Pourquoi l'URSS a-t-elle rendu la Madone Sixtine de Raphaël et d'autres œuvres à l'Allemagne?

Histoire
EKATERINA IVANOVA
Le 2 mai 1955, le Musée des beaux-arts Pouchkine, à Moscou, a inauguré une exposition de chefs-d’œuvre rapportés par les troupes soviétiques de la Galerie de Dresde suite à la défaite des nazis. Pourquoi les Soviétiques n’ont-ils pu admirer La Madone Sixtine de Raphaël pour la première fois que dix ans après la fin de la guerre?

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La nuit du 13 février 1945, dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, a eu lieu l'un des bombardements aériens les plus dévastateurs de l'histoire. En deux vagues, 773 bombardiers britanniques ont pilonné la ville historique allemande de Dresde, qui comptait environ 630 000 habitants. L'attaque nocturne sur la ville non défendue a été suivie par 311 bombardiers américains, qui ont frappé la région le jour suivant. Après ces attaques dévastatrices, la fantastique architecture baroque de la ville, y compris les bâtiments abritant de célèbres collections d'art, apparaissait en ruines. De nombreux objets d'art entreposés dans la cité ont été irrémédiablement perdus.

Heureusement, bon nombre des objets les plus précieux ont réussi à survivre à la guerre, car ils avaient été cachés en dehors de Dresde des années avant les raids meurtriers. En effet, à partir de 1938, les nazis avaient commencé à évacuer les trésors des collections muséales nationales et régionales et avaient presque terminé en 1943. Cette « relocalisation » était une initiative personnelle d'Hitler, et ses plans ambitieux ont eu un impact considérable en la matière.

Le « Musée du Führer » à Linz

Hitler a passé son enfance à Linz, une ville autrichienne située sur les rives du Danube. En 1938, il y est revenu triomphalement après l'Anschluss et a projeté de créer son propre super-musée, qui devait comprendre des chefs-d'œuvre mondialement connus provenant notamment des musées des territoires conquis. Le tyran supervisait personnellement la constitution de cette « plus grande collection d'art de l'histoire ». Cette opération à grande échelle a été appelée « Mission spéciale Linz », ou « Musée du Führer ».

Hitler voulait que Linz soit non seulement la capitale culturelle de l'Allemagne nazie mais aussi du monde entier. Selon son plan, elle devait être une « cité des arts » exemplaire, qui abriterait un opéra, des bibliothèques, des cinémas, en plus d'une galerie d'art, d'une collection de sculptures, et bien plus encore. Le super-musée était un lieu si important pour le Führer que sa maquette architecturale a été conservée dans son bunker spécial jusqu'à son suicide en mai 1945.

Hans Posse, directeur des collections d'art de Dresde et l'un des principaux historiens de l'art du pays, était chargé de constituer la collection du super-musée. Quelles étaient les méthodes de sa constitution ? Elle devait avoir pour base les chefs-d'œuvre des collections des musées allemands. Les collections d'État des pays qu'Hitler considérait comme faisant partie de la « civilisation occidentale » – par exemple, la France et l'Autriche – n'étaient pas touchées.

Certaines des œuvres d'art destinées au super-musée ont été achetées. Cependant, un grand nombre d'entre elles ont été confisquées aux « ennemis de la nation » et aux « peuples inférieurs », parmi lesquels les nazis classaient les Slaves et les Juifs.

C'est pourquoi, avant même le début de la Seconde Guerre mondiale, les chefs-d'œuvre de Dresde, dont LaMadone Sixtine de Raphaël, la Fille à l'éventail du Titien, des œuvres de Vermeer, Dürer, Rembrandt, Holbein, Cranach et d'autres, ont été emballés et transportés dans des salles de stockage et cachés à l'ouest de l'Elbe.

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Découverte des chefs-d'œuvre évacués

En mai 1945, dans une carrière près du village de Grosscotta, une équipe de recherche sous le commandement du lieutenant soviétique Leonid Rabinovitch a découvert une cachette de tableaux de la galerie de Dresde, dont la légendaire Madone Sixtine de Raphaël. Ce n’a toutefois pas été la seule trouvaille de ce type.

Les tableaux et autres objets provenant de plusieurs de ces cachettes ont été immédiatement transférés à la résidence d'été des électeurs de Saxe, à Pillnitz. Là, des spécialistes d'une commission spéciale chargée des trophées ont vérifié que les œuvres n'étaient pas endommagées et les ont préparées en vue de leur expédition en URSS.

Après la guerre, Rabinovitch a publié en 1956 des mémoires romancés, Sept Jours (sous le pseudonyme littéraire de Volinski), portant sur la recherche des trésors de Dresde. Racontant comment la caisse contenant La Madone Sixtine avait été trouvée et ouverte, l'auteur décrit en termes artistiques l'attitude particulière des soldats de son bataillon à son égard : « Pourquoi des gens qui n'avaient aucune connaissance de l'art [...] semblaient indifférents à ce qu'ils voyaient, puis [...] s'approchaient et restaient debout devant pendant de longues périodes et repartaient tranquillement sur la pointe des pieds ? ».

