Entouré de miracles: le monastère de l’Epiphanie Saint-Abraham de Rostov

Culture
WILLIAM BRUMFIELD
L'historien et expert en architecture William Brumfield découvre ce qui reste d'un ancien monastère chargé d’histoire.

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Situé à environ 200 km au nord-est de Moscou, Rostov le Grand est l'une des premières colonies de peuplement connues de l'ancienne Rus’ – elle est mentionnée pour la première fois dans les chroniques médiévales de l'année 862. Elle a longtemps été un site prisé des touristes dans le centre de la Russie grâce à ses anciens monastères et églises et à son Kremlin bien conservé. Le Kremlin de Rostov abrite également l'un des musées d'histoire régionale les plus prestigieux du pays. Créé en 1883, il fut placé à partir de 1886 sous le patronage du futur tsar Nicolas II.

Le photographe et chimiste russe Sergueï Prokoudine-Gorski (voir l'encadré ci-dessous) était profondément intéressé par Rostov le Grand et a photographié la ville en détail lors d'une visite à l'été 1911. Les superbes vues panoramiques de Prokoudine-Gorski présentent de nombreux monuments culturels, dont il a photographié certains en détail.

D'autres n'apparaissent que dans des vues générales comme le monastère de l’Epiphanie Saint-Abraham, l'un des plus anciens du nord-est de la Russie.

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Destructeur d'idoles

Fait paradoxal pour un monument historique aussi important, des questions subsistent sur l'histoire des débuts du monastère, les archives ayant été détruites par un incendie en 1730. La version communément admise est que le monastère a été fondé à la fin du XIe siècle par Abraham de Rostov sur le site de sa victoire sur des païens adorateurs d'idoles.

Bien que les historiens aient des opinions divergentes sur l'identité d'Abraham et les dates de sa vie, l'Église orthodoxe le considère comme l'un de ses premiers missionnaires. Il a probablement été canonisé lors des Conseils de l’Église convoqués par le métropolite Macaire de Moscou en 1547-1549 pour entériner l’héritage spirituel de la Moscovie et faire avancer la cause de la sainteté russe.

Selon les récits de sa vie approuvés par l’Église, l’activité missionnaire d'Abraham s’est déroulée au cours des décennies qui ont suivi la christianisation de la Rus’ de Kiev en 988. Il a fini par se rendre à la colonie de Rostov et a construit une hutte sur la rive sud du lac Nero. À cette époque, la population locale était composée d'un mélange de peuples finno-ougriens qui adoraient des dieux païens. Selon des récits populaires, une idole de pierre impressionnante du dieu Veles se tenait près du lac Néron et était largement vénérée.

Obnubilé par la nécessité de contrer le pouvoir de l'idole, Abraham eut une vision de Saint Jean le Divin, qui lui donna un bâton miraculeux surmonté d'une croix. Avec celui-ci, Abraham fut habilité à renverser l'idole de pierre et à convertir ses adorateurs à la foi chrétienne.

En commémoration de ce triomphe, il aurait fondé le monastère de l'Épiphanie (appelé par la suite le monastère de l'Épiphanie de Saint-Abraham) à l'endroit où se trouvait l'idole. L'acte d'Abraham a pris racine dans la légende locale et son bâton miraculeux a été conservé au monastère, qui se composait de structures en rondins.

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Précurseur de Saint-Basile

Le statut du monastère s’est considérablement renforcé lorsqu’Ivan le Terrible y fit un pèlerinage à l’automne 1552, lors des préparatifs de sa dernière campagne historique contre la ville de Kazan sur la Volga. Comme point culminant de la visite, les moines ont offert le bâton miraculeux de Saint Abraham pour accompagner Ivan dans sa campagne. À son tour, Ivan a juré d'ériger une église au monastère à son retour triomphant en 1553.

En fait, Ivan a lancé la construction de différents sanctuaires votifs pour commémorer sa conquête de Kazan. Le plus célèbre d’entre eux est Saint-Basile sur la place Rouge, construit en 1555-1561. 

