Qu’est-ce de vivre dans le plus grand pays du monde?

Lifestyle
VICTORIA RYABIKOVA
Parcourir quotidiennement à pied des dizaines de kilomètres pour rejoindre son lieu de travail ou d’études, faire un trajet de plusieurs heures jusqu’au point d’accès à Internet le plus proche et dépenser des sommes énormes pour les vols internes – tout cela est possible en Russie, ce pays faisant 17,1 millions de kilomètres carrés, dont plus de la moitié sont inexploités par l’homme.

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La vie quotidienne dans les grandes villes de Russie, notamment dans la partie occidentale du pays, diffère peu de celle en Europe ou aux États-Unis. Mais il suffit de se retrouver dans un village sibérien ou en Extrême-Orient pour s’étonner du nombre d’obstacles que doivent franchir tout au long de leur vie les habitants locaux.

Économiser longuement pour voyager à l’intérieur du pays

L’aéroport du petit village de Tcherski, situé dans le Nord-Est de Iakoutie et comptant pas plus de 2 500 habitants, représente un bâtiment en béton d’un étage avec une annexe de couleur bleu vif au centre. La salle d’attente est trop petite même pour 50 personnes, le café n’est pas toujours ouvert, quant au Wi-Fi, il n’a été installé que cette année.   

D’ailleurs, pratiquement personne ne s’en sert et il n’y a pas de foules à l’intérieur. Tout cela en raison du prix. Un aller simple pour la capitale régionale, Iakoutsk (à 2 500 km), revient à quelque 35 000-40 000 roubles (380-445 euros). À titre de comparaison, le vol Moscou-Iakoutsk (8 200 km) est accessible pour 10 000 roubles (110 euros) et Moscou-Vladivostok (9 000 km) à 13 000 roubles (145 euros), compte tenu qu’il s’agit de tarifs subventionnés par l’État et restant donc fixes au cours de l’année. Le nombre de places disponibles est cependant limité.

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« La dernière fois que je suis allée en vacances, c’était il y a un an. Avec ma famille, on est allés à Guelendjik (ville balnéaire dans le Sud de la Russie). Un aller simple coûte 100 000 roubles (1 100 euros) par personne et mon salaire est plusieurs fois inférieur », relate Karina Kahn-Tchi-Ik, employée de l’administration locale. Elle dit vouloir voyager plus souvent, mais selon la loi, l’employeur paie les frais de trajet en avion à tous les fonctionnaires du village une fois tous les deux ans seulement. Elle-même, elle n’aurait pas pu réunir une telle somme.

Le salaire de Viktoria Sleptsova, une autre habitante locale, ne permet pas de réserver un hôtel dans les stations balnéaires russes, si bien qu’elle passe ses vacances à Iakoutsk.

« Les hôtels du Sud sont trop chers pour moi, surtout en été. Même les avions ne sont pas confortables et ne proposent que de l’eau et des casse-croutes alors que le vol dure 4h », se plaint-elle.

D’ailleurs, même tous les Moscovites ne peuvent se permettre des voyages à l’intérieur de la Russie. Natalia Popova, auteur d’un blog dédié aux voyages, a visité 43 pays en 5 ans et s’est rendue dans 23 des 85 régions du pays. Toutefois, certains endroits lui restent inaccessibles.

« J’ai commencé à voyager en Russie justement pendant la pandémie, car je n’avais pas de choix. De Moscou on peut prendre un vol bon marché pour les villes non lointaines ou les plus populaires comme Kazan, Saint-Pétersbourg, Rostov-sur-le-Don, Ekaterinbourg ou Samara. Mais les lieux les plus beaux du pays, tels que le lac Baïkal, le Kamtchatka, Sakhaline coutent cher et pour le moment je ne peux pas me les permettre », explique Popova.

Maria Belokovylskaïa, voyageuse et bloggeuse, partage son avis. Au moment où je lui ai écrit, elle était à Dikson, l’une des communes les plus septentrionales du pays. 

