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« Et si nous faisions un sort à notre cher William Shakespeare ? » Cette proposition du metteur en scène d’un théâtre amateur dans la célèbre comédie soviétique Attention, Automobile (1966) est entrée dans le langage courant. Elle reflète parfaitement le rapport que les Russes entretiennent à Shakespeare. Il n’est pas seulement l’un de leurs poètes et dramaturges préférés. Il appartient à leur patrimoine culturel.
Parce qu’ils le lisent en traduction, les Russes ont beaucoup moins de mal à comprendre Shakespeare que les Britanniques, qui doivent surmonter les difficultés que présentent pour eux la syntaxe et le lexique anglais du XVIe siècle.
L’engouement des Russes pour le « Barde immortel », comme l’appellent les Anglais, date du début du XIXe siècle. De nombreuses traductions de ses œuvres furent faites à cette époque où l’aristocratie russe fut prise d’anglomanie. Shakespeare bouleversa l’esprit des écrivains russes.
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Alexandre Pouchkine
Les contemporains d’Alexandre Pouchkine (1799-1837) lui attribuaient ces paroles : « La lecture de Shakespeare me fait tourner la tête. J’ai l’impression de regarder dans l’abîme ». Dans le brouillon en français d’une lettre de 1825 à son ami Nikolaï Raïevski (1801-1843), le poète écrivait : « ... quel homme que ce Schakespeare [ainsi orthographié – ndlr] ! Je n’en reviens pas. Comme Byron le tragique est mesquin devant lui ! »
Littéralement élevé dans l’amour du théâtre français, Alexandre Pouchkine était frappé des libertés que Shakespeare avait prises avec les canons établis de la dramaturgie et l’admirait parce qu’« il ne craint jamais de compromettre son personnage, il le fait parler avec tout l’abandon de la vie, car il est sûr en temps et lieu de lui faire trouver le langage de son caractère » . Dans Eugène Onéguine, lorsque Lenski visite un cimetière, il cite dans le texte Hamlet devant la tombe du bouffon de son père : "Рооr Yorick!".
« À la différence de ceux de Molière, les personnages de Shakespeare ne sont pas des passions ou des vices incarnés. Ils sont des êtres vivants mus par de nombreuses passions et de nombreux vices. Les circonstances révèlent aux spectateurs toutes les facettes de ses personnages. Chez Molière, l’avare est avare et rien de plus. Shylock, lui, est avare, calculateur, vindicatif, spirituel, aime les enfants... », écrivait Alexandre Pouchkine.
Le poète russe reconnaissait que Shakespeare l’avait fortement influencé. En particulier, lors de la composition de Boris Godounov. Renonçant aux canons de la dramaturgie classique française, Alexandre Pouchkine construisit sa tragédie en respectant « le système de notre père Shakespeare ». « À l’exemple de Shakespeare je me suis borné à développer une époque et des personnages historiques sans rechercher les effets théâtrals [ainsi orthographié – ndlr], le pathétique romanesque etc... » . Il ajoutait avoir « imité sa composition libre et ample des personnages, dans sa présentation simple et nonchalante des types » humains.
Nicolas Gogol
L’écrivain Nicolas Gogol (1809-1852) estimait que Shakespeare donnait à voir l’homme lui-même.
« Shakespeare est profond et limpide. Il reflète en lui comme le fait fidèlement le miroir tout cet immense monde et tout ce qui fait l’homme », énonça-t-il.
Il voyait en Shakespeare son maître en littérature qui l’influença particulièrement durant la rédaction des Ames Mortes.
Vissarion Biélinski
Le grand critique littéraire du XIXe siècle, Vissarion Biélinski (1811-1848), estimait que William Shakespeare avait trouvé son personnage d’Hamlet dans la vraie vie.
« Tous les personnages de Shakespeare sont des figures vivantes qui n’ont en elles rien d’abstrait. On les dirait extraits de la vie quotidienne dans leur entièreté, sans retouches ni transformations », écrivait le critique et théoricien de la littérature dans son article intitulé Hamlet.
Il y expliquait que les pièces de Shakespeare surpassent le théâtre français où les personnages sont des archétypes de traits humains. « Le scélérat doit incarner en lui toutes les scélératesses et le vertueux, toutes les vertus. De ce fait, ils n’ont aucune personnalité. »
« Le personnage d’Hamlet est un monde à part entière issu de la vraie vie. Considérez la simplicité, le caractère ordinaire et naturel de ce monde à la lumière de toute sa singularité et son élévation. L’histoire de l’humanité n’est-elle élevée et singulière parce que simple, ordinaire et naturelle ? »
Ivan Tourgueniev
L’écrivain Ivan Tourgueniev (1818-1883) fut un des grands traducteurs en russe de Shakespeare. Il reconnaissait le talent incontestable du barde d’Avon. Mais, le culte dont il faisait l’objet l’irritait. Selon lui, dès qu’ils découvraient ses œuvres, les dramaturges russes commençaient à la copier et à lui emprunter ses effets théâtraux.
