Comment l'Empire russe a-t-il conquis l’irréductible Tchoukotka?

Histoire
PAVEL JOUKOV
Les Tchouktches, confrontés aux colons de l'Empire russe, étaient de puissants guerriers qui terrorisaient toutes les tribus voisines. Et ces aborigènes ne comptaient aucunement se rendre à l'ennemi.

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On pense que le processus de conquête de la Sibérie, et plus tard de l'Extrême-Orient, a commencé en 1581 avec la campagne d’Ermak et de ses cosaques contre le khanat de Sibérie. Ermak a été engagé par les frères Jacob et Grigori Stroganov, qui avaient pris possession de terres dans la région de la Kama et de mines de sel à Sol-Vytchegodsk. À partir de là, les colons se sont déplacés plus à l'est, mais se sont heurtés à une fraction de l’ancienne Horde d'or. Le khan (chef tatar) Koutchoum représentait un réel danger, aussi le tsar Ivan IV le Terrible a-t-il permis à Stroganov d'engager des cosaques pour résoudre le problème.

À la conquête de la sauvage Sibérie

Après la défaite du khanat sibérien, les éclaireurs russes n’avaient plus de rivaux et ont commencé à s’approprier de nouvelles terres. La principale force de frappe de ces colons restait alors les cosaques, certains mercenaires, d’autres simplement motivés par le désir de découvrir des richesses inconnues. Ils se déplaçaient le long des rivières et taxaient les populations locales par un iassak (tribut). Il était insensé pour les colons de rester au même endroit, car seul le territoire de la Sibérie méridionale était propice à l'agriculture. De plus, le tsar exigeait de nouveaux sujets, qui pourraient payer le iassak et les marchandises pour le commerce. Or, le Nord était riche en animaux à fourrure, en poissons, en graisse de phoque et en défenses de morse.

Les colons se sont aussi déplacés vers l'est, construisant des ostrogs (forts en bois) et collectant des tributs auprès des populations locales. Des escarmouches sanglantes ont bien sûr eu lieu, mais le plus souvent, les problèmes liés aux nouveaux sujets étaient résolus par une démonstration de force. Cependant, un jour, cette méthode n'a pas fonctionné. Les cosaques ont en effet buté sur la résistance des Tchouktches, ethnie vivant aux confins de l’extrême Nord-Est du continent, dans la désormais nommée Tchoukotka.

Les Tchouktches sont un peuple étonnant. Ils se considéraient comme les « véritables hommes » – c'est ainsi que leur ethnonyme « Louoravetlan » se traduit depuis leur langue. Tous les peuples voisins étaient ainsi perçus comme des êtres de second rang. Les colons russes n'échappaient donc pas à cette règle.

Il n'existe pas de données fiables sur la date du premier contact entre les deux peuples. Selon certaines informations, les Russes et les Tchouktches se seraient rencontrés durant l'été 1642 près de la rivière Alasseïa. Il est cependant possible que cela se soit produit plus tôt. Quoi qu'il en soit, les cosaques connaissaient l'existence d’un peuple « terrible » en ces lieux. Les Évènes, Evenks, Youkaguirs et Koriaks leur racontaient en effet des histoires d’éternelle confrontation, mais les atamans Ivan Erastov et Dmitri Zyrian ne les prenaient pas au sérieux. Ainsi, lors du premier contact, les cosaques ont annoncé que les Tchouktches devenaient désormais les sujets du tsar Michel Ier et qu'ils étaient obligés de payer le iassak. Les aborigènes n'étaient évidemment pas d'accord et a éclaté un affrontement armé auquel le cosaque Semion Dejnev, futur grand voyageur (il sera le premier Européen à traverser le détroit de Béring), a eu l’occasion de participer.

Plus tard, dans une missive au tsar Michel, l'ataman Erastov a rapporté cet incident, affirmant que le combat contre les Tchouktches avait duré « toute la journée jusqu'au soir ». La durée est simple à expliquer : les cosaques n'attendaient pas un tel courage et une telle bravoure de la part des indigènes. Les Évènes et les Youkaguirs étaient effrayés par les armes à feu des Russes et s'enfuyaient avant même que les premiers coups ne soient tirés. Les choses étaient toutefois différentes avec les Tchouktches. Ils ont avec le plus grand calme fait face à ces « bâtons tonitruants » et ont répondu aux salves de balles par des tirs à de flèches. Les cosaques, bien entendu, en ont été décontenancés.

