Pourquoi les opritchniki, ces «cavaliers noirs» de la Russie médiévale, étaient-ils des moines?

Histoire
GUEORGUI MANAÏEV
Sur fond de la noblesse colorée de Moscou, les opritchniki et leurs robes noires rappelaient des moines. Mais c’est ainsi que le tsar Ivan le Terrible avait ordonné de s’habiller à un millier de nobles guerriers. Avec le temps, leur nombre a atteint presque six mille personnes. Ils étaient unis par leur obéissance monastique, les services communs dans un temple fermé au public dans la résidence renforcée du tsar. En rejoignant cet «ordre», beaucoup d’entre eux délaissaient leurs familles.

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Que veut dire « opritchnina » ?

« Opritch » veut dire « à part ». Avant même Ivan le Terrible, ce mot désignait le reste d’une propriété, qui était transmis à la veuve du prince décédé. Tous ses biens étaient partagés entre ses fils, « opritch » (à part) la partie, destinée à la veuve – c’est elle qui était appelée « l’opritchnina ».

Andreï Kourbski, l’ennemi d’Ivan le Terrible, appelait les opritchniki « kromechniki » (du mot « kromé » – « à part »), faisant référence à « l’ad kromechny » (le pur enfer), au mal absolu qu’ils commettaient. « Il  est bien connu que dans les patois nationaux le terme "kromechniki" sert à désigner l’ensemble des mauvais esprits, ainsi que des créatures qui peuplent l’au-delà », écrivent les historiens Igor Kouroukine et Andreï Boulytchev dans leur étude sur la vie quotidienne des opritchniki. Ainsi, ces derniers, selon l’idée de leur créateur, le tsar Ivan IV, devaient être associés à la vengeance.

Pourquoi le tsar a-t-il établi l’ordre de l’opritchnina ?

Grâce à l’opritchnina, Ivan le Terrible combattait « l’oligarchie » qui persistait alors. D’importants propriétaires terriens, pour la plupart des princes de la dynastie des Riourikides, contrôlaient les revenus et la population d’énormes territoires. Ils étaient opposés aux impôts introduits par le tsar, aux fonctionnaires envoyés depuis la capitale, et voulaient littéralement exercer leur pouvoir, comme au temps des apagnages. 

Après plus de 15 ans de combat avec les élites, Ivan a pris une décision très cruelle – diviser le territoire en deux parties inégales – l’opritchnina et la zemchtchina. L’opritchnina était composée des territoires et nobles loyaux au tsar. Le reste faisait partie de la zemchtchina.

Comment fonctionnait l’opritchnina ?

Le problème du tsar était que la noblesse combattait mal. Et ce sont justement les princes et les nobles qui composaient l’Аrmée terrienne, nom que portait alors l’armée russe. Ce défaut a été très flagrant lors de la campagne de Kazan. Le grand historien spécialiste des boyards Alexandre Zimine confirme : les commandants nobles ne faisaient que s’embrouiller pour savoir qui était le plus noble et qui il fallait donc écouter. Et ils s’embrouillaient au lieu de s’emparer de Kazan ! Le tsar, avec beaucoup de mal, régulait ces conflits. Puis, le tsar en a eu assez, commander une telle armée rationnellement s’avérant impossible.

Le tsar a alors introduit l’armée de l’opritchnina composée aussi de l’élite – princes, nobles et « enfants de boyards ». Cependant, pas originaires de Moscou, mais de villes anciennes comme Souzdal, Viazma, Mojaïsk et d’autres. Ivan IV a ordonné aux guerriers de se rendre en personne auprès de lui, puis il les interrogeait sur leurs proches, le service et leurs connections. C’était en fait un contre-interrogatoire – d’autres personnes de ces régions devaient confirmer les déclarations des premiers. Des interrogatoires de serruriers, de bouchers, d’écuyers et de tous les serviteurs dans les résidences de l’opritchnina ont été menés dans les forteresses et les villes. Il ne devait y avoir personne de la zemchtchina.   

En résultat, l’armée de l’opritchnina obéissait directement au tsar et à lui seul. Les commandants et princes de Moscou ne pouvaient pas la commander.

Comment gagnait-elle sa vie ? Le tsar a simplement récupéré les meilleures terres des princes et boyards en déportant leurs familles dans d’autres endroits du royaume. Les préparations étaient interdites, ils pouvaient prendre seulement ce qu’ils avaient le temps d’emporter. C’était la terreur de l’opritchnina destinée à exterminer l’élite de Moscou.

Ceux qui joignaient l’opritchnina prêtaient allégeance : « Je jure de ne pas manger ni de boire aux côtés de la zemchtchina ni d’avoir quoi que ce soit en commun », ont témoigné les Livoniens Iogann Taubé et Éléhard de Krause, qui servaient à Moscou. L’opritchnik Heinrich Staden complétait : « Selon l’allégeance, les opritchniki ne devaient ni parler aux zemski, ni se marier avec. Et si un opritchnik avait sa mère ou son père dans la zemchtchina, il devait ne jamais les visiter ». Les opritchniki eux-mêmes veillaient à ce que ces règles ne soient pas violées : Staden écrivait que, en surprenant une discussion entre un opritchnik et un zemets, les autres opritchniki tuaient les deux sur le champ.

