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À la fin de l'été 1916, alors que la Grande Guerre faisait rage en Europe, le chimiste et photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski se lança dans la dernière de ses nombreuses expéditions visant à documenter la diversité de l'Empire russe. Son voyage en ces temps difficiles a été rendu possible par une commission d'État qui l’avait chargé de photographier la construction d’un chemin de fer le long de la mer Blanche jusqu'au nouveau port de Mourman (aujourd'hui Mourmansk). Le port avait été établi dans le nord-ouest de la péninsule de Kola pour recevoir des fournitures militaires occidentales destinées aux armées russes, qui étaient dans une situation difficile.
Parmi les gares photographiées par Prokoudine-Gorski se trouvait celle de Masselskaïa, construite sous la forme d’un grand dépôt au nord de Petrozavodsk. Ses deux clichés incluent le nouveau bâtiment de la gare et une rangée de maisons situées derrière. L'utilisation de conceptions standardisées a permis une construction rapide ; pourtant, les bâtiments se distinguaient par l'utilisation de grosses bûches de pin pour créer des formes fonctionnelles et bien proportionnées avec des détails traditionnels.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la gare de Masselskaïa se trouvait à la limite nord du territoire occupé par les forces finlandaises, qui étaient alliées à l'Allemagne nazie jusqu'à la fin 1944. Cela a coupé la connexion stratégiquement vitale de Mourmansk à Leningrad et Moscou.
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Néanmoins, la ligne de Mourmansk a continué à fonctionner en tant qu’artère majeure pour les approvisionnements en prêt-bail en utilisant une route récemment achevée autour de la rive sud de la mer Blanche qui se connectait ensuite à la ligne Arkhangelsk-Vologda menant à Moscou.
Au lendemain de la guerre, la gare que Prokoudine-Gorski avait photographiée a été abandonnée en raison d’une population locale en déclin. Cependant, l’attrait pour les constructions en rondins notable dans ses photographies s’est magnifiquement illustré ailleurs.
Le fils du pays a réussi
Dans les vastes forêts du nord-ouest de la Russie, près de la ville de Tchoukhloma dans la province de Kostroma, se trouve une petite zone contenant des exemples distinctifs de maisons en bois. L'un des plus remarquables de ces édifices se dresse encore dans l'ancien village de Pogorelovo, près de la rivière Viga.
Le manoir de Pogorelovo a été construit au tournant du XXe siècle (peut-être en 1902) par Ivan Poliachov, qui avait quitté son village dans les forêts de Tchoukhloma pour travailler comme menuisier sur fond d’essor de la construction à Saint-Pétersbourg. Grâce à ses capacités innées et à son travail acharné, Poliachov est devenu un riche entrepreneur, mais il est resté attaché à ses origines et a décidé d'afficher sa fortune avec exubérance dans la conception d'un grand édifice en bois dans son village natal.
La maison Poliachov - une structure massive en rondins avec un revêtement en planches richement décoré - a largement résisté aux ravages du temps, à la fois à l'extérieur et sur une grande partie de l'intérieur. Cet heureux destin est dû en partie à la particularité de sa conception ainsi qu’à l'histoire exceptionnelle d'un artiste qui vit pour préserver la maison, même si le village qui l'entourait autrefois a disparu.
Ivan Poliachov, fils du paysan Ivan Dmitriev, est apparemment né en 1850. Connu sous le nom d'Ivan Ivanov, il prit le nom de Poliachov lorsqu'il partit travailler à Saint-Pétersbourg. En 1868, il épousa Evdokia Egorova avec qui il eut deux fils et deux filles. Bien que son travail dans le secteur de la construction ait prospéré à Saint-Pétersbourg, il a également lancé des entreprises à Pogorelovo, notamment un moulin à eau rentable et des activités d'exploitation forestière.
La première femme de Poliachov est décédée à la fin du XIXe siècle et, en avril 1904, il s'est remarié. Sa seconde épouse, Maria Souvorova, 26 ans, était la fille d'un prêtre du village de Vvedenskoïe. Ce second mariage a donné naissance à trois fils et trois filles.
Après l’avènement du pouvoir soviétique, la propriété de Poliachov a été confisquée, mais il a continué à vivre dans une pièce de la maison et a même joué un rôle de direction dans la scierie qu'il avait construite. Il mourut en 1935 et fut enterré dans le cimetière de l'église Saint-Nicolas à Dorok, à proximité.
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Chic du XIXe siècle
À première vue, l'extérieur de la maison Poliachov semble un peu rustique, mais la décoration de sa façade démontre l'influence du style urbain dans des détails tels que les encadrements de fenêtres avec des fioritures baroques. En effet, le goût de la fin du XIXe siècle pour les bâtiments en bois avec des décorations évocatrices des traditions russes était en vogue chez les riches entrepreneurs. Souvent appelé « style Ropet » (d'après l'artiste Ivan Ropet), il rappelle à bien des égards à ce que l'on appelle en Occident le « gothique charpentier ».
