Astapovo: sur les traces du dernier voyage de Tolstoï

William Brumfield; Sergueï Prokoudine-Gorski
L'historien et expert en architecture William Brumfield nous emmène dans la gare obscure où le grand écrivain a rendu son dernier souffle.

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Gare d'Astapovo(maintenant Lev Tolstoï). Ancienne gare ferroviaire (à gauche) et gare principale (construite avant l'arrivée de Tolstoï en 1910)

En mai 1908, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a pris l'une de ses photographies les plus célèbres : un portrait couleur de Léon Tolstoï dans son domaine de Iasnaïa Poliana.

C'est l'une des nombreuses photographies que Prokoudine-Gorski a prises en prévision du 80e anniversaire du grand écrivain.

Iasnaïa Poliana. Portrait couleur de Léon Tolstoï pris après son retour d'équitation. Publié pour la première fois dans le numéro d'août des Notes de la Société technique impériale russe

Mon dossier photographique concernant Iasnaïa Poliana a commencé en juillet 1970 et s'est poursuivi au cours des décennies suivantes. Les premières photographies que j'y ai prises étaient parmi les premières de mon travail en Russie. Pour Prokoudine-Gorski, comme pour tant d'autres Russes, Tolstoï constituait un phare de la justice à une époque où l'Empire russe faisait face à d'immenses défis. Iasnaïa Poliana, située au sud-ouest de la ville de Toula (à 185 km de Moscou), est devenue un lieu de pèlerinage pour les Russes de toutes classes sociales et pour les visiteurs étrangers.

Gare d'Astapovo. Gare principale

Mais bien que son travail ait ravi des millions de lecteurs à travers le monde, ses dernières années ont été une période d'agitation personnelle et de déconvenues, en particulier vis-à-vis de sa femme dévouée Sofia (Sonia) Andreïevna.

À l'automne 1910, fuyant ce qu'il considérait comme une situation domestique intolérable, Tolstoï trouva la mort non pas chez lui, mais dans une gare éloignée connue sous le nom d'Astapovo, à environ 400 km au sud-est de Moscou dans l'actuelle région de Lipetsk.

Gare d'Astapovo. Logement des cheminots

On a beaucoup écrit sur les derniers jours de la vie de l'écrivain, mais peu d'attention a été accordée au cadre physique dans lequel cet événement capital s'est produit - la gare ferroviaire connue sous le nom d'Astapovo. J'ai eu la chance de pouvoir photographier la gare, aujourd'hui musée national, en août 2013.

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Une gare modèle

Gare d'Astapovo. École ferroviaire, façade principale

Le nom de la gare vient du village voisin d'Astapovo, connu depuis le milieu du XVIIe siècle. Le nom de lieu est dérivé du lac Ostapovo, qui à son tour était lié au prénom « Ostap », prononcé « Astap » en russe standard.

Astapovo avait peu de différences avec les centaines d'autres villages de ce type dans le centre-sud de la Russie. Mais ce lieu rural a été transformé en 1889-90 avec la construction de la gare d'Astapovo dans le cadre du nouveau chemin de fer Riazan-Kozelsk. À la fin des années 1890, le trafic à travers la gare a considérablement augmenté avec le développement de ce qui était devenu le réseau ferroviaire Riazan-Oural. Le complexe de la gare a subi à partir de 1898 une expansion majeure, qui s’est poursuivie tout au long de la décennie suivante.

Gare d'Astapovo. Église de la Sainte-Trinité (rattachée à l'école ferroviaire)

En 1910, Astapovo avait peu en commun avec la petite gare mentionnée dans certaines biographies de Tolstoï. Au contraire, elle pourrait être considérée comme un modèle pour les gares provinciales au sein d’un système ferroviaire russe en pleine croissance.

Le complexe d'Astapovo se composait de plusieurs bâtiments, dont une importante gare en briques de deux niveaux construite en 1903 à côté de la gare en bois d'origine, qui avait été bâtie en 1890 et était toujours utilisée. Derrière les bâtiments de la gare et légèrement sur la droite se trouvent deux structures en bois de plain-pied : la maison du chef de gare et un poste de secours, aujourd'hui utilisé comme pharmacie. À proximité se trouve un bâtiment bas en brique qui abritait le télégraphe.

Gare d'Astapovo. Bâtiment de la gare d'origine en bois. À l'extrême gauche : deux châteaux d'eau fermés en briques pour desservir toute l'année les locomotives à vapeur.