Mais avant cela, il y eut la cathédrale de l'Épiphanie (1553-1555), la première structure en maçonnerie du monastère Saint-Abraham. En effet, il a été suggéré que la cathédrale de l’Épiphanie, avec ses formes variées et asymétriques, préfigurait les caractéristiques de la conception remarquable de Saint-Basile. La structure carrée principale, élevée au-dessus d'un rez-de-chaussée et couronnée de cinq coupoles, sert de noyau pour d'autres composants, notamment un porche et une galerie surélevée (reconstruite en 1818) le long de la façade ouest.

Monastère de l'ÉpiphanieSaintAbraham. Cathédrale de l'Épiphanie, vue sud avec chapelle Saint-Abraham attenante (avant restauration). 29 juillet 1997 / Monastère de l'ÉpiphanieSaintAbraham. Cathédrale de l'Epiphanie, vue sud avec chapelle Saint-Abraham attenante (après restauration). 6 juillet 2019

La galerie est flanquée de deux chapelles, dont l'une - à l'angle gauche (nord) - était consacrée à Saint Jean Baptiste tandis que l'autre - à l'angle sud - était dédiée à Saint Jean le Divin. Les deux sont des hommages aux figures célestes qui soutenaient Ivan, dont le nom est la forme russe de « Jean ». La chapelle sud-ouest de Saint-Jean sert de base à un clocher en flèche avec un sommet en forme de chapiteau.

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Le dernier élément pittoresque de la cathédrale est une chapelle dédiée à Saint-Abraham située à l'angle sud-est. Elle est également coiffée d’une tour en chapiteau, un type prisé sous le règne d’Ivan. Il n'y a aucune trace de la décoration intérieure de la fin du XVIe siècle.

Monastère de l'ÉpiphanieSaintAbraham. Cathédrale de l'Épiphanie, vue sud-est avec chapelle Saint-Abraham attenante (avant restauration). 29 juillet 1997 / Monastère de l'ÉpiphanieSaintAbraham. Cathédrale de l'Épiphanie, vue est avec chapelle Saint-Abraham (après restauration). 6 juillet 2019

Au cours d'une crise dynastique prolongée connue sous le nom de Temps des troubles au début du XVIIe siècle, le monastère de l'Épiphanie de Saint-Abraham fut dévasté en 1609 par les forces polonaises dans le cadre de leur sac de Rostov. La cathédrale de l'Épiphanie est restée la seule église en brique du monastère jusqu'au milieu du XVIIe siècle.

Le sort du monastère s’est amélioré sous la direction de Jonas Syssoïevitch (vers 1607-1690), l’une des figures les plus importantes de l’histoire de l’Église russe au XVIIe siècle. Fils d'un prêtre de campagne nommé Syssoï, il a été tonsuré au monastère de la Résurrection d’Ouglitch.

Jonas a gravi les échelons de la hiérarchie monastique et, en 1646, a été nommé abbé (archimandrite) du monastère Saint-Abraham, où il a servi de 1646 à 1652. Pendant cette période, il a dirigé la construction de l'église de la Présentation de la Vierge, construite avec un réfectoire (salle à manger) et reliée au côté sud de la cathédrale de l'Épiphanie par une galerie (démolie par la suite). Les restes du père de Jonas, Syssoï, ont été enterrés dans cette église.

On pense également que Jonas a érigé une petite église dédiée à Saint-Nicolas au-dessus de la Sainte Porte, l’entrée principale du monastère, à l’ouest. Les deux églises ont par la suite été substantiellement modifiées.