Le 11 août 1945, La Madone Sixtine, avec d'autres œuvres de la collection de la Galerie de Dresde, est arrivée au Musée moscovite d'État des beaux-arts Pouchkine. Peu après, une restauration à grande échelle a débuté.

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Top secret

Au départ, il était hors de question de renvoyer les trésors de Dresde dans leur pays d'origine. Les dirigeants soviétiques avaient prévu de les ajouter à la collection de tableaux de maîtres anciens du musée Pouchkine. Le célèbre historien de l'art soviétique Andreï Tchegodaïev, alors conservateur du fonds de trophées du musée, a écrit ce qui suit dans ses mémoires : « On m'a ordonné [...] d'accrocher toute la galerie d'art du musée, en mélangeant nos tableaux avec ceux de Dresde. À cette époque, il n'était pas question de "sauver" la galerie de Dresde ; elle était considérée comme un trophée ».

Cependant, juste après l'achèvement de l'installation, quelqu'un en haut lieu a interdit que les œuvres soient montrées au public. A été donné l’ordre que les tableaux rapportés d'Allemagne soient placés dans deux salles accessibles sur seule autorisation du directeur du musée et uniquement à quelques privilégiés.

À la fin des années 1940, Staline a ensuite signé un décret interdisant tout accès aux chefs-d'œuvre déplacés. Seuls le directeur du musée, Sergueï Merkourov, les restaurateurs, ainsi que le conservateur, Andreï Tchegodaïev, avaient le droit d'entrer dans les salles où ils étaient conservés. « Les peintures de la Galerie de Dresde étaient classées "top secret", de sorte que pas une seule âme ne pouvait même deviner qu'elles se trouvaient encore dans le musée », a rédigé ce dernier.

En 1955, les dirigeants soviétiques ont finalement décidé de transférer la collection à la République démocratique allemande (RDA). Dans une note datée du 3 mars 1955, envoyée au Présidium du Comité central du PCUS, le ministre des Affaires étrangères Viatcheslav Molotov a soulevé la question des peintures de la Galerie de Dresde.

« La situation actuelle concernant la galerie d'art de Dresde est anormale. Deux solutions peuvent être proposées à ce sujet : soit déclarer les tableaux comme des trophées appartenant au peuple soviétique et les ouvrir au public, soit les rendre au peuple allemand en tant que propriété nationale. Dans la situation actuelle, la deuxième solution semble plus correcte. La remise des tableaux à la Galerie de Dresde renforcera encore les relations amicales entre les peuples soviétique et allemand et, en même temps, contribuera à renforcer la position politique de la République démocratique allemande ».

La deuxième solution a prévalu.

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L'histoire soviétique de La Madone Sixtine

Avant leur retour, les tableaux ont toutefois été montrés au grand public : l'exposition a été inaugurée la veille de l'anniversaire de la Victoire, le 2 mai 1955. Elle a provoqué une réaction puissante et sincère dans le cœur des personnes ayant survécu à la tragédie de la Seconde Guerre mondiale. « Des milliers de visiteurs se rendent ici chaque jour. Des gens viennent d'autres villes pour regarder des tableaux de Titien, Rembrandt, Dürer, Vermeer, qu'ils ne connaissaient auparavant que par des reproductions. Les gens restent longtemps autour de l'immortelle Madone Sixtine de Raphaël », peut-on lire dans un article du magazine Ogoniok.

L'organisation de l'exposition a constitué un défi majeur pour le personnel du musée. Au cours de la décennie pendant laquelle les peintures avaient été conservées dans le musée, des spécialistes soviétiques avaient entrepris leur restauration et leur étude approfondie. Cela leur a permis d'élaborer un plan d'exposition en peu de temps (trois semaines et demie), de compiler un catalogue et un bref guide, ainsi que de préparer des visites et des conférences sur l'événement. Quatorze salles ont dû être libérées pour exposer les toiles de Dresde, déplaçant plus de 2 500 œuvres de la collection principale vers les réserves.

Spécialement pour l'exposition, afin de répondre à l'incroyable intérêt du public, le musée a travaillé de 12 à 14 heures par jour, sept jours sur sept. Les gens venaient de loin et, pour la première fois, le bâtiment de la rue Volkhonka était entouré de files d'attente de plusieurs heures. Plus de 2 000 excursions ont été organisées, ainsi que plus de 1 000 conférences. En quatre mois, 1,2 million de personnes ont visité l'exposition.

Leonid Rabinovitch, qui avait découvert La Madone Sixtine, l'a également revue lors de cette exposition : « Dix ans plus tard, en montant les escaliers de marbre du musée de Moscou, je suis allé à elle avec un sentiment d'impatience qui me serrait le cœur, comme l’on va voir un être cher après une longue séparation ».

Le 25 août 1955, l'exposition a été close et l'acte de remise du premier tableau, le Portrait d'un jeune homme d'Albrecht Dürer, signé. Les grandes œuvres d'art ont ainsi quitté Moscou une à une.

Au total, l'Union soviétique a transféré à la RDA 1 240 peintures restaurées et 1 571 995 objets de la collection du Grand autel de Pergame et de la Voûte verte (Grünes Gewölbe).

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