La Tofalarie, ce recoin de taïga sibérienne où hommes et rennes vivent en harmonie

Lifestyle
ANNA GROUZDEVA
Immersion dans l'un des lieux les plus isolés de Sibérie, où l'existence de l'homme se conjugue inéluctablement à celle de la nature.

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« Est-ce que vous pourriez enfin réserver un billet pour la demoiselle ?! Ça fait trois mois qu'elle appelle ! », demande mon interlocuteur à son collègue, à quelque 5 000 kilomètres de Moscou. C'était à la fin du mois d'août. J'essayais de trouver un vol pour la région des Tofalars depuis juin.

La taïga à perte de vue

En Sibérie, il y a beaucoup de lieux difficiles d'accès même pour les Sibériens. La Tofalarie est l'un d'entre eux. Ce joli mot, qui sonne comme s'il venait d'un conte merveilleux, est le nom d'un petit district dans les monts Saïan, dans l'Ouest de la région d'Irkoutsk. Trois villages indigènes aux toponymes tout aussi merveilleux s'y trouvent : Verkhniaïa Goutara, Alygdjer et Nerkha. C'est le seul lieu au monde habité par le petit peuple autochtone des Tofas (ou Tofalars), constitué d'environ 700 individus.

La réserve naturelle des Tofalars, située à 600 kilomètres d'Irkoutsk, est en fait une taïga infranchissable de 21 000 km². Ni les trains, ni les bus n'y vont : pour s'y rendre, il faut utiliser de gros véhicules tout-terrain construits par des entreprises russes. On peut aussi atteindre les villages avec un petit biplan Antonov An-2, qui fait le trajet quatre fois par mois, seulement par beau temps, et ne prends pas plus de 20 personnes à son bord. Obtenir un billet est très difficile, car la priorité est donnée aux locaux.

Le village de Verkhniaïa Goutara

J'ai pu faire le tour du village de Verkhniaïa Goutara en une demi-heure. De petites maisons rustiques, une école, un club, un bureau administratif, deux magasins, un bureau de poste, et, autour de tout cela, une taïga dense et de hautes montagnes où il est dangereux d'aller, car les ours y règnent en maîtres. On vit là pauvrement. Dans les magasins, on trouve du sarrasin et des pâtes, quelques sucreries, du thé, des produits pour la maison, quelques vêtements et des fournitures scolaires pour les enfants. Pas de fruits : faire venir un hélicoptère coute cher ; pas de viande : les habitants vivent de la chasse ; pas de pain : ils le préparent eux-mêmes. Il n'y a pas de réseau, seulement une cabine téléphonique, et seuls quelques-uns parmi les 400 habitants ont accès à Internet.

Jusqu'à la Révolution de 1917, il n'y avait là pas de villages : les Tofalars parcouraient la taïga en petits groupes et pratiquaient la chasse et l'élevage de rennes. Pendant l'époque soviétique, ils ont commencé à mener un mode de vie sédentaire, ont perdu leurs rennes (tous ont été nationalisés), leurs chamans, leurs tchoums (habitation temporaire traditionnelle faite en peau de renne), et leur langue. Quand ils faisaient la queue au magasin, on ne les différenciait des Russes que par la structure de leur visage et leur couleur de peau. À part ça, c'étaient des villageois ordinaires. Certains d'entre eux tentent toutefois de s'accrocher à leur passé et à leur culture.

Élevage de rennes

Nous partons dans la taïga accompagnés de notre guide, « oncle Slava » (diminutif de Viatcheslav), et de quelques rennes, et nous dirigeons au travers de la taïga vers un petit lac près de Verkhniaïa Goutara. Se tenir sur la vieille selle en bois est compliqué : le renne marche sur la mousse de la taïga en se balançant doucement, donc il faut faire attention à son équilibre en s'asseyant dessus afin de ne pas tomber. Viatcheslav et son frère ainé Valeri possèdent le plus grand troupeau du village, environ 40 rennes. Ils ont leurs propres pâturages dans la taïga.

« Nous élevons des rennes, qu'est-ce qu'on ferait d'autre sinon ? », dit le taciturne et strict Valeri, qui a une femme et un enfant vivant seulement grâce à l'argent qu'il gagne. Il semblerait que l'élevage de rennes soit quelque chose d'instinctif pour les deux frères, qui leur vient peut-être de leurs ancêtres. Ensuite, nous ne parlons plus : les deux hommes sont habitués à rester silencieux dans la taïga. Les rennes broutent la mousse qui jaunit à l'approche de l'automne. La forêt est très silencieuse.

La « datcha » des Tofalars

« J'ai rêvé toute ma vie de vivre dans la taïga. Ce n'est pas un caprice, c'est l'appel de mes ancêtres. Nos parents et nos grands-parents ont vécu toute leur vie dans la taïga, et je me souviens que quand j'étais enfant, ma mère m’y emmenait voir les troupeaux et j’étais très à l’aise. Ensuite, pendant l'époque soviétique, on nous a placés dans des orphelinats, dans des internats... les Tofalars se sont perdus, ils ont oublié leur passé et d'où ils venaient. Mais je me suis toujours accrochée à mes souvenirs. Je rêvais de la taïga, de ma mère, des rennes... », raconte Lidia Retchkina, qui vit au village.

Lidia est assise à une petite table en bois, sur laquelle sont disposés un thymallus fraîchement pêché et salé, ainsi que du pain et des pommes de terre qui sortent du four. Son père était Russe, et sa mère Tofalare. Elle vit à Verkhniaïa Goutara, mais s'en va dans la taïga en été, où sa famille possède un terrain et une maison, un bania, un tchoum qu'ils utilisent comme cuisine d'été, et même un cabanon pour entreposer leurs prises à la chasse (que tous les habitants de la taïga possèdent). Son mari Alexandre y passe aussi ses étés : originaire de Moscou, il a déménagé en Sibérie il y a presque 40 ans et est devenu chasseur.

« Les Tofalars doivent vivre dans la nature, c'est seulement comme ça qu'on survit, continue Lidia. À l'époque soviétique, on nous interdisait de parler en tofalar, les membres du Parti se cachaient sous nos fenêtres et nous écoutaient. Nos grands-parents allaient en secret dans la taïga, où ils s'occupaient des rennes et pouvaient parler tofalar. C'est là-bas, dans les montagnes, qu'ils se sentaient vraiment eux-mêmes. Et je sais que les rennes sont la clé de la survie des Tofalars. S'ils disparaissent, nous aussi ».

Dans cet autre article, partez à la découverte des Maris, petit peuple de Russie pratiquant encore des sacrifices rituels en l’honneur des dieux de la nature.