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Des cellules au sol pouvant être abaissé, dans lesquelles les prisonniers étaient envoyés pour être dévorés par des poissons prédateurs ; des instruments de torture accrochés aux murs, capables de délier les langues les plus taciturnes ; des prisonniers inconnus dans des casemates humides, entourés de gardes silencieux et implacables – voilà comment l'imagination de l'homme moyen se représentait la plus sinistre des prisons tsaristes, Chlisselbourg.
L’établissement était situé sur une île au milieu du lac Ladoga, source du fleuve de la Neva. Les rivages de l'île étaient jonchés de blocs de granit pointus, et le courant était si fort qu'il rendait la traversée difficile et la fuite impossible. Pendant des siècles, cette masse de pierre a été imprégnée des légendes les plus sombres, mais la réalité en était parfois bien éloignée.
Vue de la forteresse au XVIIIe siècle, reproduction d'un dessin de Vassili Savkov
Musée historique d'État de Leningrad/A. Varfolomeïev/SputnikAu début du XVIIIe siècle, l'ancienne forteresse Orechek, édifiée par la République de Novgorod et reprise aux Suédois par Pierre le Grand, a perdu sa valeur militaire et a été transformée en prison politique. Les premiers détenus ont été les plus proches parentes de Pierre : d'abord sa sœur, la princesse Maria, âgée de 58 ans, qui y a passé trois ans, puis, après la mort du tsar, sa première femme Eudoxie Lopoukhine. La seconde épouse de Pierre, l'impératrice Catherine, une ancienne servante, fille d'un simple paysan livonien, ne pouvait en effet pas ne pas se rendre compte du danger que représentait pour elle la tsarine légitime. Eudoxie, qui avait suffisamment souffert du vivant de son mari, avait perdu un fils, un amant et un frère, et avait été fouettée, a donc, pour couronner le tout, été jetée dans une cellule exiguë avec une seule fenêtre. Cependant, lorsque, après deux ans de fêtes et de réjouissances, Catherine, âgée de 43 ans, est morte, et qu’est monté sur le trône Pierre II, petit-fils d’Eudoxie, cette dernière est sortie de sa réclusion et est retournée au Kremlin avec les honneurs.
Néanmoins, Chlisselbourg ne resta pas longtemps vide, et bientôt de nouvelles victimes d'intrigues de cour et de coups de palais commencèrent à y apparaître, la plus célèbre d'entre elles étant l'empereur déchu Ivan VI. Mis sur le trône alors qu'il était encore enfant, il a « régné » pendant un peu plus d'un an et a été renversé par la fille de Pierre et Catherine, Élisabeth. Elle souhaitait laisser l'enfant en vie mais devait le garder enfermé pour éviter tout trouble.
L'empereur Pierre III rend visite à Ivan VI à la forteresse, par Fiodor Bourov, 1762
Domaine publicAvant de se retrouver sur l'île, Ivan a changé plusieurs fois de lieu d'enfermement. À Chlisselbourg, dans une caserne spécialement gardée, le prisonnier a vécu pendant huit ans. Les gardes n'avaient pas le droit de lui parler, encore moins de lui révéler qui il était et où il se trouvait. Même pour les domestiques, il était caché derrière un paravent. La seule chose qui ne lui manquait pas était la nourriture. Il s'est avéré, cependant, que les gardes avaient brisé le tabou et que le garçon non seulement connaissait son passé, mais savait aussi lire. Dans la nuit du 5 au 6 juillet 1764, une tragédie est toutefois survenue entre les murs de la forteresse : le malheureux, selon les mêmes instructions, a été poignardé à mort par ses gardes alors qu'il tentait de se libérer.
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Au fil des ans, la lugubre forteresse carcérale a accueilli de moins en moins de nobles, mais de plus en plus d'invités : rebelles et libres penseurs. Entre autres, les décembristes, qui avaient échappé à l'exécution, y furent emprisonnés. En 1884, les révolutionnaires condamnés pour le meurtre de l'empereur Alexandre II ont été transférés de la Raveline Alekseïevski de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg vers Chlisselbourg. La première année, trente-six personnes s'y sont ainsi retrouvées. Leur geôlier Matveï Sokolov, surnommé « Hérode » pour sa cruauté, a également été transféré de la capitale impériale. Ce vieux troupier n'était pas tant impitoyable que diligent : « Si on m'ordonne de dire "Votre Excellence" à un prisonnier, je dirai "Votre Excellence". Si on m'ordonne d'étrangler, j'étranglerai », avait-il l'habitude de dire.