« C’est un village minuscule comptant 300 personnes. Un aller simple m’a coûté 70 000 roubles (775 euros). Avec ce même montant je peux aller au Botswana, en Afrique. Je ne regrette pas d’avoir fait ce choix, mais pour les Russes les billets même vers les coins les plus éloignés du pays devraient coûter moins », est-elle persuadée.

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Parcourir de grandes distances pour aller à l’école

« Sania, tiens le coup ! », crie l’auteur de la vidéo montrant un homme brisant la glace avec une pelle pour que son canot puisse avancer encore un peu. C’est comme ça que Leonid Khvatov, habitant du village de Pakhtalka, dans la région de Vologda (527 km au nord de Moscou) emmène quotidiennement ses enfants jusqu’à l’école la plus proche : d’abord, il lui faut traverser une rivière, puis, à pied, un champ de 2 km. Faute de financement, l’administration ne construit pas de pont. Le bus scolaire leur a également été refusé en raison de l’absence de route.

« Au printemps et en automne les enfants sont dans la boue jusqu'à la ceinture et en hiver souvent dans la neige jusqu’à la ceinture, car la soi-disant route passe par un champ. Deux fois par jour les enfants traversent une rivière. Parfois, en raison de cela, nous ne pouvons pas bénéficier d’aide médicale ou autre », révèle Leonid dans une interview à l’édition locale NewsVo. 

En Russie, ce genre de situations est plutôt la règle que l’exception. Chaque printemps et automne les enfants de tel ou tel village russe ne peuvent se rendre à l’école, ce qui n’échappe pas à l’attention des médias. Ainsi, pendant la première vague de la pandémie de Covid-19, l’institutrice Svetlana Demenitieva, de la région de Koursk (524 km au sud-ouest de Moscou) marchait quotidiennement entre 7 et 8 km pour faire parvenir les devoirs aux enfants confinés vivant dans des maisons non connectées au réseau Internet.

Des difficultés pour rejoindre l’école ont également été rencontrées par les enfants du village de Krasnaïa Gora, dans la région de Tver (614 km au nord de Moscou), confie sur un forum l’homme se présentant comme Olgard (il a refusé de dévoiler sa véritable identité).

« Pendant quatre ans, j’ai fait 8 km pour aller à l’école et autant pour rentrer. En général, ça va, mais en hiver il fallait se cacher des loups et au printemps franchir la boue. Parfois, en hiver, j’y allais à vélo, mais c’était si glissant qu’à chaque fois je risquais de me casser la figure à quelque 15 reprises », se souvient-il.

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Parfois, les véhicules du kolkhoze (ferme collective d’URSS) prenaient les enfants à bord pour les conduire à l’école, mais il n’était pas rare qu’ils tombent en panne en pleine route. Vers la fin de ses études scolaires, son père lui confiait son tracteur et ce n’est que plus tard qu’un bus spécial a vu le jour.

« Maintenant il y a encore plus de bêtes, donc laisser les enfants aller seuls est très dangereux. Mais ces lieux sont très beaux », raconte l’homme.

Vivre sans réseau mobile, ni Internet

En 2020, pour envoyer une image amusante à un ami, trouver l’information nécessaire ou voir un film, il suffit de faire quelques clics. Mais Alexandre Gouriev, habitant du village de Bolchié Sanniki, situé dans la région de Khabarovsk (8 900 km à l’est de Moscou) et ne comptant pas plus de 400 résidents, devait jusque récemment parcourir un long chemin pour pouvoir faire ces quelques clics.

À chaque fois qu’il voulait surfer sur Internet, il s’habillait, se mettait au volant et parcourait la bagatelle de 700 km (entre 8 et 12h de route) pour se rendre dans la ville la plus proche, Khabarovsk, où l’Internet mobile fonctionnait. Depuis cet automne, son village est cependant enfin connecté au réseau.

« Je n’étais pas très passionné par Internet, mais, contrairement à un Russe lambda, je ne pouvais pas prendre rendez-vous chez le médecin en ligne. Cela dérangerait. À la maison, je m’ennuyais, pêchais, ramassais les champignons. Maintenant je peux au moins échanger sur VK [analogue russe de Facebook] », raconte Gouriev.