Le 8 décembre 1847, Ivan Tourgueniev écrivait à Pauline Viardot : « L’ombre de Shakespeare pèse sur les épaules de tous ces auteurs dramatiques ; ils ne peuvent se défaire de leurs réminiscences ; ils ont trop lu, les malheureux, et pas du tout vécu ! » .
Ivan Tourguéniev savait mieux que personne combien l’influence du dramaturge anglais était puissante. En 1848, il composa Le Hamlet du District de Chtchigry et, en 1870, Le Roi Lear des Steppes. Il transposa les histoires de Shakespeare dans la province russe. Les tragédies tournent malheureusement à la farce.
Nikolaï Dobrolioubov
Pour Nikolaï Dobrolioubov (1836-1861), un autre critique célèbre du XIXe siècle, considérait Shakespeare comme un génie qui avait révélé au monde la vérité.
« Les écrivains de génie surent discerner dans la vie et mettre en action les vérités que les philosophes avaient prédites en théorie», affirmait le critique.
Pour lui, Shakespeare était un visionnaire qui avait influencé l’humanité entière et posé les jalons de son évolution future.
Nikolaï Dobrolioubov expliquait pour Shakespeare avait une si grande importance dans le monde : « Nombre de ses pièces peuvent être considérées comme des découvertes dans le domaine du cœur humain ; son activité littéraire éleva la conscience humaine de plusieurs degrés et lui permit d’atteindre une hauteur que personne n’avait atteinte jusqu’alors et que seuls certains philosophes avaient pressentie. »
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Léon Tolstoï
Léon Tolstoï (1828-1910) « ne partage[ait] absolument le sentiment d’admiration que tous éprouv[aient] » à l’égard de Shakespeare. Fidèle à lui-même, l’auteur de Guerre et Paix faisait une fois encore preuve d’indépendance d’esprit.
« Je me souviens de l’étonnement que j’éprouvai la première fois que je lus Shakespeare. J’espérais en retirer une grande jouissance esthétique [...] mais je ne ressentis qu’une aversion insurmontable, de l’ennui et de la perplexité. »
Léon Tolstoï qualifiait Le Roi Lear de drame absurde auquel il trouvait de nombreux défauts. À commencer par l’invraisemblance des situations.
Son avis n’était pas moins tranché au sujet de Roméo et Juliette, Hamlet et Macbeth. Il les considéraient comme « des œuvres insignifiantes et réellement mauvaises. »
En cinquante ans, Léon Tolstoï lut plusieurs fois Shakespeare : en russe, en anglais, en allemand pour tenter de comprendre « l’aversion insurmontable, l’ennui et la perplexité » ressenties à sa première lecture.
Il ne pouvait se résoudre à accepter « l’immoralité » et « la vulgarité » des pièces de Shakespeare. Il trouvait que la langue du dramaturge anglais était faussement sentimentale. Il lui reprochait également son incapacité à insuffler à ses personnages du caractère. À ses yeux, Hamlet n’était absolument pas convaincant.
« Des amants qui se préparent à la mort, qui se battent, qui meurent sont particulièrement loquaces et parlent de choses qui n’ont rien à voir avec la situation dans laquelle ils se trouvent », critiquait Léon Tolstoï. Les nombreux jeux de mots et plaisanteries de Shakespeare n’étaient pas du goût de l’écrivain russe qui ne les trouvait pas drôles.
Boris Pasternak
Le poète et prosateur Boris Pasternak (1890-1960) voyait en Shakespeare plusieurs auteurs. Il fut profondément influencé par le barde immortel. L’un des poèmes du Docteur Jivago s’intitule Hamlet, tragédie que Boris Pasternak traduisit.
Dans son article « Remarques sur les traductions de Shakespeare », Boris Pasternak reconnaissait que la langue imagée du dramaturge est hétérogène, tantôt « naturelle comme la langue parlée », tantôt « extrêmement poétique ». Sa rhétorique est saturée de sous-entendus.
« Shakespeare réunit en lui les extrémités stylistiques les plus éloignées. Il les mélange de telle façon qu’on dirait que vit en lui plusieurs auteurs », écrivait Boris Pasternak. Selon lui, la prose du dramaturge anglais était parfaitement achevée et taillée par un « comique attentif aux détails » de génie. À l’opposé, ses vers blancs reflètent le chaos intérieur et extérieur qui « irritait tant Voltaire et Tolstoï ».
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