Que pensaient Pouchkine, Tolstoï et Dostoïevski des tsars?

Kira Lisitskaïa (Images: Domaine public)
Au XIXe siècle, la littérature tenait une place centrale dans la vie culturelle de la Russie. Les empereurs lisaient et réfléchissaient aux œuvres des grands écrivains qu’il leur arrivait de condamner puis de gracier, parfois. Mais que pensaient ces auteurs des souverains russes?

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Alexandre Pouchkine: de la haine à l’amour

Orest Kiprenski. Portrait d'Alexandre Pouchkine

Alexandre Pouchkine (1799-1837) entretint des relations équivoques avec le pouvoir. En 1834, il écrivait : « J’ai connu trois tsars. Le premier m’ordonna de me découvrir la tête et réprimanda ma nounou pour ma mauvaise conduite. Le second n’eut pas pitié de moi. Le troisième me costuma en page de cour vieillissant. Mais j’aimerais autant ne pas changer ce troisième pour un quatrième. Le mieux est l’ennemi du bien »*

De qui parlait ainsi le grand poète ?

Le premier tsar dont se souvenait Alexandre Pouchkine est Paul Ier. L’empereur vit un jour le petit Pouchkine. Dans son ode Liberté, le poète insinuait que le tsar avait été assassiné avec l’accord tacite de son fils et héritier Alexandre.

Vladimir Borovikovski. Portrait de Paul Ier

Le deuxième tsar était justement Alexandre Ier à qui avaient déplu certains vers libéraux du jeune et impétueux poète. Il l’exila d’abord dans le sud, puis dans sa propriété familiale de Mikhaïlovskoïé (aujourd’hui, région de Pskov). Cette relégation évita à Alexandre Pouchkine de prendre part au soulèvement des Décembristes (14/26 décembre 1825). Parmi les cinq qui furent pendus et les cent vingt et un qui furent condamnés aux travaux forcés en Sibérie, certains étaient des amis du poète. Il compatissait à leur sort et composa des vers dans lesquels il exprime son espoir :

« Les lourdes chaînes tomberont

Les mines s’écrouleront… Et la liberté

Vous accueillera joyeusement à l’entrée »**

Georges Dawe. Portrait d'Alexandre Ier

Dans le chapitre X d’Eugène Onéguine qu’il brûla (un manuscrit du texte fut découvert par hasard en 1980), Alexandre Pouchkine n’épargne pas Alexandre Ier, le qualifiant de « souverain faible et fourbe », de « chardonneret déplumé ». Le poète considérait la victoire d’Alexandre Ier sur Napoléon Ier (1769-1821) comme une gloire « fortuite ». Il moqua plus d’une fois dans des épigrammes la lâcheté du tsar au cours de cette guerre.

Le troisième tsar dont parlait Alexandre Pouchkine était Nicolas Ier, en qui beaucoup de contemporains ne voyaient qu’un soudard peu instruit. Pourtant, le tsar estimait grandement le poète dont il devint pratiquement le censeur : il lisait lui-même les textes d’Alexandre Pouchkine et leur donnait ou non l’imprimatur. Il en fit l’historiographe de la cour, lui donna accès aux archives, l’autorisa à travailler sur une histoire du soulèvement d’Emilian Pougatchov (1742-1775) et d’autres sujets de son choix.  

Franz Krüger. Portrait de Nicolas Ier

Nicolas Ier fit Alexandre Pouchkine « page de la chambre ». Déjà âgé de trente-quatre ans, le poète prit cette distinction comme une humiliation qui lui permettait toutefois de toucher une pension et de jouir de certains privilèges.

Il y eut des moments plus intimes dans les relations entre le poète et le tsar : des bruits coururent selon lesquels la femme d’Alexandre Pouchkine ne laissait pas Nicolas Ier indifférent, ce qui rendit l’écrivain affreusement jaloux.

L’avis que portait Alexandre Pouchkine sur Pierre Ier était ambivalent : dans son poème Le Cavalier d’Airain, il admire la puissance et la grandeur du premier empereur russe et lui reproche d’avoir tenu son peuple et son pays d’une main de fer.

Alexandre Pouchkine était un des arrière-petits-fils d’Abraham Hannibal (v.1696-1781), un éthiopien que Pierre Ier avait pris à son service et dont il était le parrain (il lui avait donné son patronyme). Le poète lui consacra une nouvelle, restée inachevée : Le Nègre de Pierre le Grand.

Les œuvres d’Alexandre Pouchkine reflètent l’évolution des réflexions du pouvoir des tsars. On se souviendra de sa tragédie Boris Godounov. Dans La Fille du Capitaine, il présente Catherine II comme une impératrice sage et magnanime.

Léon Tolstoï: tous les gouvernants sont «imbéciles et dépravés»

Léon Tolstoï

Dans Guerre et Paix, Léon Tolstoï (1828-1910) accorde une attention particulière au tsar Alexandre Ier. Il fait le portrait d’un homme simple à la fois mesquin, orgueilleux et trop sensible. L’écrivain prend un malin plaisir à décrire l'empereur tournant de l'œil à la vue de blessés sur le champ de bataille. On a la nette impression que Léon Tolstoï accorde sa sympathie à Napoléon Ier et ne distingue pas en Alexandre Ier un homme qui sut maîtriser le destin. Il montre toutefois la piété que nourrit le peuple russe à l’égard de son souverain et l’exaltation qu’il éprouve à sa vue.

