Semion Nalimov, le «Stradivari des balalaïkas»

Histoire
NIKOLAÏ CHEVTCHENKO
Il était voué à rester un bricoleur pauvre et inconnu, mais son talent brillait trop pour passer inaperçu.

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En 1900, l'Exposition universelle a eu lieu à Paris, célébrant les réalisations technologiques et artistiques des siècles passés. En tant qu'alliée récente de la France, la Russie était l'un des participants notables de l'événement.

Entre autres choses, le pavillon russe a surpris les Parisiens avec une performance du Grand orchestre russe jouant d'un instrument de musique folklorique méconnu appelé « balalaïka ». Le chef d'orchestre, Vassili Andreïev, a reçu la Légion d'honneur et une Grande médaille d'or de l'Exposition. Les instruments, que beaucoup de gens voyaient pour la première fois, avaient été fabriqués par un charpentier de talent sans formation, Semion Nalimov. Au cours des siècles suivants, les instruments de Nalimov deviendront des pièces de prédilection pour les collectionneurs du monde entier.

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Un malheureux incident

Semion Nalimov était un homme pauvre mais doué. « Analphabète, mais connaît les compétences en menuiserie » : c'est ainsi que Nalimov a été caractérisé par ses supérieurs après avoir été démobilisé de l'armée en 1884.

Luttant pour joindre les deux bouts, Nalimov a quitté son village natal du gouvernorat de Vologda (Nord) pour Saint-Pétersbourg à la recherche d'un emploi. En route pour la capitale russe, il s’est fait dépouiller et s’est retrouvé sans argent pour continuer son voyage. Il est descendu du train dans la région de Tver et s'y est installé, réalisant des petits boulots de menuisier pour gagner sa vie.

Le rêve d’un patron

Heureusement pour le bricoleur malchanceux, son séjour dans la région de Tver a coïncidé avec la quête passionnée d'une famille de marchands locaux pour populariser la balalaïka en tant qu'instrument de musique.

Quelques années avant que Nalimov ne se retrouve dans la région de Tver contre son gré, Vassili Andreïev s’était en effet pris de passion pour le son de la balalaïka.

« C'était un après-midi calme de juin. J'étais assis sur la terrasse de ma maison de village. Soudain, j'entendis des sons qui m'étaient inconnus. Je pouvais clairement distinguer qu'un instrument à cordes était joué. Les sons devenaient de plus en plus clairs, la mélodie coulait, pleine de rythme, poussant irrépressiblement à danser. Une ouvrière traversait la cour avec des seaux d'eau sur les épaules. J'ai remarqué que les lourds seaux se balançaient et que de l'eau en coulait ; les jambes de la paysanne ont commencé à faire des figures encore plus rapides au rythme de la musique. Je sentais que mes jambes essayaient d’en faire de même. Je me suis levé d’un bond et j'ai couru vers l'aile d'où venaient les sons. Mon ouvrier était assis sur les marches devant moi, jouant de la balalaïka ! Je fus étonné par le rythme et l'originalité de la technique de jeu et je ne pouvais comprendre comment un instrument aussi médiocre avec seulement trois cordes pouvait produire autant de sons », a écrit Andreïev à propos de sa première rencontre avec l'instrument folklorique en 1883.

Désireux de faire de la balalaïka un instrument qui serait reconnu par la haute société de Saint-Pétersbourg et, peut-être, d'autres capitales européennes, Andreïev a réuni un orchestre et a commencé à chercher un maître doué qui serait capable de fabriquer des balalaïkas de qualité.

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Adieu portes et fenêtres

Andreïev s’est rendu à Saint-Pétersbourg, mais a fait face à la désapprobation des fabricants d'instruments reconnus de l'époque. Ces derniers refusaient de travailler avec les balalaïkas, car ils considéraient l'instrument folklorique comme inférieur à leur statut. Désireux de fournir à son orchestre nouvellement formé les meilleurs instruments, Andreïev a alors eu vent d'un bricoleur de talent qui faisait des petits boulots dans les environs et connaissait bien le bois.

Andreïev et Nalimov se sont rencontrés au début des années 1890. Une légende locale raconte que lorsqu'il a été chargé de créer l'instrument, Semion a fait le tour du domaine d'Andreïev, frappant sur des cadres de fenêtres et des portes en bois, dans le but de produire le meilleur son et de distinguer le matériau idéal pour faire une balalaïka parfaite. Finalement, Nalimov a déclaré au propriétaire du domaine qu'il avait trouvé : les cadres de fenêtres et les portes du domaine étaient en érable de montagne de première classe et le bricoleur pensait que ce serait le matériau rêvé. Andreïev a ordonné que les cadres de fenêtres et les portes soient enlevés et emmenés à l'atelier de Nalimov. Pendant que ce dernier travaillait sur l'instrument, la maison d'Andreïev était donc sans fenêtres ni porte… c'est du moins ce que dit la légende.

Équipé des meilleurs instruments et du meilleur matériel, Semion Nalimov a finalement pu produire une balalaïka parfaite, qui sonnait comme aucun instrument folklorique qu’Andreïev n’avait jamais entendu auparavant.

« Il y a une harmonie innée dans [l'instrument de Nalimov]. En ce sens, Nalimov est plus proche de Stradivari. [Son instrument] est l'expression très précise d'une certaine harmonie. Il est très concentré et structuré et, par conséquent, assez complexe. La profondeur ne vient pas de l'interprète, mais de l'instrument lui-même », a déclaré le compositeur russe et virtuose de la balalaïka Alexeï Arkhipovski.

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En effet, les instruments fabriqués par Nalimov sont considérés comme de grande valeur aujourd'hui encore. Des collectionneurs de différents pays rêvent de les acquérir. « Il existe un inventaire non officiel des instruments de Nalimov. Il a été rédigé par des passionnés. Il comprend environ 125 instruments, mais une partie de ceux-ci se trouvent à l'étranger, car les étrangers chassent littéralement ces instruments »,explique Andreï Gorbatchev, chef du département des instruments folkloriques à cordes de l'Académie russe de musique Gnessine.

Semion Nalimov est décédé en 1916 à l'âge de 59 ans, laissant un héritage substantiel derrière lui. Il a fabriqué quelque 300 instruments dont des balalaïkas, des dombras et autres. Il avait à juste titre mérité le surnom de « Stradivari des balalaïkas », immortalisant l'instrument folklorique aux côtés de son employeur dévoué Vassili Andreïev.

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