Dans le village de Salba, dans la région de Krasnoïarsk (4 200 km à l’est de Moscou), qui compte 200 âmes, jusqu’au printemps 2020 il n’y avait ni de réseau mobile, ni Internet. Marina (le nom a été modifié à la demande de l’intéressée) assure que les locaux s’en passaient parfaitement.

« Vous avez une idée de la vie de village ? Nous n’avons même pas de loisir, nous travaillons tout le temps. Nous avons besoin des moyens de communications pratiquement juste pour échanger avec les proches. Donc tout va bien chez nous », assure Marina.

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En 2019, les habitants de plus de 25 000 villages russes comptant 100-250 habitants vivaient sans Internet, ni téléphonie. Pour le moment il est impossible de préciser le nombre de communes pour lesquelles cette question reste d’actualité en 2020.

Se rendre à l’étranger plus souvent qu’à Moscou

Prendre son passeport avec un visa Schengen, se mettre au volant de son véhicule et aller faire du shopping ou une promenade en Pologne ou en Allemagne – c’est ainsi que passait à l’époque ses week-ends Ekaterina Sinelchtchikova, journaliste chez Russia Beyond originaire de Kaliningrad.

« Avant les sanctions de 2014 (lorsque la Russie a introduit l’embargo alimentaire) nous nous rendions régulièrement en Pologne – on traversait la frontière, on se rendait dans le supermarché le plus proche situé à une paire de kilomètres de la zone frontalière et on faisait les courses. Même en tenant compte des frais d’essence, cela revenait moins cher. Après les sanctions, on n’a pas renoncé à cette habitude, mais on s’y rend plus rarement. Il m’est arrivé de cacher de la charcuterie polonaise dans mon sac à main », se souvient-elle.

Elle assure que se rendre dans un pays de l’UE était plus facile et surtout plus rapide que d’aller à Moscou – tout le monde y passait les vacances du Nouvel An, et les tours de deux-trois jours permettant de découvrir les châteaux européens ou les parcs aquatiques jouissaient d’une popularité particulière. En dépit de cela, assure-t-elle, beaucoup rêvent de s’installer dans la capitale et de quitter à jamais cette petite ville pourtant si proche de l’Union européenne.

« Mais quand tu vis à Moscou, tu commences à réaliser que ce que tu croyais être les défauts de Kaliningrad sont en réalité ses avantages. Beaucoup de mes connaissances ont fini par rentrer. Tu commences à apprécier les forêts locales, la mer. Ces vastes étendues manquent à Moscou, avance Ekaterina. En plus, ici tu as toujours une bonne compagnie : tu vas dans un bar et y rencontre inévitablement quelqu’un que tu connais – anciens camarades de classe, amis, collègues... Il ne faut pas programmer la semaine, tout fonctionne plus facilement ».

Dmitri Tchalov, 55 ans, ce résident de Vladivostok (Extrême-Orient russe, ville à seulement quelques kilomètres de plusieurs pays d’Asie) ayant exercé le métier d’homme-grenouille à bord de navires de sauvetage, a lui passé la plupart de sa vie dans différentes villes de Chine et du Japon. Pour la première fois, il s’est rendu dans l’Empire du Milieu en 1995, alors qu’il était un simple marin qui remorquait les embarcations du Japon en Chine.

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« J’avais 30 ans et  je n’avais jamais vu de villes d’une telle envergure. Pour nous, les marins, c’est la rue commerciale faisant tantôt 7, tantôt 17 km qui était la plus attrayante. Toutes ces marchandises, les cafés avec des grenouilles ou serpents, les équipements qu’on y vendait - c’était comme un autre univers ».

Ensuite, passer ses vacances en Chine, au Japon, en Thaïlande ou au Vietnam est devenu son habitude annuelle. D’ailleurs, explique-t-il, comme il travaillait comme sauveteur, l’État prenait en charge les frais de transports.

« Ici, nous avons la mer, la nature et l’étranger qui est plus proche que la capitale. Et Moscou, c’est quoi Moscou... Des oubliettes, rien de plus », est convaincu Tchalov.

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