Interview inédite de l’inégalable Léon Tolstoï

Natalya Nosova
Russia Beyond a rencontré Léon Tolstoï (on ne vous dévoilera pas comment), auteur d’Anna Karénine et de Guerre et Paix, afin d’aborder diverses thématiques, telles que sa vie de famille, ses innombrables visiteurs, de nouvelles révélations personnelles ou encore le monde cruel et complexe de ce grand écrivain.

Toutes les réponses formulées par Tolstoï sont en réalité issues de son journal et ont été rédigées à différentes dates.

Russia Beyond : Monsieur Tolstoï, comment vous sentez-vous en ce moment-même ?

Léon Tolstoï : Je suis à Iasnaïa Poliana, ma santé se porte bien mieux. Les invités s’en sont allés. Mon âme est en joie.

Recevez-vous régulièrement des visiteurs ? Les mendiants et les pauvres doivent certainement venir continuellement chez vous…

Une multitude de mendiants, des veuves ayant perdu leurs terres, des vagabonds, toutes sortes de gens. Comme c’est dur pour moi, tout ceci n’est que mensonge. Je ne peux rien leur donner. Je ne les connais pas. Et ils sont bien trop nombreux. Il semble y avoir un mur entre eux et moi. Je sens que l’on ne me traite déjà plus comme une personne, mais comme une célébrité. Ils viennent voir un homme ayant acquis sa renommée grâce à la pertinence et la clarté de ses pensées exprimées, ils viennent à lui et ne le laissent pas dire un mot. Eux, ne parlent que de ce qu’ils savent, de choses dont il a depuis longtemps prouvé le ridicule.

Rien qu’aujourd’hui, dans l’après-midi, un travailleur de « l’Union du Peuple russe », engaillardi par l’alcool, m’a supplié de retrouver le chemin de l’orthodoxie. De bonne nature, mais parfaitement fou. Puis, une femme chargée de deux courriers d’une longueur conséquente m’a prié de lire « le cri de son cœur ». Vanité, manie de l’écrivain, cupidité. J’étais déçu. J’aurais dû être plus calme.

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Vous êtes un écrivain célèbre et un riche propriétaire. Votre vie connait-elle des troubles?

Mon plus grand souci est que je vis dans le luxe. Tout le monde dépense pour mon luxe, m’offrant d’inutiles objets, et ils s’offensent si je les leur rends. Ainsi, tout le monde me supplie de toutes parts, mais je me dois de refuser, suscitant alors des nuées de sentiments négatifs.

Quels sont vos autres regrets?

Je pense à la façon dont j’ai chassé oiseaux et animaux, à la façon dont je les ai achevés avec une lance ou un couteau en plein cœur, sans aucune pitié. J’ai fait des choses à propos desquelles je ne peux réfléchir sans être en proie à l’effroi.

Il semble que le sentiment de votre propre imperfection ne vous quitte pas…

Je suis épouvantable. Deux extrêmes : un élan de l’esprit et le pouvoir de la chair. Une lutte torturée. Je n’ai pas le contrôle de moi-même. Je cherche les raisons : tabac, intempérance, manque de travail de l’imagination. Mais il n’en est rien. Il y a une raison, l’absence d’une femme aimante et aimée.

Mais de l’extérieur votre famille semble plutôt heureuse. Se pourrait-il que Sofia Andreïevna et vous ayez des problèmes?

Elle a cessé d’être une épouse. Une assistante pour son mari ? Cela fait longtemps qu’elle a arrêté de m’aider et qu’elle a commencé à m’entraver. Mère de nos enfants ? Elle ne le souhaite pas. Celle qui les nourrit ? Elle ne le désire pas non plus. Une compagne de nuit ? Elle est même parvenue à faire de cela un appât et un jeu. Je suis désespérément désolé pour les enfants. De plus en plus je les aime et ai pitié d’eux.

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Arrivez-vous à trouver un terrain d’entente avec vos enfants?

Ma situation est difficile au sein de cette famille. C’est dur que je ne puisse être compatissant. Toutes leurs joies sont les examens, le succès en société, la musique, l’ameublement, le shopping, tout ce que je considère être infortune, un mal pour eux, mais je ne peux le leur dire. Bien sûr je le peux, et je le fais, mais mes mots n’effleurent personne. Il semble qu’ils ne reconnaissent pas le sens de ce que je dis, mais seulement le fait que j’ai la mauvaise habitude de le dire.

Quel est votre vision présente de votre œuvre?

J’ai dû ennuyer tout le monde avec mes écrits interminables à propos de la même chose (tout du moins c’est ce que le public général doit penser). Il vaut mieux garder le silence et vivre. Et uniquement écrire, seulement si l’urgence est insupportable, de la fiction, qui m’attire souvent. Et non pour le succès, mais pour raconter ce que j’ai à dire à une audience plus large, et le dire sans y insérer de force mon œuvre, mais en l’amenant lorsque c’est nécessaire … Dieu, viens-moi en aide.

Quelle a été votre dernière révélation?

J’étais effrayé de dire et de penser que 99 personnes sur 100 sont folles. Or, non seulement il n’y a pas de quoi avoir peur, mais on ne peut s’empêcher de le dire et d’y penser. Si les gens agissent de manière démente (la vie à la ville, l’éducation, le luxe, l’oisiveté), ils diront des choses démentes. Et vous marchez parmi les fous comme cela, tentant de ne pas les ennuyer et de les guérir, si possible.

Que recommanderiez-vous de faire tout de suite pour entamer un changement en nous?

De vivre jusqu’à ce que la nuit tombe et jusqu’à ce que s’achève le siècle. De vivre comme si c’était votre dernière heure sur Terre et que vous n’aviez le temps de ne faire que les choses les plus importantes. Et en même temps, comme si vous vous apprêtiez à continuer indéfiniment ce que vous êtes en train de faire.

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Qu’est-ce que Dieu selon vous?

Aussi étrange que cela puisse paraître, seul l’amour peut aider à savoir ce qu’est Dieu. L’amour est le seul organe en mesure de comprendre Dieu.

Et justement, qu’aimez-vous?

Souvent et avec terreur, je me demande : qu’est-ce que j’aime ? Rien. Positivement rien. C’est une situation désolante. Il n’y a pas de possibilité pour une vie heureuse. Mais il est ainsi plus simple d’être un « homme-esprit », un habitant de la Terre, mais privé de nécessités physiques.

Dans cet autre article, Russia Beyond met à l’épreuve vos connaissances au sujet de cet illustre écrivain au travers d’un quiz.

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