L’art tchouktche de la guerre

La sous-estimation de l'ennemi s'est en réalité produite en raison d'une banale ignorance de sa mentalité. La vie entière des Tchouktches était une lutte sans fin pour la survie. De plus, la mort leur était également indifférente. Tout cela, les cosaques ne l’ont appris que plus tard.

Néanmoins, les Russes n’envisageaient pas pour autant de battre en retraite. Le processus de colonisation de l'Extrême-Orient battait son plein, et l'Empire russe ne pouvait reculer face aux aborigènes, aussi braves soient-ils. Les défenses de morse étaient aussi une motivation de taille. Cette ressource était très appréciée et abandonner son exploitation aurait été une grossière erreur.

Dans un premier temps, les Cosaques ont donc tenté de parvenir à un accord pacifique avec les Tchouktches. Mais cela n'a pas fonctionné. Il est clair que les atamans cosaques n'étaient pas des diplomates exemplaires, mais les aborigènes n'ont pas non plus fait de concessions. La pierre d'achoppement était alors le système primitif, dans lequel vivaient ces « véritables hommes ». Ils n'avaient pas de pouvoir suprême en tant que tel. Chaque clan était dirigé par un toïon, mais il ne pouvait pas décider du sort de ses membres. Il pouvait être écouté et, si son opinion différait de celle de la majorité, il était simplement tué. Sa place était ensuite occupée par le plus accommodant du groupe. Les atamans cosaques ne pouvant par conséquent pas influencer les indigènes de quelque façon que ce soit, il ne restait qu'une seule issue : la guerre.

Malgré leur mode de vie et leurs armes primitives, les Tchouktches étaient des ennemis très dangereux. Leur cuirasse, faite de peau de phoque ou de morse, couvrait leur corps des genoux jusqu'au cou. Certains guerriers avaient également des protections faites d'os et de bois de rennes. De cette même peau de phoque ou de morse, ils fabriquaient en outre de solides boucliers.

Leurs armes principales étaient les arcs, les lances, les couteaux et les frondes. Ils étaient entraînés à manier cet arsenal dès leur plus jeune âge, mais l’utilisaient, selon les Russes, « pas très habilement ». Par ailleurs, si une menace de captivité se présentait, les Tchouktches n’hésitaient pas à se donner la mort pour l’éviter. Grâce à des raids constants contre leurs voisins, ils avaient également développé un concept de tactique militaire, ce en quoi ils étaient très différents des autres aborigènes de l’Extrême-Orient russe.

Les « véritables hommes » étaient des maîtres du camouflage et redoublaient de ruse face à l'ennemi, l'attirant dans des pièges. Chaque clan avait ses propres grands guerriers. Les Tchouktches avaient enfin l'habitude de se faire tatouer un point sur la main après avoir tué un adversaire. Par conséquent, plus il y avait de points, plus grands étaient le respect et l'autorité.

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Les conquistadors de la Tchoukotka

Au moment où la péninsule des Tchouktches a été conquise, environ dix mille aborigènes y vivaient en clans dispersés. Et bien souvent, ils étaient en conflit les uns avec les autres, se disputant rennes et territoires. Les colons russes étaient quant à eux bien moins nombreux. Les cosaques étaient au nombre de quelques centaines et la principale force de frappe était constituée par les Youkaguirs, Koriaks, Évènes et autres peuples rivaux des Tchouktches. Cependant, en réalité, ces aborigènes alliés n'étaient pas d'une grande utilité. Ils avaient en effet une peur panique des « véritables hommes » et il n’était pas rare que leurs guerriers s'enfuient avant même le début de la bataille.

Le principal bastion des colons était la ville d'Anadyr, érigée en 1652 avec la participation de Semion Dejnev. Pendant plus de soixante-dix ans, l'ostrog était le seul endroit où les cosaques pouvaient se sentir relativement en sécurité. Pendant tout ce temps, les Tchouktches ont attaqué inlassablement ces intrus et finalement, Saint-Pétersbourg, la fraichement bâtie capitale impériale, en a eu assez.