À droite de ces bâtiments se trouvait une école technique ferroviaire reliée à l'église de la Trinité, toutes deux construites en briques en 1905-09. Utilisée comme entrepôt pendant la période soviétique, l'église a depuis été nettoyée et re-consacrée.

Maison du chef de gare. Maison d'Ivan Ozoline, où Tolstoï fut logé dans la pièce principale le 31 octobre 1910 et où il mourut le 7 novembre

Derrière la gare, à gauche, se dressent deux châteaux d'eau en briques, dont la taille reflète l'expansion rapide de la gare d'Astapovo et le nombre de machines à vapeur qui la traversaient. À l'arrière du complexe, de l’autre côté d’une petite place, se trouve une rangée de bâtiments joliment conçus pour les cheminots. Un parc avec portail d'entrée a été aménagé à côté du quartier de la gare. Telle était la gare d'Astapovo lorsque Tolstoï arriva, déjà gravement malade, le 31 octobre. (Cette date est celle du calendrier julien utilisé en Russie jusqu'en 1918 ; c'était le 13 novembre selon le calendrier grégorien utilisé ailleurs en Europe).

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Le dernier voyage

Maison du chef de gare, intérieur. Vue en direction de la chambre où Tolstoï a séjourné. Une plaque commémorative a été placée au-dessus de la porte peu après sa mort

Au cours de ses dernières années, Tolstoï était de plus en plus désemparé par ce qu'il ressentait comme un manque de compréhension de ses opinions sociales et morales de la part de Sonia, qui l'aimait profondément, lui avait donné 13 enfants (dont huit vivaient jusqu'à l'âge adulte) et avait consacré sa vie à son travail et à son bien-être.

Cet antagonisme tragique a été attisé par certains des plus proches associés de Tolstoï, qui ont préconisé un geste public comme un départ de Iasnaïa Poliana. Le membre le plus important de son entourage était Vladimir Tchertkov, un personnage controversé qui a gagné la confiance de Tolstoï et s’était engagé dans une activité organisationnelle inlassable pour promulguer les derniers travaux et enseignements de l'écrivain.

Maison du chef de gare, intérieur. Chambre avec le lit où gisait Tolstoï

Ajoutant à la tension, Tolstoï a critiqué publiquement l'Église orthodoxe et rejeté certains principes fondamentaux de la foi. En réponse, l'Église l'a excommunié en 1901. Bien que certains aient affirmé qu'il cherchait un retour vers l’Église, il mourut sans s’être réconcilié avec cette institution.

Aux premières heures du 28 octobre, Tolstoï se leva après une nuit blanche, fit ses adieux à sa fille Alexandra (Saсha) et quitta Iasnaïa Poliana avec son médecin personnel, Douchan Makovitski. Craignant d'être découverts, ils ont parcouru un chemin difficile jusqu'à la petite gare de Chtchekino, où ils sont montés à bord d'un train pour la gare de Kozelsk dans la province de Kalouga.

Maison du chef de gare, intérieur. Vue depuis l'entrée principale de la pièce où se trouvait Tolstoï. À droite : fenêtre à travers laquelle sa femme Sofia regardait de l'extérieur

Après avoir envoyé des télégrammes à Sacha et à Tchertkov, ils se sont rendus le même jour au monastère de la présentation d’Optina Poustin’, un centre spirituel renommé qui a également joué un rôle important dans la vie de Fiodor Dostoïevski. En effet, entre 1877 et 1890, Tolstoï rencontre à trois reprises le père (starets) Amvrosy, considéré comme le prototype du père Zosime dans Les Frères Karamazov.

Maison du chef de gare, intérieur. Segment de papier peint original avec contour de la tête de Tolstoï créé par l'ombre d'une lampe peu après sa mort le 8 novembre 1910 (ancien calendrier)

Le 28 octobre, Tolstoï s'est approché à deux reprises du skite, ou retraite, de Jean-Baptiste dans le monastère d’Optina Poustin’, où résidaient les moines âgés vénérés pour leur sagesse. À chaque fois, il a fait marche arrière, assailli par le doute. Beaucoup ont spéculé sur les motivations de cette visite inattendue, mais il y a peu de preuves solides sur ses possibles intentions de se réconcilier avec l'Église orthodoxe.

Maison du chef de gare, intérieur. Exposition muséale de portraits de famille et vitrine avec effets personnels de Tolstoï

Après avoir passé la nuit à l'hôtel adjacent à Optina Poustin’, Tolstoï et Makovitski se sont rendus au couvent de Chamardino, à 11 km au nord d'Optina Poustin’, le 29 octobre. Là, Tolstoï a rendu visite à sa sœur, Maria (1830-1912), qui était entrée au couvent en 1891. Le lendemain, Sacha arriva sur la base des nouvelles que Sonia avait apprises au sujet de ces allées et venues. Ce soir-là, Tolstoï écrivit une lettre lui demandant de ne pas le suivre.