Au cours des premières années, aucune indulgence n'a été accordée aux meurtriers du souverain : nourriture maigre, bibliothèque encore plus modeste, composée uniquement de littérature religieuse, interdiction de correspondre avec des proches, cachot pour avoir communiqué en langage frappé entre les cellules, peine de mort pour avoir offensé par un acte le personnel de la prison. De nombreux prisonniers sont décédés du scorbut et de la tuberculose ou sont devenus fous. La seule occupation des personnes jeunes et énergiques, comme l’étaient les membres de l’organisation Narodnaïa Volia ayant tué le tsar, était de combattre l'administration.
Les plaintes et les grèves de la faim étaient courantes, mais certaines personnes désespérées ont eu recours aux mesures les plus extrêmes, attaquant leurs geôliers pour tenter de mettre fin à leur vie. Le fervent révolutionnaire Egor Minakov, qui s'était déjà échappé de prison à plusieurs reprises, ne voulait pas, comme il le disait, « pourrir dans la vase ». Il a donc exigé des visites de sa famille, des livres et du tabac et a entamé une grève de la faim. Quelques jours plus tard, lorsqu'un médecin lui a versé de force du lait dans la bouche, Minakov l'a frappé au visage et a été abattu. Le révolutionnaire Ippolit Mychkine a de son côté jeté une assiette sur Sokolov et a été exécuté pour cela. Enfin, le terroriste Mikhaïl Gratchevski, espérant une issue similaire, a frappé un médecin, mais il a été jugé malade mental et gracié. Il s'est ensuite aspergé de paraffine provenant d'une lampe et s'est enflammé. Les gendarmes de service ont essayé de le secourir, mais la porte de la cellule était solidement verrouillée, tandis que la clef était détenue par Sokolov.
« Là, derrière la porte, se tient une grande et mince silhouette au visage mat d'un mort-vivant. Debout et sombre au milieu des langues de feu et des nuages de suie et de fumée. Le feu lèche l'homme avec ses langues rouges, le feu – de haut en bas, de tous les côtés. Brûle, fume une torche – une créature vivante, un être humain ! », a témoigné Vera Figner, membre de Narodnaïa Volia, bien des années plus tard.
Vera Figner
Domaine publicLorsque le geôlier « Hérode » est enfin arrivé – après dix bonnes minutes – il était déjà trop tard. Sokolov a été sévèrement réprimandé pour ce manquement, et a rapidement quitté son poste. Les autres gardes, ayant été témoins de ces horreurs, se sont beaucoup adoucis et, lentement mais sûrement, la vie des prisonniers a commencé à s'améliorer.
Au fil du temps, les détenus ont en effet obtenu des privilèges sans précédent pour les criminels d'État. Le commandant de la prison, le colonel de gendarmerie Ivan Gangardt, y a également contribué. La célèbre révolutionnaire Vera Figner a elle-même admis : « Nous devons à Gangardt toutes les grandes améliorations de notre vie. C'est lui qui a détourné de nous la main vengeresse du département de la police et du ministère de l'Intérieur. Il a compris que la privation de liberté, la révocation des activités, la perte de toutes les relations familiales et amicales est une punition si sévère, qu'une personne peut difficilement supporter, et qu'ajouter quoi que ce soit d'autre à cela serait de trop ».
Ce changement d'attitude envers les disciples de Narodnaïa Volia a été en partie dicté par le large soutien de l'opinion publique à la terreur révolutionnaire, qui a empêché l'application de mesures sévères contre les opposants au régime. Même Fiodor Dostoïevski a avoué qu'il n'aurait pas osé livrer un terroriste à la police par crainte du jugement de l’opinion publique. Pour les gendarmes, cependant, l'inertie des conceptions de classe signifiait que les criminels politiques, qui faisaient partie de la couche éduquée, ne constituaient pas un mal univoque et impersonnel.
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À la fin du XIXe siècle, les prisonniers vivaient dans des cellules de deux pièces, lumineuses et chaudes, avec un éclairage électrique et équipées de toilettes modernes, disposaient d'une excellente bibliothèque et étaient abonnés à la presse. Parfois même au Times – car les membres instruits de Narodnaïa Volia lisaient et parlaient généralement des langues étrangères. Ils se nourrissaient selon des menus qu'ils avaient eux-mêmes élaborés à l'avance, avaient leurs propres jardins et parterres de fleurs, tandis que des ateliers et une forge avaient été aménagés dans la prison à leur intention. Les livres, magazines, graines et outils étaient achetés grâce aux sommes allouées par le département de la police.
