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Elle était une légende vivante en France. Hélène Gordon-Lazareff a créé le magazine Elle, qui a joué un rôle important dans le développement de l'émancipation des femmes après la Seconde Guerre mondiale. Comment cette native de Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie, y est-elle parvenue ?
L'une des biographies de notre héroïne s'intitule La tzarine. C’est ainsi, connaissant ses origines russes et compte tenu de son incroyable sphère d'influence, qu’Hélène Gordon-Lazareff a été surnommée en France. Elle a révélé Brigitte Bardot au monde, Françoise Sagan était son auteur attitré, Coco Chanel et le président Georges Pompidou ses amis. En bref, toute la bohème parisienne tournait autour de son univers.
Hélène Lazareff à son bureau en 1972
Alain Dejean/Sygma via Getty ImagesSi madame Gordon était restée en Russie, on se serait appelée Elena Borisovna Gordon. Elle est née à Rostov-sur-le-Don en 1909. Le père de la future Française, Boris Abramovitch Gordon, était un marchand de la Première Guilde. Elle a dû hériter de son sens des affaires à un niveau génétique, car le père d'Hélène faisait toujours et partout des bénéfices. À partir d'une teinturerie de papier et d'une petite imprimerie, Boris et son frère Noï ont créé la principale maison d'édition du Don, qui publiait le journal le plus lu, Priazovski Kraï, et, étant libéral, a même prêté une somme conséquente à Maxime Gorki pour produire le journal Novaïa Jizn.
Les frères Gordon ont également réussi dans le domaine bancaire. En 1912-13, ils ont racheté une à une toutes les usines de tabac de Rostov. D'une manière générale, ils possédaient des usines, des journaux et des bateaux à vapeur (pendant un temps, Boris a dirigé la Société de navigation et de commerce de Russie). Néanmoins, les temps nouveaux sont arrivés, et les Gordon, même avec l'aide de l'Armée blanche volontaire, ont vu que le pouvoir dans la guerre civile était du côté des bolcheviks.
Ayant réussi à transférer à temps leurs finances vers des banques européennes, ils sont partis : d'abord pour Istanbul, puis pour Paris. Installé en France, Boris Gordon a alors repris son activité favorite. En 1932, il a acheté l'hebdomadaire La Russie Illustrée à l'émigrant russe Miron Mironov.
Couverture de la Russie Illustrée, 1931, dessin d'Ivan Bilibine
librarium.frC'est une publication qui rassemblait presque tous les talents de l'émigration russe. Le comité de rédaction réunissait à lui-seul Ivan Bounine, Zinaïda Hippius, Dimitri Merejkovski, et qui d'autre n'y a pas été publié ! Un casting de classiques vraiment de renom. Même les couvertures étaient réalisées par des artistes de premier rang à l'époque : Alexandre Benois, Ivan Bilibine, Konstantin Korovine.
En un mot, l'odeur du journal frais, les discussions éditoriales, l'atmosphère de liberté de vue sur la vie ont été familières à Hélène Gordon depuis son enfance. Seule héritière, elle a reçu la meilleure éducation. Elle a étudié dans un lycée prestigieux, puis est entrée à la Sorbonne, où elle a étudié la littérature et l'ethnologie. Et, bien sûr, la science de l'amour parisien ne l’a pas épargnée : à 19 ans, Hélène a épousé un jeune scientifique, Paul Marc Jules Jean Raudniz, et a donné naissance à une fille, Michèle.
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Pierre Lazareff, Hélène Gordon et Francoise Giroud en 1953
Roger Viollet/Getty ImagesCependant, elle n'était pas du genre femme au foyer. Après avoir soutenu son diplôme, Hélène a obtenu un emploi au Musée de l'Homme, et bientôt elle a eu le plaisir de rejoindre une expédition scientifique en Afrique. Elle a entrepris d'étudier l'ancienne nation des Dogons : la théorie de leur cosmogonie singulière était en vogue à l'époque, soutenant l'existence d'une intelligence extraterrestre. Une expérience forte était garantie.
Hélène a tenu un journal pendant tout le voyage, et en le relisant, elle a réalisé que cette histoire valait la peine d’être racontée. Elle a alors pu publier son texte dans L'Intransigeant, un journal d'opposition. Cela a été sa première aventure dans le monde du journalisme.