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Les derniers instants de Tolstoï

Maison du chef de gare. Façade de la cour avec porte principale à travers laquelle le cercueil de Tolstoï a été transporté

Tôt le matin du 31 octobre, Tolstoï a quitté Chamardino avec Sacha et Makovitski pour retourner à la gare de Kozelsk. Là, ils sont montés à bord d'une voiture de troisième classe en direction de Rostov-sur-le-Don. Déjà dans une santé fragile à l'âge de 82 ans, épuisé par les voyages incessants et souffrant dans la voiture inconfortable, enfumée et bondée, Tolstoï est tombé malade d'une pneumonie.

Vers le soir, Makovitski et Sacha, alarmés par sa détresse évidente et sa fièvre, décidèrent de le faire descendre du train à la gare suivante, Astapovo. L'efficace chef de gare, Ivan Ozoline, reconnut Tolstoï et fit rapidement face à l'urgence en lui fournissant une grande pièce dans la maison où il vivait avec sa femme et leurs trois enfants.

Domaine de Iasnaïa Poliana. Sofia Tolstaïa photographiée sur un pont en bouleau dans le parc inférieur. Arrière-plan : maisons paysannes & granges aux toits de chaume. Épreuve de contact (négatif sur verre original inexistant)

Au cours de la semaine suivante, Astapovo a fait sensation au niveau international. Les bulletins télégraphiques se succédaient, les journalistes affluaient vers la station et une équipe de tournage de la société française Pathé News est même arrivée vers la fin.

Le 2 novembre, Tchertkov est apparu à la demande de Tolstoï, et ce soir-là, le fils de Tolstoï, Sergueï, est arrivé. Sofia Andreïevna, accompagnée d'autres enfants, est arrivée en fin de journée dans une voiture de première classe qui est restée à la gare et les a hébergés sur cette période.

Une succession de médecins défilèrent à la gare, mais aucun d’entre eux ne put empêcher l'inévitable. Sa femme n'a été autorisée à entrer dans la chambre que lorsqu'il était dans le coma. Le 7 novembre, à 6h05, Tolstoï mourut sans derniers sacrements. Ozoline, luthérien d'origine lettone, ne conservait aucune icône dans la maison.

Iasnaïa Poliana. Tombe de Tolstoï

Ozoline a décidé de garder la chambre telle qu'elle était au moment de la mort du grand écrivain. L'ombre de la tête et du torse de Tolstoï couché, projetée par la lampe de chevet, a été dessinée sur le papier peint et a été conservée. En moins d'une journée, une plaque commémorative est apparue sur l'une des portes de la pièce. L'horloge de la gare a été arrêtée à 6h05.

Le 8 novembre, un cortège funèbre partit d'Astapovo pour Iasnaïa Poliana. Le lendemain, Tolstoï a été enterré sur le domaine dans une tombe toute simple sans croix. Des centaines de personnes ont assisté à l'enterrement sous les yeux attentifs d’agents du gouvernement.

Mémorial à une époque de changement

Gare d'Astapovo. Horloge du quai de la gare, arrêtée au moment de la mort de Tolstoï, 6h05, 7 (20) novembre 1910

La vie de Tolstoï s'est déroulée sur deux époques très différentes, entre une société agricole basée sur le servage et une période turbulente de développement inégal et d'industrialisation, ce qui est visible dans son roman Anna Karénine. Il est en quelque sorte logique que ses derniers jours se soient déroulés le long d'un chemin de fer, symbole et instrument d'un changement social rapide qu'il avait longuement observé - et considéré avec suspicion.

>>> En images: Moscou à l’ère de Léon Tolstoï

En 1918, la gare d’Astapovo a été rebaptisée « Lev Tolstoï », bien que le nom Astapovo soit resté pour le complexe du musée, ainsi que pour le village voisin. Le sanctuaire établi par le chef de gare Ozoline a été maintenu après la révolution et est maintenant un monument national, administré par le musée Tolstoï de Moscou.

Quant à la ville aujourd'hui appelée « Lev Tolstoï », elle compte actuellement un peu plus de 8 000 habitants et est le centre administratif d'une riche région agricole. Depuis 2014, il n'y a pas de desserte de passagers à la gare. Les trains de marchandises, cependant, continuent de gronder, devant la grande horloge qui indique toujours 6h05.

Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIesiècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.

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