Les prisonniers se promenaient ensemble, donnaient des conférences, faisaient de la confiture, fumaient, rassemblaient des herbiers et des collections de minéraux, s’adonnaient à la taxidermie et organisaient des danses. Cette dernière activité a toutefois pris fin après que Figner se soit disputée avec un officier de gendarmerie et ait arraché de son uniforme ses pattes d’épaule. Les révolutionnaires captifs ont même réussi à fabriquer un dispositif pour distiller de l’alcool, mais il a rapidement été découvert et confisqué. Les prisonniers les plus habiles parvenaient aussi à commercer avec les gendarmes. Ils vendaient les légumes de leurs jardins ou prenaient des commandes de reliure ou d'autres travaux. Ils ne recevaient pas d'argent, mais pouvaient se voir remettre de la nourriture, des pinceaux, de la peinture, des crayons, etc.
Un gardien de prison près de la cellule de Nikolaï Morozov
SputnikLe prisonnier Vassili Ivanov a construit une fontaine dans la prison et le révolutionnaire Piotr Polivanov y a étudié l'anglais, l'italien et le polonais. Vulgarisateur scientifique et théoricien du mouvement révolutionnaire, l'infatigable Nikolaï Morozov, dont le nom a été donné à un village côtier voisin à l'époque soviétique, y a quant à lui étudié les langues, les mathématiques, la physique, l'astronomie et la chimie, et a écrit un ouvrage majeur sur la structure moléculaire de la matière, dont les conclusions se sont toutefois révélées fausses.
Voici comment Vera Figner se souvient de cette époque : « En prison, dans notre enceinte, nous étions maîtres de la situation. S'il y avait des bruits de voix, des cris et parfois des gronderies dans le bâtiment, ils ne provenaient pas des autorités pénitentiaires, mais d'un détenu ou d'un autre, particulièrement intempestif et irritable. Ce n'est pas le maton qui a crié, c'est lui qui s'est fait engueuler... ». Même les rares exécutions de condamnés à mort amenés sur l'île étaient organisées de manière à ce que les prisonniers ne se rendent pas compte de ce qui se passait et ne commencent pas à protester. Les potences étaient montées furtivement et de nuit.
La vie des gendarmes enfermés sur l'île n'était guère plus variée que celle de leurs protégés. Ils occupaient leur morne quotidien en lisant Thomas Mayne Reid et Jules Verne, en ramassant des champignons et en produisant des eaux-de-vie, qu'ils dégustaient ensuite en jouant aux cartes. Ils jouaient du début de soirée jusqu’au matin, puis buvaient un thé et se séparaient. Après cela, un jour de repos leur était accordé.
Voici comment un témoin oculaire a décrit ces rassemblements : « Messieurs, verts d'insomnie et de fatigue, les visages tordus par la cupidité, surtout ceux des dames, formulant des expressions ironiques comme "qu'est-ce que tu croasses comme un corbeau", "ne joue pas le jeu", "alors, vous avez perdu votre sang-froid ?". En un mot, toute la compagnie faisait une impression de fous sur une personne ordinaire ». La femme d'un officier de gendarmerie, avant les soirées de cartes susmentionnées et pour mettre un terme aux pertes constantes de son mari, enfermait tous les vêtements de celui-ci et il n’avait donc d’autre choix que de rester chez lui en sous-vêtements. Les sous-officiers qui vivaient dans la forteresse avaient des familles très nombreuses, de sorte que la prison était entourée non seulement de commandements militaires, mais aussi de centaines de voix enfantines.
En 1905, après la première révolution russe, l'ancien régime est tombé dans l'oubli, et quelques-uns des prisonniers ont été amnistiés ou transférés. La forteresse a cependant été rapidement transformée en une colonie pénitentiaire pour les criminels politiques et criminels. Depuis lors, Chlisselbourg a finalement perdu son aura mystérieuse d'exclusivité, devenant une prison plutôt ordinaire, et en 1917, elle a été envahie par une foule révolutionnaire. Les criminels libérés ont vandalisé et mis le feu aux blocs de la prison. Telle fut la fin de l'Azkaban du tsar.
Vue sur l'île avec son nouveau quai pour les bateaux de croisière
Piotr Kovaliov/TASSAujourd'hui, l'ancienne prison impériale est une forteresse-musée, ouverte aux visiteurs de mai à octobre. Les adeptes de reconstitution historique y organisent des jeux pour les enfants, basés sur différentes époques, de celle des chevaliers à la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de croûtes rassises, la forteresse sert maintenant du vin chaud et des hot-dogs, tandis que les anciennes casemates et cellules sont fréquentées par des curieux et non des prisonniers. La période sombre de l'histoire de la forteresse de Chlisselbourg est terminée depuis longtemps.
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