L'acteur Viktor Mourganov dans le rôle d'Alexandre Ier

En émettant quelques réserves, l’on pourrait dire que Léon Tolstoï était anarchiste. Il ne reconnaissait, ni ne craignait l’autorité des représentants d’aucune forme de pouvoir. Il n’hésitait pas à dénoncer leurs agissements. L'État était pour lui un spoliateur qui confisquait aux hommes, nés dans ses frontières, le droit à exploiter la terre.

Pour Léon Tolstoï, l’histoire de l’Europe se résumait à celle de dirigeants imbéciles et dépravés « qui tuaient, ruinaient et, pire encore, dépravaient leurs peuples ». Les souverains se succèdent et se ressemblent : ils imposent à leurs peuples la violence et la mort. Selon l’écrivain, ceux qui montent sur le trône sont toujours les plus « stupides, méprisables, cruels, privés de toute morale et, surtout, menteurs ». À croire, selon lui, qu’on ne peut exercer le pouvoir sans être paré de toutes ces qualités.

Victor Vasnetsov. Tsar Ivan IV le Terrible

Dans un article consacré au pouvoir étatique, Léon Tolstoï critique les tsars sans y mettre les formes. Il traite Ivan le Terrible de « détraqué » et Nicolas II « d’innocent officier de hussards ».

N.F.Yaсh. Portrait de Nicolas II

L’écrivain traite Alexandre III, qui appréciait son talent au plus haut point, de personnage « sot, brutal et ignorant ». Alexandra, la tante préférée de Léon Tolstoï, était dame de compagnie de l’impératrice Maria Fiodorovna. Grâce à l’influence de sa parente, il ne fut pas poursuivi pour sa Sonate à Kreutzer, considérée comme subversive et, conséquemment, interdite en Russie.

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Fiodor Dostoïevski, un monarchiste convaincu

Vassili Perov. Portrait de Fiodor Dostoïevski

Les relations qu’entretenait Fiodor Dostoïevski avec le pouvoir revêtaient un caractère dramatique. Dans sa jeunesse, influencé par le critique Vissarion Biélinski, Fiodor Dostoïevski se joignit au cercle de Mikhaïl Petrachevski d’inspiration révolutionnaire. Lors d’une de leurs réunions, il y donna lecture de la Lettre de Biélinski à Gogol qui circulait sous le manteau. Le critique y brossait un tableau fort sombre de la vie en Russie.

Cette lecture valut à Fiodor Dostoïevski d’être arrêté en 1849 avec d’autres membres du cercle de Petrachevski. Il passa huit mois en prison avant d’être condamné à être passé par les armes. Alors qu’ils se trouvaient déjà près des poteaux d’exécution, ses compagnons et lui apprirent que l’empereur Nicolas Ier avait commué leur peine de mort en huit ans de bagne en Sibérie. Ce simulacre de mise à mort fit perdre l’esprit à l’un des condamnés et laissa Fiodor Dostoïevski avec de lourdes séquelles psychiatriques.

Georg Botman. Portrait de Nicolas Ier

Ces épreuves poussèrent l’écrivain à considérer le monde sous un angle nouveau. Il devint un monarchiste convaincu. Il adhéra également à un courant du slavophilisme tardif (connu plus tard sous le nom de почвенничество / povtchviénnitchvo) qui rejetait les idéologies qui lui étaient contemporaines : le marxisme, le nihilisme, le libéralisme et affirmait la spécificité russe qui devait être formulée dans « l’idée russe ». Dans son roman Les Démons (ou Les Possédés), il décrivit la malignité des idées révolutionnaires et de la jeunesse qui les diffuse.

Fiodor Dostoïevski entretenait des relations directes avec la famille impériale. Alexandre II, qui avait officiellement gracié les membres du cercle de Petrachevski, invita l’écrivain à converser avec ses fils Sergueï et Pavel. Fiodor Dostoïevski ne vit pas l’empereur, mais déjeuna à trois reprises avec les grands-princes et leur fit part de sa vision de l’avenir de la Russie. Il aborda également des questions politiques.

Nicolaï Lavrov. Portrait d'Alexandre II

L’écrivain apprécia hautement l’héritier du trône, le futur Alexandre III, sur qui Les Possédés avait fait une grande impression. En 1880, le grand-prince reçut Fiodor Dostoïevski dans son palais. La fille de l’écrivain se souvenait : « Dostoïevski, qui était à cette époque de sa vie un monarchiste ardent, ne voulut pas se soumettre à l’étiquette de la cour [...] Ce fut peut-être la seule fois dans sa vie qu’Alexandre III fut traité comme un simple mortel. Il ne s’offusqua pas de l’attitude de Dostoïevski. Plus tard, il parlait de mon père avec respect et sympathie ».

Le grand-prince qualifia la mort de Fiodor Dostoïevski de « grande perte ». Un mois plus tard, il devenait tsar à la suite de son père Alexandre II assassiné par des terroristes qui avaient tant inquiété l’écrivain.

Ivan Kramskoï. Portrait d'Alexandre III

Fiodor Dostoïevski n’eut pas le temps de composer un poème qu’il pensait intitulé L’Empereur. La figure centrale devait en être Ivan VI, l’enfant-empereur, destitué par Élisabeth, la fille de Pierre le Grand. Il passa vingt ans dans une cellule avant d’y être assassiné.

*Traduction de Georges Nivat, Le Débat 2008/2 (N°149), p.131a.

**Traduction de Lila Vautel, La Chaîne d’Union N°2021/2 (N°96), p.74a.

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