Une campagne militaire de grande envergure a été menée par l'ataman cosaque Afanassi Chestakov. Était attendu de lui qu’il capture la Tchoukotka, le Kamtchatka et la côte de la mer d'Okhotsk. Le capitaine Dmitri Pavloutski a été envoyé afin de l’assister dans cette tâche. Il était ainsi nécessaire qu’ils unissent leurs forces afin d’infliger une défaite écrasante aux Tchouktches. Cependant, étant tous deux des leaders forts, ils ne sont pas parvenus à trouver un terrain d’entente et, en 1729, ont emprunté différents itinéraires.

Le chemin de l'ataman Chestakov a été interrompu un an plus tard. Lui et son équipe ont été pris en embuscade et tués. Pavloutski n'a appris sa mort que quelques mois plus tard. À ce moment-là, le capitaine et les Koriaks avaient détruit plusieurs unités tchouktches et réussi à trouver leurs campements. Guidé par un ordre de Saint-Pétersbourg, Dmitri agissait aussi cruellement que possible envers les indigènes. Les cosaques et les Koriaks n'épargnaient personne, ne laissant derrière eux que des cendres. Les Tchouktches ont alors été si impressionnés par Pavloutski que son surnom – Iakounine – est devenu pour eux le symbole de l'ennemi absolu.

D'ailleurs, cette confrontation a été reflétée dans les contes tchouktches recueillis par l'ethnographe Vladimir Bogoraz. Iakounine y apparaissait comme le méchant le plus impitoyable. Il était décrit comme un vieil homme armé aux cheveux gris et à l’armure de métal. Aussi, dans tous les récits où Iakounine est évoqué, l’attend une mort inévitable. Il existe deux versions de l'origine de ce vil personnage. La première est une image collective des cosaques, la seconde est bien une référence directe à Pavloutski.

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Le commerce, facteur de pacification

Dmitri n'a néanmoins pas eu le temps de terminer son affaire sanglante. Il a en effet été promu major et transféré à Iakoutsk. Pendant un certain temps, les affrontements entre les colons et les Tchouktches ont cessé et certains clans ont même payé le iassak. Mais la paix n'a pas duré longtemps. Au début des années 1740, les Tchouktches ont recommencé à effectuer des raids sur les tribus voisines et à chasser des détachements de colons. Leur peur de Pavloutski s'est ainsi progressivement dissipée. Ce dernier est donc revenu. Revenu afin de punir cruellement les aborigènes.

Néanmoins, les Tchouktches étaient prêts et ont offert un brillant spectacle. Ils ont volé des rennes près de l’ostrog d’Anadyr, ont attendu qu'un détachement dirigé par Pavloutski en sorte, puis les ont attirés dans un piège. Le commandant, qui connaissait pourtant parfaitement la ruse et la sournoiserie de l'ennemi, est ainsi mort à cause de sa propre hâte. 

Les tentatives de conquête des Tchouktches ont duré jusqu'en 1763 et cela n'avait pratiquement aucune utilité. Le trésor public avait subi d'énormes pertes – plus de 1 300 000 roubles ont été dépensés pour l'entretien de la garnison d’Anadyr, et les revenus du iassak local n'ont même pas atteint 30 000 roubles. La décision d'arrêter la campagne était donc des plus raisonnables. L’ostrog d'Anadyr a par conséquent été détruit et ses habitants déplacés vers d'autres terres.

Il semblerait que l'histoire de la conquête de la péninsule de Tchoukotka soit terminée. Mais ce n'est pas le cas. Dès que le drapeau de l'Empire russe a disparu, les Français et les Britanniques ont commencé à s'intéresser à ce territoire. Bien entendu, il était hors de question de permettre leur présence, et Catherine II a ordonné le retour des colons. C'est seulement alors qu'ils ont agi envers les Tchouktches non pas par la force, mais sous un angle nouveau, pacifique.

Le plan a fonctionné. Lors de foires annuelles, les cosaques et les Tchouktches ont organisé des échanges de marchandises et sont rapidement parvenus à trouver un langage commun. Bien sûr, il est vrai, le iassak n’était toujours pas versé et leur allégeance à l'empire n’était que formelle. L'adhésion finale de la Tchoukotka n’aura lieu que bien plus tard, à l'époque soviétique.

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