Un jour, lors d'une fête, une amie ethnographe a présenté Hélène, aspirante journaliste, à un homme de petite taille. Il s'agissait du jeune et ambitieux rédacteur en chef du journal Paris-Soir, Pierre Lazareff, également originaire de Russie. Les jeunes gens (tous deux âgés de moins de 30 ans) ont immédiatement engagé la conversation, comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.
Ils ont accrochés instantanément, au premier regard. C'était comme une mosaïque qui se formait. Lazareff n'était pas beau, mais un homme intéressant, passionné, avec d'excellentes manières et un indescriptible charisme. Hélène l'a quant à elle conquis : une fille intelligente, habillée avec goût, les yeux brillants d'enthousiasme.
Hélène Lazareff et son mari, l'homme de presse Pierre Lazareff (à lunettes), en 1951 à Paris
AFPAinsi, dès leur première rencontre, un sentiment a commencé à naître entre eux, que ni le mariage de Pierre, ni l'enfant d'Hélène (elle s’était déjà séparée de son mari à ce moment-là) n'ont pu entraver.
Oui, Pierre était aussi le fils d'immigrants russes, mais était né au cœur de Paris, à Montmartre. Journaliste dès son plus jeune âge, il avait rédigé son premier journal à l'école à 9 ans, publié son premier véritable article à 12 ans et n'avait que 24 ans lorsqu'il était devenu rédacteur en chef de Paris-Soir.
Pierre a alors proposé à Hélène un emploi sous sa supervision en tant qu'animatrice de l'édition dominicale de la rubrique enfants. La jeune mère a choisi un pseudonyme approprié pour ce poste – Tante Juliette. Comme le raconte Rostislav Smolski dans son livre Oubliés en exil, les rédacteurs de Paris-Soir se sont d'abord moqués de la nouvelle venue, la traitant de « souris verte » dans son dos : pour son premier jour, elle avait revêtu un costume assez voyant. Tout le monde pensait qu'elle n’était rien d’autre qu’une énième conquête du chef.
Ils avaient tort. En quelques années, Hélène se verra attribuer un autre surnom, celui de « petit oiseau d'acier », pour son ampleur d'idées et son caractère de fer. Elle s'est plongée dans les méandres de la presse, a étudié le courrier des lecteurs pour savoir ce que les femmes attendaient du journal. Sa page est rapidement devenue populaire, allant au-delà des intérêts du public des enfants et attirant leurs mères. C'est ce type de lien étroit avec les lecteurs qui constituera la base du futur magazine Elle.
Pendant ce temps, la romance de bureau s'est transformée en une relation qui ne pouvait être cachée. Pierre a divorcé de sa femme et a immédiatement demandé Hélène en mariage. Elle s'est ainsi installée avec sa fille, que Pierre a acceptée comme la sienne, dans son appartement de la rue de Montpensier.
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Christian Dior ajustant une jupe pour Hélène Lazareff, vers 1957
Keystone/Getty ImagesHélas, son bonheur a été de courte durée. Nous sommes en 1939. La France est entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Pendant l'occupation allemande, tous les journaux et magazines ont été fermés, mais pire encore, une persécution des Juifs a commencé, alors même qu’Hélène et Pierre possédaient tous deux de profondes racines juives. Du Paris occupé, le couple parvient à s'échapper vers le New York libre.
Pour Pierre, la vie américaine est un véritable exil. Mais pour Hélène, de nouvelles opportunités s’ouvrent soudainement. Elle parle couramment l'anglais et réussit à obtenir un emploi dans un supplément du New York Times et une rubrique dans le Harper's Bazaar. Méticuleuse, elle s’est efforcée de comprendre comment les choses fonctionnaient ici aussi, et s’est montrée encore plus enthousiaste à l'idée de fonder un magazine exclusivement féminin.
En 1944, Pierre est le premier à rentrer dans la France libérée, Hélène n’y revenant que huit mois plus tard. En Amérique, ils s’étaient éloignés – non seulement à cause du travail, mais aussi à cause de problèmes relationnels et de petits écarts extraconjugaux. Toutefois, en se retrouvant à Paris, c'est comme si le couple avait bénéficié d’un second souffle.