Monastère de l'ÉpiphanieSaintAbraham. Église Saint-Nicolas au-dessus de la Sainte Porte, vue sud-est avant restauration. 29 juillet 1997 / Monastère de l'ÉpiphanieSaintAbraham. Église Saint-Nicolas au-dessus de la Sainte Porte, vue sud-est après restauration. 6 juillet 2019

En 1652, Jonas a été nommé métropolite de Rostov par le nouveau patriarche Nikon à Moscou. (Après le patriarche, le métropolite est le plus haut rang ecclésiastique de l'Église orthodoxe russe.) Des années 1660 jusqu'à sa mort, en tant que métropolite de Rostov, Jonas a supervisé le programme de construction le plus actif de la Russie de la fin du Moyen Âge, dont l'apogée était le grand Kremlin de Rostov - officiellement connu sous le nom de Cour du métropolite. 

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Laissé dans l'ombre de cette construction pharaonique, le monastère Saint-Abraham a connu de modestes améliorations. À la fin des années 1680, la famille de boyards Mechtcherski a donné des fonds pour reconstruire l'église Saint-Nicolas grâce à des ouvriers fournis par le métropolite Jonas. Des murs et des tours de briques ont également été ajoutés dans la dernière partie du XVIIe siècle, mais il ne reste que deux tours flanquant la Sainte Porte.

Dommages et déclin

Le monastère de l'Épiphanie Saint-Abraham a été gravement endommagé à la suite du grand incendie de Rostov en 1730. Les travaux de restauration ont été financés via des fonds fournis par l'impératrice Anna Ioannovna, qui ont permis de faire en sorte que des artistes locaux peignent l'intérieur de la cathédrale de l'Épiphanie en 1736. Ce travail a été effacé sous une couche de peinture à l’huile dans les années 1870.

Au début du XIXe siècle, la reconstruction de l'église de la Présentation par l'architecte Piotr Pankov a été achevée dans un style néoclassique austère et provincial. Après un incendie en 1826, l’église Saint-Nicolas a été restaurée par Pankov, qui, au cours de la décennie suivante, a ajouté un haut clocher néoclassique discernable dans la vue éloignée de Prokoudine-Gorski.

En 1929, toute activité religieuse a cessé dans l’enceinte du monastère. La cathédrale de l'Épiphanie a convertie en lieu de stockage de céréales. Divers efforts de restauration déployés au cours des dernières décennies n’ont pas permis de résoudre de graves problèmes structurels, et l'accès à l’intérieur de la cathédrale a longtemps été interdit. Après 1929, l'église de la Présentation a été adaptée à divers usages, y compris comme jardin d'enfants et cellule de dégrisement.

En 1993, le monastère Saint-Abraham a été restitué à l'Église orthodoxe en tant que filiale du monastère Andronikov de Moscou. En 2004, le monastère a été rétabli pour être utilisé comme couvent. Sur ses trois églises, l’église Saint-Nicolas a été entièrement restaurée et contient désormais les reliques du fondateur de l’ancien monastère, Saint Abraham de Rostov.

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe de photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé à travers l'Empire russe et a réalisé plus de 2000 photographies avec ce processus, qui impliquait une triple exposition sur une plaque de verre. En août 1918, il quitte la Russie et s'installe finalement en France où il emmène une grande partie de sa collection de négatifs sur verre, ainsi que 13 albums d’épreuves-contact. Après sa mort à Paris en 1944, ses héritiers vendent la collection à la Bibliothèque du Congrès (Etats-Unis). Au début du XXe siècle, la bibliothèque a numérisé la collection Prokoudine-Gorski et l'a mise gratuitement à la disposition du public mondial. Quelques sites Web russes ont désormais des versions de la collection. En 1986, l'historien de l'architecture et photographe William Brumfield a organisé la première exposition de photographies de Prokoudine-Gorski à la Bibliothèque du Congrès. Au cours d'une période de travail en Russie commençant en 1970, William Brumfield a photographié la plupart des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtapose les monuments architecturaux immortalisés par Prokoudine-Gorski avec des photographies prises par Brumfield des décennies plus tard. 

Dans cet autre article, William Brumfield vous propose l’incroyable récit de l’icône disparue de Smolensk.