant qu’elle n'avait jamais vu d'aristocrate russe vivant. Ce débordement d’émotions lui a fait oublier de tamponner le passeport français ce qui a provoqué sur le chemin de retour la confiscation de tous les papiers et biens du voyageur.
C’était la veille des Jeux olympiques de Moscou et NBC Sport lui a proposé un contrat attractif pour accueillir à l’aéroport Cheremetièvo, construit sur les terres qui appartenaient à ses ancêtres, les personnalités VIP du monde entier. Néanmoins, suite à l’intervention de l'Union soviétique en Afghanistan, les Américains ont renoncé aux JO et Pierre a perdu son contrat. Il est donc retourné en France.
« J'ai décidé : non, je ne vivrai pas dans ce terrible pays. Parce que tout était terrible. Pauvreté, tristesse, les gens marchent dans les rues comme des âmes mortes. Même les regarder était effrayant. Quatre ans plus tard, mon ami m'a invité à nouveau. Il n'avait aucune idée que je deviendrai alors si attaché à ce pays », a raconté l’architecte plusieurs dizaines d’années plus tard. Depuis lors, Piotr Petrovitch Cheremetiev se rend souvent en Russie, perpétuant les traditions de charité établies par ses ancêtres.
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Changement d’époque
Aujourd'hui, le comte Piotr Cheremetiev est l'une des figures les plus brillantes et les plus significatives de l'émigration russe moderne. Ses activités s'étendent dans divers domaines. Grâce à ses efforts, la cathédrale Alexandre Nevski de Paris a été restaurée et a obtenu le statut de « monument historique ».
Cheremetiev est le président de la Société musicale russe en France, qui en 1931, peu après sa création, a pris en charge la gestion du Conservatoire Rachmaninoff, fondé à Paris en 1923 par la première vague d'émigration blanche, à l'initiative du célèbre compositeur et chef d'orchestre russe Nicolas Tcherepnine. L'émigration russe du début du XX siècle s'est avérée source d'énormes forces créatives. Les Russes ont brillé dans la composition et les arts du spectacle, la mise en scène, la chorégraphie et la conception artistique de performances. Parmi les enseignants du Conservatoire russe fut Serge Lifar, qui a ouvert un cours de danse, Fédor Chaliapine, Serge Rachmaninoff et d'autres brillants artistes et musiciens. Depuis 40 ans, Piotr Petrovitch Cheremetiev est le recteur du conservatoire, qui contribue encore aujourd’hui au rayonnement de la musique classique russe à Paris.
Il est également cofondateur et président de l'Union internationale des compatriotes russes vivant à l'étranger, qui représente aujourd'hui les intérêts et protège les droits de 40 millions de personnes.
Depuis le début des années 90, Cheremetiev a initié et soutenu de nombreux projets en Russie dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la restauration de l’héritage matériel et spirituel historique, tant négligé à l’époque soviétique. En novembre 2002, par un décret spécial du président de la Russie, le comte Piotr Petrovitch a reçu le statut de citoyen russe.
« Je me sens et je suis en réalité l'un de ces liens qui relie la Russie à l'Europe et à ce merveilleux milieu – la diaspora russe issue de l’aristocratie russe, qui a presque disparu. Je crois que la tâche de la véritable aristocratie n'est pas dans la mémoire de ses privilèges, mais dans les devoirs vis-à-vis de la Patrie. Par conséquent, je ne vois pas mon rôle autrement que de retourner en Russie, d'apporter ma contribution au développement ultérieur de sa culture et, peut-être, de son histoire. J'essaie d'être utile, d'être qui je suis, et de servir la Russie de manière désintéressée – comme un vrai patriote avec une histoire de dix siècles derrière moi », aime répéter le comte Cheremetiev, qui n’attend que la fin de la pandémie pour reprendre l’avion en direction de Russie, où de nombreux projets l’attendent.
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