L'entrée principale de la maison est soulignée avec insistance par une tour au centre de la façade sud, la plus ensoleillée. Les ornements semi-circulaires richement sculptés au-dessus des fenêtres du deuxième niveau, qui servent à la manière classique de bel étage, ou étage contenant l'espace de vie principal, sont particulièrement remarquables. Ces frontons de fenêtre ornementaux – dont on peut dire qu’ils ressemblent à un soleil, à une coiffe de femme festive (kokochnik) ou même à un étalage de plumes de paon, proclament la prospérité du propriétaire et constructeur de la maison.
Le deuxième niveau se termine par une corniche décorative complexe. La structure est couronnée d'un demi-étage, dont les éléments structurels fonctionnent comme un belvédère. La plasticité de la structure est soulignée par des baies en saillie, des vérandas, des lucarnes et des loggias.
Le plan de la maison Poliachov représente une combinaison de concepts néoclassiques et modernes en matière d'agencement de l'espace intérieur - néoclassique dans la symétrie extérieure et l'équilibre structurel, moderne pour l'intérieur avec son organisation des pièces autour d'un escalier central. En même temps, la maison contient un grand espace qui correspond au povet attenant (zone de stockage) d'une grande isba du nord, ou maison en rondins.
Un sauveur improbable
L'intérieur de la maison conserve encore des pièces décorées à la manière urbaine, ce qui est particulièrement frappant sur le palier supérieur de l'escalier principal. Les boiseries sculptées massives et la géométrie stricte des caissons de plafond alternent avec de gracieuses peintures murales (motifs floraux et arabesques).
Des fragments de peintures murales et de motifs réalisés avec des pochoirs sont également conservés dans les pièces du rez-de-chaussée, notamment dans une salle à manger, une cuisine, un garde-manger spacieux et ce qui semble être une alcôve pour le petit-déjeuner (l'étage inférieur pouvait être plus facilement chauffé pendant les longs hivers).
La préservation d'une grande partie de la décoration intérieure a été permise par un bon entretien - en particulier du toit - afin d'empêcher la pourriture rapide et l'effondrement dû à l'infiltration d'humidité. Malheureusement, de nombreuses maisons de campagne ont été perdues à cause de ce genre de négligence dans la période d'après-guerre, alors que les villages se dépeuplaient sur fond d’exode rural.
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La maison Poliachov aurait pu connaître le même sort, mais son apparence remarquable a séduit un sauveur improbable qui a joué un rôle crucial dans le maintien de la structure. Anatoly Jigalev, un artiste actif dans le mouvement moscovite de l'art non-conformiste, a été tellement séduit par la maison en 1971 qu'il a décidé de s'y installer en 1972. Au fil des décennies, Jigalev a vécu dans la maison (sauf l’hiver) et avec une aide limitée a réussi à préserver l'un des monuments en bois les plus impressionnants de Russie.
Il faut souligner que ce trésor est isolé dans une clairière au sein d'une zone densément boisée à certaine distance d'un chemin de terre au-delà de la petite rivière Viga. En dehors de la randonnée, la meilleure option pour s’y rendre est l'utilisation d'un VTT (ou d’un quad). Le trajet est difficile, sur un terrain marécageux autour de la Viga, mais il en vaut la chandelle, avec à la clé un spectacle fantastique que seule la forêt russe est en mesure d’offrir.
Au début du XXe siècle, le photographe russe Sergueï Prokoudine-Gorski a mis au point un processus complexe pour la photographie couleur. Entre 1903 et 1916, il a voyagé au travers de l'Empire russe, et a pris plus de 2 000 photographies en utilisant ce processus, qui impliquait trois expositions sur une plaque de verre. Il a quitté la Russie en août 1918, et s'est finalement installé en France avec une grande partie de sa collection de négatifs sur plaque de verre. Après sa mort à Paris en septembre 1944, ses héritiers ont vendu la collection à la bibliothèque du Congrès américaine. Cette dernière a digitalisé la collection de Prokoudine-Gorski et l'a mise en libre-accès pour le public au début du XXIesiècle. Un grand nombre de sites internet russes en proposent désormais des versions. En 1986, l'historien de l'architecture russe et photographe William Brumfield a organisé la première exposition des photographies de Prokoudine-Gorski à la bibliothèque du Congrès américaine. À partir de 1970, Brumfield, travaillant alors en Russie, a photographié la majorité des sites visités par Prokoudine-Gorski. Cette série d'articles juxtaposera les vues de Prokoudine-Gorski sur les monuments architecturaux avec les photographies prises par Brumfield plusieurs décennies plus tard.
Dans cet autre article, William Brumfield vous emmène à la découverte des superbes églises en bois du littoral de la mer Blanche.