Taubé et de Krause écrivaient : « Lorsqu’un opritchnik et un zemets… doivent se rencontrer, l’opritchnik prend le zemets par le cou et l’amène au tribunal, alors qu’il ne l’a jamais vu ni ne lui a parlé, se plaint qu’il l’a déshonoré, lui et l’opritchnina en général ; même si le grand-prince sait que cela ne s’est pas produit, le plaignant devient une personne loyale et prend possession des terres du zemets, qui se retrouve frappé, conduit dans les rues, puis décapité ou emprisonné à vie ».

À quoi ressemblait et où vivait un opritchnik ?

« Les opritchniki (ou les élus) devaient se démarquer d’une façon connue et visible à cheval, plus précisément : avoir des têtes de chiens sur le cou du cheval et un balai sur le fouet. Cela signifie qu’ils mordent d’abord, comme des chiens, puis balayent tout le reste du pays. Les troupes devaient toutes porter de vulgaires et pauvres robes monastiques en laine de mouton, mais en-dessous devaient porter des vêtements cousus en draps d’or et fourrure de zibeline ou de belette », précisaient Taubé et de Krause. Notons, que les chevaux des opritchniki étaient tout aussi féroces – peu de chevaux seraient capables de faire abstraction de la tête de chien à leur cou.

« Tous les frères… doivent porter de longs sceptres monastiques au bout tranchant, qui pouvaient faire tomber un paysan, mais aussi de longs couteaux sous leurs robes, longs d’un coude, voire plus, pour que, en cas d’intention de tuer quelqu’un, il n’y ait pas à faire venir un bourreau ou une lame, mais qu’ils les aient sur eux pour les tortures et exécutions », rapportent-ils.  

Les opritchniki patrouillaient les rues de Moscou et d’autres grandes villes en détachements de 10 à 20 personnes. « Chaque compagnie désignait des boyards, hommes de pouvoir, des princes et des grands marchands. Aucun d’entre eux ne connaissait leur faute, encore moins – l’heure de leur mort et à quoi ils étaient condamnés. Et chacun allait, sans rien savoir, au travail, aux tribunaux et aux cabinets », décrivaient la terreur de l’opritchnina Taubé et de Krause.

Bien sûr, les 1 000 ou 6 000 opritchniki n’appartenaient pas tous à « l’ordre ». Ce dernier était composé seulement de la plus noble partie de l’opritchnina – de 100 à 300 personnes. Ils habitaient aux côtés du tsar à la Sloboda d’Alexandrov et vivaient, en effet, comme des moines, parmi lesquels Ivan IV a pris le rôle de « l’higoumène ».

Chaque matin, à 4 heures, Ivan le Terrible et le sacristain Maliouta Skouratov sonnaient les cloches. La « cour proche de l’opritchnina » se réunissait à l’église. Ceux, qui ne s’y rendaient pas étaient punis – huit jours de pénitence, indépendamment du rang de noblesse. De quatre à sept heures le tsar et les frères chantaient à l’église, puis faisaient une pause d’une heure et reprenaient le chant de huit à dix heures. Après cela, venait le repas : « Lui, en higoumène, se tient debout, pendant que les autres mangent, écrivent Taubé et de Krause. Chaque frère doit amener ses tasses, récipients et assiettes à table, et chacun recevait à manger et à boire, de la nourriture chère et composée de vin et de miel, et tout ce qui n’est pas consommé, doit être emmené dans ces récipients et assiettes et distribué aux pauvres, mais, dans la plupart des cas, ils amenaient les restes chez eux. À la fin du repas, l’higoumène se met à table. Après qu’il ait fini de manger, il ne rate presque jamais sa visite à la prison, où se trouvent toujours des centaines de personnes ».  

Après la fin des activités de jour, qui consistaient souvent en interrogatoires et investigations avec torture, le tsar allait au dîner. Il était accompagné d’une prière et durait jusqu’à 9 heures. « Après, il rentre dans sa chambre à coucher, où trois vieillards aveuglent l’attendent », relatent Taubé et de Krause. Ainsi se terminait la journée du tsar dans la citadelle de l’opritchnina.  

Comment s’est terminée l’opritchnina ?

L’ordre de l’opritchnina n’a pas atteint ses objectifs. La force de la noblesse moscovite et des riches propriétaires et héritiers n’a pas succombé au tsar – il a simplement augmenté le nombre des « kromechniki » dans le pays, qui pillait avant tout la population : selon les estimations de l’historien Stepan Vesselovski, pour un boyard ou homme d’État il y avait trois-quatre propriétaires, et pour un homme en service – une dizaine de roturiers.

En 1571, le khan tatar de Crimée Devlet Giray a attaqué Moscou. L’armée de l’opritchnina alors disloquée a simplement pris peur et ne s’est pas rendue à la défense de la ville. Il y avait assez d’opritchniki seulement pour un régiment, là où la zemchtchina en avait cinq. Moscou a été brûlée.

Ensuite, Ivan IV a décidé d’abolir l’opritchnina – il y avait de plus grands problèmes, notamment provoqués par l’opritchnina : la république des Deux Nations (Pologne-Lituanie) avait remporté la guerre de Livonie face à Moscou, et les Suédois avaient récupéré plusieurs forteresses qu’ils refusaient de rendre. Le règne d’Ivan le Terrible plongeait dans un véritable enfer.

Dans cet autre article, découvrez comment le tsar russe Ivan le Terrible a courtisé la reine d’Angleterre. 

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