Pierre a alors ramassé, comme une bannière tombée, le journal résistant Défense de la France et l'a transformé en une nouvelle édition – France-Soir. Le premier numéro est sorti dès novembre 1944. Puis, pendant de nombreuses années, France-Soir s’est imposé comme le premier quotidien du pays. Son tirage est monté en flèche (dans ses meilleures années, plus de 1,5 million d'exemplaires).
Le célèbre journaliste Philippe Labro a témoigné : « Pierre nous envoyait dans le monde entier pour faire des reportages, sans se soucier de combien cela allait coûter au journal. Il avait un don étrange pour sentir ce que le public le plus large possible attendait, sans jamais que le journal ne soit vulgaire. Un vrai petit génie ».
Tout aussi frappant de précision était le sens qu'Hélène avait de ce que les femmes voulaient. De retour à Paris et avec le soutien total de son mari (il lui a loué une rédaction deux étages au-dessus de la sienne), elle conçoit un magazine appelé Elle, combinant le prénom de sa créatrice avec le pronom féminin. Hélène formulait ainsi l'idée de son magazine : « Le sérieux dans la frivolité, l'ironie dans le grave ». Comme le photographe Denis Westhoff l'a remarqué avec justesse, « dans Elle se sont combinés le style français, l'esprit d'entreprise américain et l’âme slave ».
Sachant à quel point tout le monde était fatigué des nuances de gris, Hélène a certainement voulu que cette nouvelle édition soit lumineuse. L’on manquait de tout dans la France d'après-guerre, mais l'éditrice persévérante est tout de même parvenue à publier le premier magazine français en couleur (il a cependant été imprimé aux États-Unis). L’on pourrait penser qu’en 1945 peu s’en soucieraient. Pourtant, le premier numéro s'est déjà vendu à 110 000 exemplaires.
Elle n'a pas été créé pour les consommatrices (il n'y avait pas du tout de publicité dans le numéro de lancement, et même plus tard, elles n'étaient pas ostensibles). Le désir d'être libre était plus fort que celui de vivre magnifiquement. Et Hélène l'a bien compris. Ce n'est pas un hasard si c'est cette année-là que les Françaises ont obtenu le droit de vote pour la première fois de l'histoire.
Ainsi, en plus des recettes réalisables à partir des produits obtenus par tickets de rationnement, des conseils sur la façon de modifier de vieilles robes et des nouvelles de la vie des stars, Elle parlait à ses lectrices des changements sociaux, des élections, de l'avortement et de la contraception, des statistiques sur le divorce, des femmes qui ne travaillent pas seulement pour gagner leur vie. Le but ? « Mettre en ordre toutes les connaissances dont les femmes de notre époque ont besoin, pour qu'elles prennent leurs responsabilités pour elles-mêmes et pour les autres ».
En tant que magazine et se consacrant également à la mode, Elle a résisté à la concurrence avec Vogue et L'Officiel : ces derniers vantaient le luxe et le prestige, tandis que la publication d'Hélène conservait un caractère pratique. Sa fille Michèle Rosier se souvient : « Enfant, j'ai eu l'occasion de sentir combien les vêtements de Dior pesaient. C'était un cauchemar. Il était difficile d'imaginer comment les femmes pouvaient se laisser berner par cette nouvelle mode imaginée par les hommes. Les modèles étaient beaux, mais antédiluviens, et au final, antiféministes ».
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Couverture du premier numéro de Elle, novembre 1945
Photographie d'archivesHélène voulait passionnément que les femmes écrivent pour les femmes. Elle le désirait et elle l'a eu. Une série de reportages dans Elle a été réalisée par la jeune écrivaine Françoise Sagan, une voix rebelle de la nouvelle génération. Après la publication de son premier roman Bonjour tristesse en 1954, elle s'est engagée comme reporter auprès d'Hélène Lazareff et a inventé avec elle un format de carnet de voyage pour les plus belles villes d'Europe et d'Amérique du Nord. Chaque texte était titré au diapason du roman : Bonjour Naples, Bonjour Venise...
L'une des plus célèbres émancipées du XXe siècle, Colette, classique de la littérature française et première femme de l'Académie Goncourt, a également écrit spécialement pour Elle.
Un des articles d'Hélène a outre fait beaucoup de bruit en... URSS. Il s'agissait de chefs-d'œuvre des modernistes français : Matisse, Cézanne, Van Gogh, qui prenaient la poussière dans la collection de l'Ermitage. En 1954, les Lazareff se sont rendus en Union soviétique, où ils ont pris un nombre suspect de photographies (ils ont même brièvement été arrêtés). Des trésors d'art trouvés en Russie dans un grenier, tel est le titre retentissant du magazine américain Look, qui a repris le scoop.
Mikhaïl Artamonov, directeur du musée soviétique, a répondu à la diffamation : « Il serait pour le moins stupide de faire la propagande de ce prétendu art auprès des millions de visiteurs de l'Ermitage. Qu'il reste l’apanage d'un petit cercle de gourmets peu sophistiqués dont le goût perverti n'est pas la norme pour les personnes saines ».
Elle a également donné au monde un nouveau sex-symbol : Brigitte Bardot. Hélène l'a découverte à l'âge de 14 ans et l'a photographiée pour la couverture du numéro de mai 1949. La mère de Brigitte a accepté à contrecœur la séance photo et a posé une condition : ne pas mentionner le nom de sa fille. En légende des images, seules les initiales ont donc été laissées. C'est ainsi qu'est né accidentellement le célèbre pseudonyme B.B..
Un an plus tard, Hélène Lazareff a à nouveau décidé de mettre la jolie jeune fille en couverture, la qualifiant de « femme modèle du futur ». La photo a été un début pour Brigitte. Le numéro a été vu par un assistant du réalisateur Roger Vadim, qui a invité Bardot à faire un essai à l'écran ; il est tombé amoureux et quelques années plus tard, il l'a fait jouer dans son premier film - le long métrage candide Et Dieu… créa la femme, donnant au monde la « Bardomania ».
Bardot est effectivement devenue un modèle pour les femmes du monde entier et a fait de nombreuses fois la couverture de Elle. Un jour, Hélène Lazareff a réussi à la mettre en contact avec Coco Chanel elle-même, dont elle aimait imprimer les collections.
Hélène était amie avec de nombreux couturiers et s’avérait fine connaisseuse de la mode. Quelques mois seulement après le premier défilé de Christian Dior, son New Look avait déjà fait les pages de Elle. Tout comme l'ont fait en leur temps les mini-robes joyeuses et impertinentes d'André Courrèges, le « poor boy sweater » rayé de Sonia Rykiel ou la robe ample de Balenciaga.
En France, l’on a dit qu'Hélène « ne reflétait pas tant la mode qu'elle ne la définissait ». L'histoire de certaines marques ne s'est transformée en gloire qu’une fois après avoir atteint les pages de Elle.
Dans les années 1960, le magazine comptait environ 800 000 lecteurs. Le slogan-calembour « Si elle lit, elle lit Elle » est né. En 1969, le magazine a été lancé au Japon ; à partir du milieu des années 1980 – aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Chine ; en 1996 – en Russie.
Les époux Lazareff constituent le véritable « quatrième pouvoir », les magnats des médias. Mais des magnats bourreaux de travail. Chaque dimanche, ils organisaient des fêtes mondaines décontractées à Louveciennes. Qui n’y a pas participé ! Maria Callas et Marlon Brando, Yves Montand et Simone Signoret, Henry Kissinger, Martin Luther King, François Mitterrand, Georges Pompidou, Romain Gary et ainsi de suite. C'est ici qu’a été célébré le mariage de Françoise Sagan avec Guy Schoeller, son éditeur.
Les détracteurs qualifiaient les Lazareff de « monstre à deux têtes », tant ils formaient un tandem intégral, même s'ils avaient tous deux des aventures en parallèle.
Et pourtant, le Roi de Paris et la tzarine sont restés ensemble et se sont aimés pour le reste de leur vie. Ils ont vécu côte à côte pendant 33 ans remplis de tout sauf d'ennui. Pierre a vécu 65 ans, Hélène 78 ans (elle est décédée en 1988).
Leurs médias ont depuis longtemps survécu à leurs créateurs. France-Soir a existé jusqu'en 2019, mais ses principes de journalisme sont toujours canoniques aujourd'hui. De son côté, Elle compte encore des dizaines de millions de lecteurs dans le monde.
Publié à l'origine dans la revue Nation, ce texte apparaît sur Russia Beyond en version abrégée avec des changements mineurs.
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